ACTE I - SCENE PREMIERE



LA COMTESSE puis EUGENIE, puis LA CLAUDIE, puis LE MAROUIS.
Dans le hall, LUC, DEUX VALETS DE PIED.
Au lever du rideau, la scène est un instant vide. Dans le hall, on voit passer un valet en livrée qui vient vite dire deux mots à LUC le maître d'hôtel et repart aussitôt. Au même instant, toujours dans le hall, paraît EUGENIE HEURTELOUP portant un flacon de sels et une burette de vinaigre; elle arrive d'un pas rapide, comme une personne pressée d'apporter une chose qu'on attend.

LA COMTESSE
(sortant à moitié de la chambre de droite, premier plan. A EUGENIE qui a déjà pénétré dans le salon.)
De l'éther !… vite, apporte de l'éther !
(Elle rentre dans la chambre dont la porte reste ouverte.)

EUGENIE
(rebroussant chemin.)
Bon !… (Se cognant presque dans La Claudie qui accourt une boule d'eau chaude à la main.)
La Claudie !…

LA CLAUDIE
Madame ?…

EUGENIE
Vite ! dans la pharmacie de Madame… de l'éther !

LA CLAUDIE
Oui, madame.

EUGENIE
(à LA CLAUDIE qui déjà rebroussait chemin.)
Allez, donnez-moi ça ! (Elle prend la boule des mains de LA CLAUDIE.)
Courez !

LA CLAUDIE
Oui, madame.
(Elle sort en courant.)

LE MARQUIS
(sortant de la chambre et appelant.)
Luc ! Luc ! (Il appuie sur le bouton électrique qui est près de la porte; voyant EUGENIE qui se dirige vers la chambre.)
Ah ! c'est le vinaigre ?… entrez, on l'attend.
(EUGENIE entre dans la chambre. A l'extérieur, pendant ces dernières répliques, on a vu un deuxième valet remonter du perron tenant deux bouteilles enveloppées qu'il a remises à LUC. A ce moment sur le coup de sonnette, LUC paraît.)

LUC
C'est monsieur le marquis qui a sonné ?

LE MARQUIS
(qui a traversé la scène avant l'entrée de LUC.)
Oui. Avez-vous fait le nécessaire pour qu'on aille chercher le docteur au train de dix heures quarante ?

LUC
Oui, monsieur ! j'ai fait prévenir le cocher.

LE MARQUIS
Bon. (Indiquant les bouteilles.)
Qu'est-ce que c'est que ça?

LUC
C'est l'alcool à frictions pour M. Maurice.

LE MARQUIS
Ah ! bon ! Allez les porter.

LUC
Oui, monsieur le marquis.
(Il entre dans la pièce de droite.)

LE MARQUIS
(comme un homme qui en a par-dessus la tête.)
Oh ! la-la ! la-la ! (Il se laisse tomber sur le fauteuil à droite de la table et pousse un soupir d'épuisement.)
Fffue !
(Après quoi tranquillement il tire de sa poche un exemplaire du "Rire" et se met à regarder les images.)

VOIX DE LUC
C'est l'alcool à frictions, madame la comtesse.

VOIX DE LA COMTESSE
Ah ! posez ça là.

VOIX DE LUC
Oui, madame.
(LUC ressort.)

LE MARQUIS
Dites donc, Luc ?

LUC
Monsieur le marquis ?

LE MARQUIS
C'est toujours comme ça ici ?

LUC
Dame ! depuis quelque temps !… M. Maurice a, à propos de rien, des vapeurs : il s'en va et puis y revient… C'est l'âge qui veut ça !

LE MARQUIS
C'est pas amusant, vous savez.

LUC
Eh ! non, monsieur le marquis, mais… on ne le fait pas pour s'amuser.

LE MARQUIS
(hochant la tête.)
Evidemment !

LUC
Oui, monsieur le marquis. (Il remonte pendant que LE MARQUIS se replonge dans son journal. Brusquement une réflexion lui traverse le cerveau, il redescend.)
Ah !

LE MARQUIS
(relevant la tête.)
Quoi ?

LUC
Ah ! Non, rien !… je vois que monsieur le marquis a de quoi lire !… c'est parce que les journaux sont arrivés ! (Prenant les journaux en question dans la tricoteuse.)
Si monsieur le marquis désirait… il y a la Croix du Finistère, le Réveil Catholique, la Renaissance de la Foi.

LE MARQUIS
(sur un ton plaisant.)
Non, merci… j'ai le Rire.

LUC
Enfin, ils sont là !… si monsieur le marquis voulait se distraire…

LE MARQUIS
C'est ça, Luc ! merci.

LUC
Oui, monsieur le marquis.
(Il sort.)

VOIX DE LA COMTESSE
Eh bien, mon enfant chéri, c'est moi, ta maman.

VOIX DE MAURICE
Qu'est-ce qu'il y a eu donc ?

VOIX DE LA COMTESSE
Rien, rien ! Ne parle pas ! Ne te fatigue pas.

LE MARQUIS
(se levant et à lui-même, tout en se dirigeant vers la porte qui est restée entrouverte.)
Ah ! ah ! Je vois qu'il y a du mieux.
(En passant devant la tricoteuse, il se débarrasse de l'exemplaire du Rire préalablement plié en deux dans le sens de la longueur, en le déposant sur le tas des autres journaux. Au moment d'arriver à la porte de la chambre, il s'arrête en voyant paraître LA COMTESSE.)

