ACTE II - SCENE PREMIERE
ETIENNETTE, PAULETTE, CLEO, GUERASSIN, MUSIGNOL, tenue de cheval d'officier de dragons
Au lever du rideau, ETIENNETTE, face au public au-dessus de la table qui est derrière le canapé, sert le café tout en discutant avec MUSIGNOL.
Celui-ci, plus bas en scène un peu à droite, est entre PAULETTE et GUERASSIN.
CLEO est près d'ETIENNETTE.
Tout le monde parle à la fois : GUERASSIN et PAULETTE essayant de calmer MUSIGNOL; CLEO de convaincre ETIENNETTE. On entend des "allons ETIENNETTE…! Mais non, mais non ! voyons ! Ah ! laissez-moi…! " etc.
MUSIGNOL
(brusquement à ETIENNETTE.)
Voyons, Etiennette, ça n'est pas sérieux ! Qu'est- ce que tu as ? Qu'est-ce que je t'ai fait ?
ETIENNETTE
(tout en versant du café.)
Mais rien, je te répète ! tu ne m'as rien fait. J'en ai assez ! j'en ai assez ! et voilà tout.
MUSIGNOL
Ah ! non, non, celle-là…!
PAULETTE
(quittant MUSIGNOL et gagnant la cheminée.)
Oh ! ce qu'ils sont embêtants !
ETIENNETTE
(présentant une tasse à CLEO.)
Une tasse de café, Cléo ?
CLEO
(prenant la tasse.)
Merci. (A mi-voix.)
Pourquoi es-tu dure comme ça avec ce pauvre Musignol ?
ETIENNETTE
(écartant CLEO qui va par la suite s'asseoir dans la bergère près de la cheminée.)
Ah ! non, je t'en prie, hein ! ne te mêle pas. (A GUERASSIN.)
Du café, Guérassin ?
GUERASSIN
(remontant légèrement.)
Avec beaucoup de sucre, s'il te plaît ?
MUSIGNOL
(gagnant sur la droite.)
Non, non, elle est raide, celle-là ! (Revenant brusquement à GUERASSIN qui est redescendu n° 4.)
Enfin, qu'est-ce que tout cela veut dire, hein ?… Qu'est- ce que tu as fait d'Etiennette pendant mon absence ?
GUERASSIN
(ahuri de cette interpellation.)
Moi ?…
MUSIGNOL
Oui, toi ! je te l'ai confiée comme à un être de tout repos.
GUERASSIN
(se vexant.)
Ah ! bien, dis donc…!
MUSIGNOL
Je reviens de manœuvres aujourd'hui…
ETIENNETTE
(apportant à GUERASSIN la tasse qu'elle a préparée pendant ce qui précède. —)
Mais laisse donc Guérassin tranquille, il n'a rien à voir dans tout ça.
(Elle remonte.)
GUERASSIN
(sa tasse en main gagnant la droite du canapé.)
Là ! C'est clair !
MUSIGNOL
Pardon ! il me doit des comptes !… (S'asseyant sur le tabouret à droite de la scène.)
Comment ! j'accours ici, n'ayant qu'une idée : revoir mon Etiennette, lui apporter toutes les économies d'amour de cinq semaines de célibat…!
ETIENNETTE
(tout en tendant une tasse de café à PAULETTE par-dessus le dossier du canapé.)
Haussant les épaules.
Ah ! laisse-moi donc tranquille.
MUSIGNOL
(remontant vers ETIENNETTE.)
Oui, de célibat !
(PAULETTE qui était debout, un genou sur le canapé, une fois servie, s'assied sur le canapé.)
ETIENNETTE
(lui coupant la parole.)
Du café ?
MUSIGNOL
(interloqué.)
Hein ?… Je veux bien. (Reprenant.)
Et au lieu de l'accueil que j'attendais, je trouve une femme de glace, que ma tendresse excède, que mes assiduités insupportent ! Qu'est-ce que ça veut dire tout ça ? Pourquoi ? (A GUERASSIN en le tirant par la manche, ce qui renverse à moitié la tasse de café qu'il tient à la main.)
Pourquoi ?
GUERASSIN
Ah ! zut ! (S'essuyant avec son mouchoir.)
Mais est-ce que je sais, mon ami ?
(MUSIGNOL redescend un peu à droite.)
ETIENNETTE
Non, mais c'est extraordinaire !… Enfin est-ce que nous avons contracté un bail pour l'éternité, dis ? Je n'ai pas aliéné ma liberté que je sache ? Eh ! bien, il me convient de la reprendre, je la reprends.
MUSIGNOL
(rageur.)
Allons donc!… dis donc qu'il y a un homme là-dessous ! il y a un homme !
