ACTE I - SCENE IX


LUCIENNE (à ETIENNE. )
N'est-ce pas, prévenez Madame.

CHANDEBISE (ramenant vivement les revers de son veston qu'il écartait déjà pour se dévêtir.)
Oh !

ETIENNE
Oui, Madame.
(Il sort.)

CHANDEBISE (à FINACHE, tout en passant devant celui-ci pour gagner 3. )
Tout à l'heure !(A LUCIENNE.)
Vous, chère Madame.

LUCIENNE
Mais oui ! vous allez bien ?

CHANDEBISE
Mais comme vous-même. Vous venez voir ma femme ?

LUCIENNE
C'est-à-dire que je reviens ! J'ai eu une course à faire, mais je l'ai déjà vue tout à l'heure… d'ailleurs, monsieur aussi.

FINACHE (s'inclinant. )
En effet.

CHANDEBISE
Ah ! alors, je n'ai pas besoin de vous présenter… Vous ne lui avez pas trouvé l'air bien nerveux ?

LUCIENNE (indiquant FINACHE. )
A Monsieur ?

CHANDEBISE
Non, à ma femme; je ne sais pas ce qu'elle a ce matin… elle n'est pas à prendre avec des pincettes.

LUCIENNE
Je n'ai pas trouvé.

CHANDEBISE
Ah ! bien, tant mieux.

RAYMONDE (paraissant à la porte de gauche. )
Ah ! te voilà !

LUCIENNE (allant à elle. )
Rebonjour !

RAYMONDE (bas. )
Eh ! bien ?

LUCIENNE (bas. )
C'est fait ! il me suit.

RAYMONDE
Bon !

ETIENNE (apportant la lettre sur un plateau. )
Monsieur !

CHANDEBISE
Hein ?

LUCIENNE (bas à RAYMONDE. )
Voilà !

ETIENNE
C'est une lettre personnelle pour Monsieur qu'un commissionnaire vient d'apporter.

CHANDEBISE (étonné. )
Pour moi ? Tiens ! (Aux deux femmes.)
Vous permettez ? (Il tire son lorgnon, se le plante au bout du nez, décachète la lettre puis, après l'avoir parcourue, ne pouvant réprimer une exclamation de surprise.)
Oh ! par exemple !

RAYMONDE (vivement. )
Quoi ?

CHANDEBISE
Rien !

RAYMONDE (perfide. )
Ce n'est pas un ennui ?

CHANDEBISE
Oh ! non, non… C'est… c'est une affaire d'assurances.

RAYMONDE (sèchement. )
Ah ! (A LUCIENNE, bas et furieuse.)
Viens, toi ! je crois que c'est clair !
(Elles sortent de gauche.)

CHANDEBISE (à FINACHE, tout en gagnant l'extrême gauche. )
Ah ! non, mon cher, non !… les femmes sont étonnantes ! Vous ne devineriez jamais ce qui m'arrive.

FINACHE
Quoi ?

TOURNEL (paraissant à la porte de droite, son dossier à la main. )
Dis donc !… c'est comme ça que tu me laisses en plan.

CHANDEBISE
Ah ! bien, tiens !… Arrive donc, toi, tu n'es pas de trop.

TOURNEL (descendant et déposant en passant son dossier sur la table. )
Qu'est-ce qu'il y a ?(A FINACHE.)
Bonjour docteur !

FINACHE
Bonjour, Tournel.

CHANDEBISE
Mes enfants, tenez-vous bien !… (Ménageant son effet.)
Je viens de faire… un béguin.

TOUS LES DEUX
Hein !

TOURNEL
Toi ?

FINACHE
Vous ?

CHANDEBISE
Ça vous la coupe, ça? (Passant au 2.)
Tenez !… Je n'invente rien. (Lisant en appuyant sur chaque mot.)
"Je suis celle qui ne vous a pas quitté des yeux, l'autre soir, au
Palais-Royal…"

TOURNEL
Toi ?

FINACHE
Vous ?

CHANDEBISE (se dandinant. )
Moi, vous ! parfaitement ! Elle ne m'a pas quitté des yeux.

TOURNEL
Ah ! bien ! celle-là !

CHANDEBISE (lui serrant la main. )
Merci !

TOURNEL (lui prenant la lettre des mains et continuant la lecture. )
"Vous étiez dans une loge avec votre femme et un monsieur" …

CHANDEBISE
Et un monsieur ! voilà, c'est toi : "et un monsieur", c'est-à-dire X…, premier venu, grisaille, poussière.

TOURNEL
Ah ! bien, dis donc ?

CHANDEBISE
Aha ! c'est bien mon tour. (Lui reprenant la lettre et lisant.)
"Des gens près de moi vous ont nommé, c'est comme ça que j'ai su qui vous étiez…"

TOURNEL (railleur. )
Belle malice !