LA COMTESSE
(pénétrant dans le salon, et parlant à son fils du pas de la porte, tandis que LE MARQUIS regagne un peu à gauche.)
Là, tu vas être bien raisonnable et te reposer un peu. (A EUGENIE qui paraît à la porte.)
Va ! passe, toi ! (Elle la fait passer devant elle; puis à MAURICE toujours invisible au spectateur.)
Je ferme la porte pour que tu n'entendes pas de bruit.
(Elle ferme la porte.)

LE MARQUIS
(qui est arrivé au tabouret devant la table.)
Eh ! bien ? ça va mieux?

LA COMTESSE
(gagnant le fauteuil à droite de la table.)
Oui, pour le moment; mais c'est égal, tout cela m'inquiète bien.

EUGENIE
(allant s'asseoir sur la bergère.)
Heureusement encore que cette indisposition l'a pris à cette heure-ci : il a pu au moins assister à l'office.

LE MARQUIS
(assis sur le tabouret.)
Ironique.
Ah ! oui !… ça c'est de la veine !

LA COMTESSE
Enfin, qu'est-ce qu'il peut avoir ? C'est un solide gaillard cependant !
Pourquoi, depuis quelque temps, ces faiblesses à propos de rien ? ces syncopes ? et puis cette nervosité, cette tristesse que rien ne justifie ?

LE MARQUIS
Eh ! tu ne veux pas le croire ! Je te dis que cet enfant est trop confit en dévotion.

LA COMTESSE et EUGENIE
(se récriant.)
Oh !

LE MARQUIS
Mais oui ! mais oui ! tout ça l'exalte, lui tape sur le système nerveux.

EUGENIE
(tout en tricotant.)
Non, tu entends ton frère ? Il voudrait faire croire que c'est le zèle religieux de Maurice qui est cause…

LA COMTESSE
(faisant du crochet.)
Quelle hérésie !

LE MARQUIS
Je dis… je dis qu'à un âge où un jeune homme a besoin de développer son corps par l'hygiène, par l'exercice, par la gymnastique et par… tout ce que vous voudrez, ça n'est vraiment pas le moment pour lui de s'étioler dans les méditations, les claustrations, les mortifications et autres choses déprimantes en "tion". Ah ! la ! la ! lorsque j'avais son âge, moi, je ne pensais pas à toutes ces choses-là !… Quand je voyais une jolie fille !…
(Il esquisse un geste significatif.)

LA COMTESSE
(le rappelant à l'ordre.)
Onfroy !

LE MARQUIS
C'est possible ! Mais au moins je me portais bien.
(Il se lève et va à la cheminée.)

EUGENIE
Ah ! tiens ! laisse cet hérétique de côté, ma chère; et pour ce qui est de ton fils, tranquillise-toi : j'ai brûlé ce matin à son intention un cierge sur l'autel de Saint Antoine de Padoue, ainsi !…

LA COMTESSE
(touchée.)
Oui ?

LE MARQUIS
(gagnant un peu vers elles.)
Quoi ? quoi, "Saint Antoine de Padoue" ? C'est pas sa partie, ça : il est pour les objets perdus.

EUGENIE
Eh bien ?

LE MARQUIS
Eh bien ! Maurice n'a rien perdu que je sache… (Entre chair et cuir.)
si même on devait lui reprocher quelque chose.
(Il remonte par la gauche de la table à hauteur de la baie.)

EUGENIE
Rien perdu ! et sa santé ?

LE MARQUIS
(ironique.)
Ah ! pardon ! C'est juste ! Saint Antoine la lui retrouvera.

EUGENIE
(de toute sa foi.)
Absolument.

LE MARQUIS
Oui ! eh ! bien, si vous voulez bien, en attendant, moi je vais vous amener un ami, qui, sans contrarier en rien l'action de Saint Antoine de Padoue, s'efforcera de concourir parallèlement au rétablissement de notre cher Maurice : c'est le docteur Vétillé, médecin principal dans l'armée, actuellement à Concarneau. J'ai reçu une dépêche il y a une heure m'annonçant son arrivée par le train de dix heures quarante.

LA COMTESSE
(vivement.)
Vraiment ? (Se levant.)
Oh ! Mais as-tu dit qu'on envoie une voiture le prendre à la gare ?

LE MARQUIS
(avec une courbette gamine.)
Je me suis permis !… et il sera ici dans une demi- heure.

LA COMTESSE
(touchée.)
C'est gentil, Onfroy, ce que tu as fait là.
(Pendant ce qui suit, LA COMTESSE va par le fond, jusqu'à la porte de droite qu'elle ouvre doucement pour voir ce que fait son fils.)

EUGENIE
Evidemment, comme frère, vous valez mieux que comme chrétien.

LE MARQUIS
N'est-ce pas ? Pour un démon, je ne suis pas un trop mauvais diable.
(Il s'assied dos au public sur le tabouret devant la table et crayonne pour passer le temps, sur des papiers qu'il trouve devant lui.)

LA COMTESSE
(refermant la porte sans bruit.)
Il dort !

LE MARQUIS
(tout en crayonnant.)
Ah ! bien, c'est bon ça !

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