ETIENNETTE
(excédée.)
Oh ! (Changeant de ton et descendant 4 à gauche de MUSIGNOL 5.)
Tiens ! ton café.
MUSIGNOL
(boudeur.)
Je n'en veux pas !…
ETIENNETTE
A ton aise; qui est-ce qui en veut ?
MUSIGNOL
Moi.
(Il prend rageusement la tasse.)
ETIENNETTE
(remontant à sa place primitive au-dessus de la table.)
Ce n'était pas la peine de dire que tu n'en voulais pas.
PAULETTE
Ecoutez, mes enfants, vous n'avez pas bientôt fini de vous chamailler?
CLEO
Mais laisse-le donc. Tout ça c'est des raffinements d'amoureux : on se dispute et puis, c'est bien meilleur après.
ETIENNETTE
Oh ! bien, je t'assure, tu ne me connais pas.
MUSIGNOL
(déposant sa tasse vide sur la petite table qui est près du paravent.)
Quand une femme subit une transformation pareille, sans raison apparente, c'est qu'il y a un homme !
ETIENNETTE
(descendant et excédée.)
Eh ! bien, oui, là, il y a un homme ! Es-tu content ?
MUSIGNOL
(avec un ricanement rageur.)
Ah ! qu'est-ce que je disais ! hein, Guérassin ?
Qu'est-ce que je disais ?
GUERASSIN
(gagnant la gauche.)
Eh ! bien, mon ami, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?
(Il s'assied en face de CLEO dans le fauteuil, dos au public, près de la cheminée.)
PAULETTE
Allons, voyons, voyons !
MUSIGNOL
Je savais bien que si tu étais ainsi changée à mon égard, c'est que tu avais abusé de mon absence pour me tromper.
CLEO
(le rappelant à l'ordre.)
Oh ! Musignol !…
MUSIGNOL
Parfaitement !
ETIENNETTE
Te tromper. Ah ! non, mon ami, je ne t'ai pas trompé ! Si ce n'était que cela, tu n'aurais constaté aucun changement en moi !
MUSIGNOL
C'est exquis !
ETIENNETTE
Non, le sentiment qui m'étreint est autrement élevé, car il m'a entièrement transformée. Il m'a donné l'horreur de ma situation, le mépris de la vie que je mène; qu'est-ce que je suis après tout ? une femme entretenue, une cocotte.
CLEO
Ah ! bien, dis donc, au moins n'en dégoûte pas les autres.
MUSIGNOL
(furieux.)
Et quel est-il, l'auteur de ce miracle ? le godelureau, le polichinelle…?
ETIENNETTE
(allant prendre la tasse déposée par MUSIGNOL pour la reporter sur la grande table.)
Va, va, insulte-le ! Epanche ton dépit impuissant; tout cela ne changera rien à ce qui est.
MUSIGNOL
(écumant.)
Etiennette…!
ETIENNETTE
(se retournant et le toisant.)
Quoi ?
GUERASSIN
(se levant.)
Allons, voyons, mes enfants, ça n'est pas sérieux !
ETIENNETTE
(redescendant.)
Oh! très sérieux!
CLEO
Mais non, Etiennette, tu n'en penses pas un mot.
ETIENNETTE
Pourquoi parlerais-je de la sorte si mon parti n'était pas pris ? Ai-je l'air d'une femme qui cède à un caprice ou à un mouvement d'humeur ? non, c'est posément, tranquillement, mais bien résolument que je lui dis : "C'est fini, fini nous deux. "
(Elle s'assied face au public sur le tabouret de gauche, tandis que GUERASSIN va déposer sa tasse vide sur la table derrière le canapé.)
MUSIGNOL
(pincé et comme un homme qui prend une résolution.)
C'est bien ! puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à m'en aller.
ETIENNETTE
(écartant les bras en signe d'acquiescement.)
Eh ! bien, mon ami…!
MUSIGNOL
(après un temps.)
Adieu.
GUERASSIN
(redescendant par la droite de la table.)
Voyons, Musignol, tu ne vas pas faire cela !
MUSIGNOL
Oh ! si, par exemple !… Oh ! si !…
PAULETTE
(se levant.)
Mais non ! (Allant à ETIENNETTE.)
Etiennette, dis-lui un mot aimable !
ETIENNETTE
Moi ? je n'ai rien à dire.
CLEO
(se levant.)
Allons, voyons, Musignol.
MUSIGNOL
Non, non, inutile d'essayer de me retenir. Maintenant, moi aussi, mon parti est pris !
PAULETTE
Ah ! non, écoutez, mes enfants, vous n'êtes pas rigolos !
(Elle va déposer sa tasse sur la petite table près du paravent et redescend à droite.)