CHANDEBISE
"Depuis ce temps, je ne rêve que de vous…"

TOUS DEUX (n'en revenant pas.)
Non ?

CHANDEBISE (se pâmant. )
Elle ne rêve que de moi ! (Envoyant une bourrade à TOURNEL.)
Eh ! Tournel.

TOURNEL
Il y a ça ?

CHANDEBISE (avec suffisance, tout en faisant constater sur la lettre. )
Mais oui, mon vieux !
Il y a ça !…

FINACHE (devant l'évidence. )
Eh ! oui, il y a ça !

TOURNEL (n'en revenant pas. )
Dieu ! que c'est curieux ! (A FINACHE.)
Vous ne trouvez pas ?

FINACHE (ne sachant que répondre. )
Pffeu ! Tous les rêves sont dans la nature.

TOURNEL
Evidemment !… (Moqueur.)
Ça doit dépendre de l'estomac.

CHANDEBISE
Ah ! bien, dis donc, toi.

TOURNEL
Non ! je ris…

CHANDEBISE (poursuivant sa lecture. )
"Je suis prête à faire une folie. Voulez-vous la faire avec moi." (Parlé.)
Pauvre petite. Elle tombe bien ! (A FINACHE.)
Hein, Finache ?

FINACHE
Pourquoi donc ?

CHANDEBISE
Allons, voyons ! après ce que je vous ai dit !

FINACHE (avec un geste d'insouciance. )
Ah ! bah !
(Il va s'asseoir à la droite de la table.)

CHANDEBISE (lisant. )
"Je vous attendrai aujourd'hui à cinq heures à l'hôtel du Minet
Galant."

FINACHE (sursautant. )
A l'hôtel du Minet Galant ?

CHANDEBISE (gagnant jusqu'à la gauche de la table. )
Oui ! "Montretout, Seine."

FINACHE
Oh ! mais bravo ! C'en est une qui la connaît !… C'est une pratique !

CHANDEBISE (s'asseyant. )
Pourquoi ? Est-ce que cet hôtel ?…

FINACHE
Un rêve, mon cher. C'est toujours là que je fais mes farces.

CHANDEBISE
Voyez-vous ça ! Ce que c'est que d'être une âme pure ! Je l'ignorais.

FINACHE
Ah ! bien ! Je suis sûr que Tournel !…

TOURNEL (tout en gagnant au-dessus de la table de façon à occuper le 2. )
Ah ! non. Je connais de nom, mais c'est tout.

CHANDEBISE (brusquement. )
Ah ! mes amis !

TOUS DEUX
Quoi !

CHANDEBISE
Elle a pleuré.

TOURNEL ET FINACHE
Non ?

CHANDEBISE
Parfaitement ! Elle a pleuré ! Tenez. (Lisant.)
"Post-scriptum. Pourquoi, en vous écrivant, ne puis-je retenir mes larmes ? Ah ! faites que ce soient des larmes de joie et non de désespoir." Pauvre petit cœur ! Et il n'y a pas à dire que ça n'est pas. Regardez, elle a inondé.
(Il présente la lettre sous le nez de TOURNEL qui est debout, les deux mains appuyées sur la table.)

TOURNEL (flairant la lettre. )
Ah ! mes enfants !

TOUS DEUX
Quoi ?

TOURNEL
Oh ! mes enfants ! Qu'est-ce qu'elle fourre donc dans ses larmes qui sent si fort.
(Il descend, n° 1, au milieu de la scène.)

FINACHE
Chut ! La larme a son secret, la larme a son mystère ! Un mélange ! respectons son secret.

CHANDEBISE (se levant. )
Oui ! blaguez ! blaguez !… Aha ! mon vieux Tournel, moi aussi je fais des béguins. Ainsi, pendant que nous étions là, au Palais-Royal, que nous ne nous doutions de rien, une femme nous dévorait des yeux.

TOURNEL
Voilà !

CHANDEBISE (à TOURNEL. )
Tu as remarqué qu'une femme nous faisait de l'œil ?

TOURNEL
Non !… C'est-à-dire, il m'avait bien semblé m'apercevoir un moment, mais je croyais que c'était à moi, alors !

CHANDEBISE
Ah ! vraiment, tu… (Brusquement.)
Oh ! mais triple idiot que je suis !…
Evidemment !… évidemment !

TOURNEL ET FINACHE
Quoi ?
(FINACHE se lève.)

CHANDEBISE
Ce n'est pas moi qui lui ai tapé dans l'œil, c'est toi !

TOURNEL
Moi ?

CHANDEBISE
Mais dame ! C'est toi qu'elle a pris pour moi ! Et comme on a dit mon nom en désignant la loge, naturellement, comme elle ne regardait que toi…

TOURNEL (fat. )
Tu crois ?…

CHANDEBISE
Parbleu !

