ACTE III - SCENE X
ETIENNETTE, MAURICE
(MAURICE entre de droite, le visage profondément attristé. Allant à ETIENNETTE.)
MAURICE
Ma pauvre Etiennette !
ETIENNETTE
Mon enfant chéri !
MAURICE
Moi qui me promettais tant de joie de ce voyage ! Si j'avais pu me douter… !
ETIENNETTE
C'était à moi de prévoir tout ce qui est arrivé au lieu de me laisser bercer par une chimère !
MAURICE
(se laissant tomber sur le banc de l'arbre.)
Oh ! maman a été vraiment cruelle ! (Il dépose d'un geste accablé son chapeau près de lui sur le banc.)
ETIENNETTE
(debout devant lui, lui mettant affectueusement une main sur l'épaule.)
Ne l'accuse pas, Maurice; à sa place, ayant un fils, j'aurais agi comme elle.
MAURICE
(haussant les épaules.)
Oh !
ETIENNETTE
Si ! si ! vois-tu, c'est un aveu qu'il faut avoir le courage de se faire à soi-même : nous ne sommes pas des femmes que l'on épouse. Nous sommes ici-bas pour donner du plaisir, pour donner de l'amour, il ne nous appartient pas de donner un foyer. Contentons-nous de notre rôle. De toi, j'aurai eu le meilleur de toi-même, la fleur de ta jeunesse, tes premiers baisers, tes premières étreintes. Tu auras été le printemps, le sourire de ma vie; et toujours de ton souvenir se dégagera pour moi comme un parfum d'amour qui embaumera jusqu'à mes vieux jours. Qu'ai-je le droit de demander de plus ? Ne suis-je pas parmi les heureuses ?
MAURICE
Etiennette, tes paroles me brisent le cœur.
ETIENNETTE
Crois-tu qu'elles ne déchirent pas le mien, mon aimé ? Mais quand nous fermerions les yeux à la réalité, empêcherons-nous qu'elle soit?… Renonce à ce mariage,
Maurice! nous ne sommes pas des femmes qu'on épouse. qu'on épouse.
MAURICE
Mais tout cela, ce sont des conventions du monde ! Est-ce qu'il peut m'empêcher de t'aimer, le monde ? Est-ce qu'il pourra faire que je puisse aimer une autre femme que toi ?
ETIENNETTE
Enfant ! tu parles bien comme un être qui aime pour la première fois et qui croit encore à l'éternité de l'amour ! Mais si j'étais assez démente pour accepter le bonheur que tu m'offres… avec tout ton cœur aujourd'hui, mais c'est toi, demain, qui ne me pardonnerais pas de n'avoir pas eu de la raison pour toi.
MAURICE
(désespéré.)
Etiennette, comme tu me juges mal !
ETIENNETTE
(avec un soupir d'amertume.)
Je ne te juge pas mal, je te juge selon la nature des hommes. Crois-moi, mon cher aimé, (S'asseyant tout près de lui à sa droite.)
il faut nous prendre pour ce que nous sommes : quelque chose comme ces fleurs de luxe voyantes et capiteuses, arrangées pour paraître, que l'on achète pour orner sa boutonnière, plus encore pour les autres que pour soi-même et que le soir venu, alors que déjà elles se flétrissent, on jette dans un coin comme une chose dont on a pris tout ce qu'elle pouvait donner. La vérité, vois-tu, c'est la petite fleur, bien plus modeste, quelquefois sauvage, au parfum plus discret, mais si jolie ! si pure ! si délicate ! que votre œil découvre, que votre regard choisit et que votre main cueille sur la branche même qui l'a fait naître. Celle-là, vous l'aimez parce que vous sentez que le premier vous l'avez vue, qu'elle n'est que pour vous. C'est cette petite fleur-là qu'il te faut, Maurice, cette petite fleur un peu sauvage, que ton œil n'a pas découverte et qui pourtant existe, ici, pas loin, à portée de ta main.
MAURICE
(d'un ton presque bourru.)
Quoi ? Qui ça ?
ETIENNETTE
Ta cousine.
MAURICE
Huguette ?
ETIENNETTE
Oui.
MAURICE
(haussant les épaules.)
Elle ? La bonne histoire ! elle ne peut pas me sentir. (En ce disant il s'est levé et, boudeur, remonte un peu vers le fond.)
ETIENNETTE
(gagnant un peu la droite.)
Crois-tu ?
MAURICE
J'en suis sûr.
ETIENNETTE
(affirmative.)
Elle t'aime.
MAURICE
(se retournant à demi et par-dessus son épaule, d'un air narquois.)
Elle te l'a dit ?
ETIENNETTE
Peut-être pas précisément dans ces termes, mais enfin quelque chose d'approchant. Elle m'a dit : "Oh ! vous ! vous, je vous déteste ! "
MAURICE
(redescendant 1 vers ETIENNETTE 2.)
Ah ! Eh bien ?
ETIENNETTE
Eh bien ? Pourquoi me déteste-t-elle si ce n'est parce qu'elle sent que je possède le cœur de son Maurice qu'elle aime et qu'elle ne me pardonne pas de lui ravir. Epouse- la, mon aimé, c'est la femme qu'il te faut.
MAURICE
Quoi ! tu veux me quitter ?
ETIENNETTE
(vivement.)
Moi ! Moi ! te quitter ? Oh ! non, non… pas encore !
MAURICE
L'épouser, moi !… Etiennette, mais c'est fou !
ETIENNETTE
Oh ! mais non, mais non !… comprends-moi, je ne te demande pas de l'épouser… tout de suite ! (Lui prenant amicalement les épaules entre les mains.)
Oh ! non !… Je te demande simplement de te faire à cette idée, d'envisager cette perspective… (Puis avec la voix légèrement étranglée, et luttant contre les larmes :)
pour plus tard, beaucoup plus tard !… dans… un an… un an et demi.
MAURICE
(très par-dessus la jambe.)
Oh ! Alors, nous avons le temps d'y penser. (Il se dégage et gagne le n" 2.)
ETIENNETTE
(insistant.)
Promets-moi qu'alors tu l'épouseras ?
MAURICE
(comme un homme qui voit le temps devant lui et trouve inutile de discuter.)
Bon, bon, soit ! puisque ça te fait plaisir !
ETIENNETTE
(hochant tristement la tête.)
Oh ! plaisir…!
MAURICE
C'est entendu : dans un an !
ETIENNETTE
(vivement.)
Oh ! un an… un an et demi.
MAURICE
(se retournant vers elle.)
Ah ! ah ! tu vois !… tu marchandes déjà !
(Ils remontent côte à côte vers le fond. A ce moment un incident invisible au public attire l'attention d'ETIENNETTE.)
ETIENNETTE
(indiquant le deuxième plan gauche.)
Oh ! tiens ! Regarde un peu qui vient là ?
MAURICE
(regardant.)
Huguette ! qu'est-ce qu'elle a ?
(Pour observer en se dissimulant ils vont se réfugier derrière l'arbre, restant toujours visibles aux spectateurs.)