MUSIGNOL
(à ETIENNETTE.)
Et puis, tu sais, tu pourras venir me supplier après, ce sera comme si tu flûtais !
ETIENNETTE
(les yeux au plafond et avec un calme déconcertant.)
Je ne flûterai pas.
MUSIGNOL
Et quant à ton gigolo…!
ETIENNETTE
(id.)
Ça n'est pas un gigolo !
MUSIGNOL
Ton "tout ce que tu voudras", je te réponds bien que jamais tu ne l'auras.
ETIENNETTE
(avec un rictus plein de mélancolie.)
Je le sais ! Oh ! mais n'en tire aucune vanité, tu n'y seras pour rien !
MUSIGNOL
Voilà ! Vous l'entendez ! Non, quand je pense que je lui étais fidèle ! que je repoussais des avances !… car enfin si j'avais voulu en manœuvres, Dieu sait…! Ah ! il y en a plus d'une…! Oh ! mais maintenant plus souvent que je me gênerai !
ETIENNETTE
(avec le même calme.)
Merci de me dire cela; car enfin une chose pouvait me faire hésiter; c'était la peur de te faire de la peine, mais maintenant que tu as pris soin de mettre ma conscience en repos…
MUSIGNOL
(subitement petit garçon et sur un ton qui dément tout ce qu'il a dit.)
Hein ?… Oh ! mais c'est pas vrai, tu sais ! c'est pas vrai !
TOUS
(entourant ETIENNETTE.)
C'est pas vrai, là ! c'est pas vrai.
ETIENNETTE
(écartant tout le monde du geste.)
Trop tard, mon ami ! ce qui est dit est dit ! et puis si ce n'est pas vrai aujourd'hui, ce le sera demain.
MUSIGNOL
Oh ! non, non, jamais ! Etiennette, je t'en prie.
GUERASSIN, CLEO, PAULETTE
(intercédant.)
Etiennette !…
ETIENNETTE
(se levant.)
Non, mon ami, non. Donnons-nous la main et quittons-nous en bons camarades.
(Elle lui tend la main.)
MUSIGNOL
Ah ! ça, non, par exemple ! adieu !
(Il remonte.)
ETIENNETTE
A ton aise !
(Elle gagne la cheminée.)
MUSIGNOL
(redescendant.)
Jamais, tu m'entends, jamais je ne remettrai les pieds ici !
(Il remonte à nouveau.)
ETIENNETTE
Soit !
TOUS
Oh !
MUSIGNOL
(qui a été jusqu'à la porte, l'a même ouverte pour sortir, se ravisant au moment de partir, referme la porte, redescend comme pour aller encore dire quelque chose à ETIENNETTE, hésite un instant, puis, ne trouvant rien, avise GUERASSIN tranquillement adossé contre le côté droit du canapé.)
Oh ! toi, tu sais, je te garde un chien de ma chienne !
(Il sort précipitamment.)
GUERASSIN
Ah ! mais zut, à la fin ! est-ce que j'y suis pour quelque chose ?
(Il gagne la droite.)
ETIENNETTE
(excédée.)
Ah ! non, maison nette ! maison nette ! maison nette !
(Elle va s'asseoir sur la partie droite du canapé de gauche.)
GUERASSIN
(allant vers ETIENNETTE.)
Voyons, Etiennette, ce n'est pas possible! C'est ton séminariste qui te monte comme ça au cerveau ?
ETIENNETTE
Ah ! je ne sais ce qui me monte au cerveau; ce que je sais, c'est que je suis une autre femme et que je romps avec mon passé.
PAULETTE
(ébahie.)
Ah !
(Elle va au-dessus de la table derrière le canapé prendre et allumer une cigarette.)
CLEO
(s'asseyant près d'ETIENNETTE sur le canapé.)
Mais ma pauvre Etiennette, mais c'est de l'amour !
ETIENNETTE
Eh bien ! oui, je l'aime, là ! je l'aime !
CLEO
(tout en prenant sans se lever la cigarette que PAULETTE lui passe par-dessus la table.)
Eh ! bien, mon colon !
(Elle allume sa cigarette à celle de PAULETTE, que cette dernière lui tend également par-dessus la table.)
ETIENNETTE
Oh ! mais rien de commun avec l'amour tel que nous le concevons: c'est quelque chose de pur, d'idéal…
GUERASSIN
(sur le même ton qu'ETIENNETTE.)
D'éthéré…
ETIENNETTE
(sur un ton sans réplique.)
Mais oui !… (Après un temps.)