TOURNEL (même jeu. )
Ah ! peut-être !… Oui.

CHANDEBISE
Mais regarde-moi ! Est-ce que je puis inspirer des béguins, moi?… Tandis que toi !… mais c'est tout naturel, c'est ta fonction. (A FINACHE.)
C'est sa fonction. (A TOURNEL)
Tu as l'habitude de tourner la tête aux femmes ! Tu es beau !

TOURNEL (très flatté, se défendant pour la forme. )
Allons ! Allons !

CHANDEBISE
Mais si, quoi ! C'est pas un mystère.

FINACHE
Avec ça que vous ne le savez pas !

TOURNEL
Non ! j'ai du charme, voilà tout.

CHANDEBISE
Là ! il a du charme ! Ah ! Cocotte, va ! je ne te le fais pas dire ! Enfin, quoi ! il y a des femmes qui se sont suicidées pour toi ! Est-ce vrai, oui ou non?

TOURNEL (modeste. )
Oh !… une !

CHANDEBISE
Ah !

TOURNEL
Et encore, elle va très bien.

CHANDEBISE
Enfin, ça n'empêche pas.

TOURNEL
De plus, c'est très contestable. Elle s'est empoisonnée en mangeant des moules.

CHANDEBISE et FINACHE
Des moules ?

TOURNEL
Je venais de la quitter ! Elle a répandu le bruit que c'était par chagrin!… Mais elle a beau dire, quand on veut mourir, on ne choisit pas les moules… c'est trop aléatoire.

CHANDEBISE (sur un ton catégorique. )
Allons ! Allons ! Il n'y a pas d'erreur, cette lettre est à mon nom, mais elle est à ton adresse.

TOURNEL (hésitant, à FINACHE. )
Qu'est-ce que vous en pensez ?

FINACHE (ouvrant de grands bras et ne voulant pas s'engager. )
Oh ! moi !…

CHANDEBISE
Mais oui, mais oui ! Eh ! bien, puisqu'elle est à ton adresse, c'est toi qui iras.

TOURNEL (se défendant sans conviction. )
Ah ! non ! non !

CHANDEBISE
D'abord moi, ce soir, je ne suis pas libre ! Nous donnons un banquet à notre directeur d'Amérique, ainsi !…

TOURNEL
Non ! écoute, non, vraiment !…

CHANDEBISE
Allons donc ! Tu en meurs d'envie !

TOURNEL
Tu crois ?

CHANDEBISE
Tiens, regarde ton nez !… il titille !

TOURNEL (louchant en regardant le bout de son nez. )
Il titille ! mon nez ! Eh ! bien, alors, j'accepte.

CHANDEBISE (lui envoyant sur l'épaule une tape amicale qui le fait passer au n° 2.)
Ah !
Cocotte ! va.
(Il remonte un peu.)

TOURNEL
D'autant plus que ça me va assez. (A FINACHE.)
J'avais précisément fait liaison nette en prévision d'une aventure sur laquelle je comptais et qui se trouve momentanément retardée.

CHANDEBISE (qui est redescendu et surgit entre eux. )
Ah ! Avec qui ?

TOURNEL (interloqué par l'apparition de CHANDEBISE. )
Mais avec… euh !… je ne peux pas te le dire !
(Il passe au n° 1.)

CHANDEBISE (à FINACHE en singeant TOURNEL. )
Y peut pas me le dire ! (A TOURNEL.)
Ah ! Cocotte, va !

TOURNEL
Ton inconnue me servira d'intérim.

CHANDEBISE (sur un ton sautillant. )
Très heureux de te la céder.

TOURNEL (l'imitant. )
On n'est pas plus aimable ! (Sans transition.)
Allez ! donne-moi la lettre !

CHANDEBISE
Hein ? Ah ! non ! D'ailleurs, pour quoi faire ! Tu n'en as pas besoin !… tu n'as qu'à aller à l'hôtel en question et demander la chambre à mon nom. Tu comprends, des lettres comme ça, je n'en reçois pas si souvent ! Je veux au moins que si un jour mes petits-enfants en admettant que j'en aie trouvent celle-ci dans mes papiers, ils puissent se dire : "Fallait-il que grand-père fût beau pour exciter des passions pareilles!…" Je serai au moins beau dans la postérité !… Allez, Finache, venez m'ausculter.

TOURNEL (emboîtant le pas derrière lui. )
Eh ! bien, et les signatures ?
(Il est remonté au-dessus de la table et brandit son dossier.)

CHANDEBISE
Deux minutes et je suis à toi. Tenez Finache, passons par là, nous ne serons point dérangés.

FINACHE
A vos ordres !
(Ils sortent de droite, premier plan.)

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