Oh ! certes, d'abord, je l'ai désiré comme un autre homme : matériellement, sensuellement. J'avais comme un besoin de lui, de le voir, de lui dire mon amour. Il est venu; je n'ai pas osé; l'aveu a expiré sur mes lèvres; j'ai compris que j'aimais l'inaccessible; qu'un mot l'éloignerait à jamais. Alors j'ai refoulé cet amour, je me suis tue pour le garder, n'ayant plus qu'une terreur, c'est qu'il apprît ce que j'avais été, tant je tremblais qu'il me méprisât !… Et je l'ai revu souvent depuis; peu à peu, j'ai subi l'ascendant de sa parole, qui a été pour moi comme une eau lustrale, comme un bain purificateur; aussi la pensée que j'aie pu le désirer m'apparaît aujourd'hui comme une monstruosité; si je l'aime, si je l'aime toujours, du moins c'est d'un amour noble, immatériel, quelque chose comme un amour spirituel.
GUERASSIN
(narquois.)
Ah ! tu le trouves spirituel !
PAULETTE
(qui, pendant tout ce qui précède, est restée debout au-dessus de la table, à prendre un petit verre de liqueur.)
C'est idiot, on n'aime pas dans le clergé !
(Elle va s'asseoir dans le fauteuil au-dessus de la cheminée.)
CLEO
(à PAULETTE.)
Tu parles !… (A ETIENNETTE.)
Qu'est-ce que tu peux espérer ?
ETIENNETTE
(vivement et avec conviction.)
Oh ! rien ! je n'espère rien !
GUERASSIN
(s'asseyant en face d'elle sur le tabouret.)
Eh ! bien, si tu n'espères rien, ne gâche donc pas ta situation à plaisir. Tu as en Musignol un protecteur sérieux!…
ETIENNETTE
(avec indignation se levant et gagnant la droite.)
Moi, le tromper avec Musignol ! ah ! jamais !
GUERASSIN
(dos au public.)
Mais tu es superbe !… Ce n'est pas lui que tu tromperais avec Musignol, c'est Musignol que !… puisqu'il est le premier occupant.
ETIENNETTE
(debout au milieu de la scène.)
Quand je te répète que c'est une métamorphose qui s'est opérée en moi. Je vais te paraître idiote si je te disais que je rêve de choses folles : d'entrer dans un couvent, de me consacrer au bien, d'étonner le monde par ma dévotion; puis, de tout cela, d'aller lui faire l'offrande, à lui ! et de lui dire : "voilà votre œuvre ! "
GUERASSIN
(railleur.)
C'est ça ! la Magdeleine au vingtième siècle ! Mais ça ne se fait plus, ma chérie !
PAULETTE
(se levant et allant à la cheminée.)
Et tu t'imagines que tu ne l'aimes plus avec tes sens !
CLEO
Mais c'est des loufoqueries de femme amoureuse.
GUERASSIN
Si c'en est ! (Se levant.)
Mais aie donc le courage de t'interroger sincèrement ! ce n'est pas Dieu que tu vois en lui; c'est lui que tu vois en Dieu ! Alors inconsciemment tu t'es dit : "la religion, voilà le terrain qui nous rapprochera. "
ETIENNETTE
Ah ! tais-toi, tais-toi, tu blasphèmes !
GUERASSIN
C'est possible, mais j'y vois clair !
(On sonne.)
ETIENNETTE
(tressaillant.)
Mon Dieu, on a sonné !… c'est peut-être lui !
(Elle court au fond.)
CLEO, PAULETTE
(ne comprenant pas.)
Lui ?
(CLEO s'est levée.)
ETIENNETTE
(très agitée allant et venant au fond.)
Oui, monsieur l'abbé de Plounidec; c'est l'heure où il vient généralement… Allons, bon ! qu'est-ce que j'ai fait de ?…
CLEO
(remontant entre fauteuil et canapé vers ETIENNETTE.)
De quoi ?
ETIENNETTE
(cherchant à droite et à gauche.)
Je ne sais pas… c'est de… Je ne sais plus ce que je voulais…
(Elle gagne ainsi la cheminée.)
GUERASSIN
(gouailleur.)
Là, là, regarde-la !… Elle valse !
ETIENNETTE
(furieuse.)
Allons voyons, toi !…
(Tout en parlant, elle écarte PAULETTE qui est devant la cheminée, et la gêne pour se regarder dans la glace; rapidement elle arrange sa coiffure en se mirant.)
GUERASSIN
(à qui ce jeu de scène n'a pas échappé.)
Eh ! bien, quoi donc ? dans la glace maintenant ?… mais oui, on est très bien ! Du moment que l'âme est belle…
ETIENNETTE
Ah ! te tairas-tu, insupportable plaisant !
(Elle remonte dans la direction de la porte du fond.)