ACTE I - SCENE VI



LES MEMES, L'ABBE BOURSET

LA COMTESSE
(allant au-devant de L'ABBE.)
Ah ! monsieur le curé, que c'est gentil !

L'ABBE
(descendant accompagné de LA COMTESSE.)
Vous êtes vraiment trop bonne, madame la comtesse ! Monsieur le marquis, je vous présente mes hommages.
(Il va vers MAURICE.)

MAURICE
(se levant.)
Ah ! mon cher père, je vous attendais avec impatience.

L'ABBE
Voulez-vous bien ne pas bouger, mon cher enfant.

MAURICE
Mais pourquoi donc ? Je suis solide à présent.

L'ABBE
Non, non, je vous en prie, restez assis ! (A EUGENIE.)
Madame, mes respects ! (A HEURTELOUP sans aller à lui.)
Monsieur Heurteloup, je ne vous dis pas bonjour, c'est déjà fait sur la route.

HEURTELOUP
Oui, monsieur le curé.

L'ABBE
(s'asseyant sur le tabouret près de MAURICE qui s'est rassis sur la chaise longue mais sans s'étendre.)
Alors, quoi donc, mon cher enfant ? vous avez encore eu un de ces vilains malaises ?

MAURICE
Mon cher père, la santé corporelle est peu de chose à côté de la santé spirituelle et c'est celle-ci qui me préoccupe. Voilà pourquoi j'ai besoin de votre direction éclairée. Si j'avais été mieux, je me serais rendu à votre confessionnal.

L'ABBE
Je suis tout à votre dévotion, mon cher enfant.

LA COMTESSE
Nous allons te laisser, mon chéri; si tu désires t'entretenir avec M. le curé…

MAURICE
Pourquoi, ma mère ? nous pouvons aussi bien passer dans ma chambre, M. le curé et moi.

LA COMTESSE
Mais non, mais non ! d'ailleurs, j'ai des comptes à vérifier; Eugénie viendra m'aider. Quant au marquis, il ira au-devant du docteur; c'est bien le moins qu'on lui doive.

LE MARQUIS
Mais oui ! et puis ça me dégourdira les jambes.

HEURTELOUP
Et moi, ma mission est toute tracée : je suis en transpiration, je vais me changer.

MAURICE
Comme vous voudrez.
(Tout le monde remonte pour laisser MAURICE et L'ABBE; LE MARQUIS et LA COMTESSE en tête, EUGENIE et HEURTELOUP en dernier.)

L'ABBE
(hélant HEURTELOUP de sa place.)
M. Heurteloup ! (Tout le monde s'arrête à l'appel de L'ABBE. MAURICE assis sur le pied de la chaise longue, la tête dans sa main, le coude sur le genou, s'absorbe pendant ce qui suit dans ses méditations.)
Vous reveniez de Concarneau quand je vous ai croisé tout à l'heure ?

HEURTELOUP
Oui, monsieur le curé.

L'ABBE
(sur un ton d'affectueux reproche.)
Le service divin de notre humble église de village alors ne vous suffit pas ?

HEURTELOUP
(descendant vers L'ABBE.)
Oh ! ce n'est pas cela. Mais la bicyclette m'est recommandée, et puis, la perspective d'entendre prêcher le Révérend Père Euchariste !…

L'ABBE
Ah ! oui !… Cela a dû être un désappointement pour les fidèles d'apprendre qu'ils en seraient privés.

HEURTELOUP
(très visiblement décontenancé.)
Hein ? Comment ? Mais pas du tout.
(Tout le monde redescend un peu, excepté LE MARQUIS qui reste au-dessus du fauteuil de droite de la table, et le monocle dans l'œil, se met à observer HEURTELOUP d'un air narquois.)

EUGENIE
(descendant 6.)
En quoi privé ?… Le Père Euchariste a prêché.

LA COMTESSE
(descendant 5.)
Il a même été d'une éloquence, paraît-il !

L'ABBE
Mais ce n'est pas possible!… Il a la rougeole depuis deux jours.

HEURTELOUP
(de plus en plus gêné.)
Mais voyons !… oh ! vous faites erreur, je vous assure.
(Il remonte.)

L'ABBE
Enfin, voyez plutôt les journaux catholiques. Les avez-vous là ?

HEURTELOUP
(vivement et instinctivement se rapprochant de la tricoteuse.)
Non! non !

LA COMTESSE
(étonnée.)
Tiens !… comment?…

LE MARQUIS
(bien perfide, le sourire aux lèvres.)
Si, si, ils sont là.
(Il indique la tricoteuse d'un geste de la tête.)

LA COMTESSE
(allant à la tricoteuse.)
Ah ! ça m'étonnait aussi ! (Grimace d'HEURTELOUP. LA COMTESSE prend les journaux de la main droite. Au moment de les passer, elle aperçoit dans le nombre le Rire posé là par LE MARQUIS. Elle détache aussitôt ce journal des autres en le prenant avec horreur du bout des doigts de sa main gauche. Avec répugnance, le tenant loin d'elle.)
Qu'est-ce que c'est que ça?

LE MARQUIS
(le plus naturellement du monde.)
Ah ! c'est le Rire. C'est à moi.

LA COMTESSE
(5 passant le journal à HEURTELOUP 4 qui le passe au marquis 3)
C'est toi qui introduis ces choses chez moi !…

L'ABBE
(curieusement et avec bonne humeur.)
C'est le numéro de cette semaine ? Oh ! vous permettez…?
(Il se lève.)

LE MARQUIS
(lui tendant le numéro.)
Mais comment donc, monsieur le curé.
(Les deux femmes échangent un regard d'étonnement.)

LA COMTESSE
Eh ! quoi, monsieur le curé, vous n'êtes pas scandalisé ?

EUGENIE
Le Rire, monsieur le curé ! le Rire !

L'ABBE
Mais oui, madame, le Rire !… le rire est une belle qualité française qui n'a jamais contaminé personne, et ma foi, j'avoue que je le salue partout où je le rencontre.

EUGENIE
(n'en croyant pas ses oreilles.)
Oh !

L'ABBE
Vous me le prêtez, monsieur le marquis ?

LE MARQUIS
Mais volontiers.

L'ABBE
Merci.
(Il plie le journal et le met dans la poche de sa soutane. LA COMTESSE, ahurie, a considéré cette scène bouche bée, les bras écartés. HEURTELOUP qui est à côté d'elle, et qui n'a pas perdu de vue les journaux qu'elle tient toujours à la main, les lui tendant pour ainsi dire, ne manque pas une aussi bonne occasion de les subtiliser; le plus naturellement du monde et sans que LA COMTESSE s'en aperçoive, il les lui prend et les glisse aussitôt entre son veston et son gilet. Ce jeu de scène très rapide n'échappe pas au marquis.)

L'ABBE
Là !… et maintenant les journaux !

LA COMTESSE
(s'apercevant seulement de leur disparition.)
Ah !… Eh ! bien, les journaux ? les journaux ?

LE MARQUIS
(indiquant malicieusement HEURTELOUP qui remonte à pas de loup vers le hall avec le vague espoir de passer inaperçu.)
C'est Heurteloup qui les a.

LA COMTESSE et EUGENIE
Hector ! Hector !

LA COMTESSE
Les journaux !

HEURTELOUP
Hein ? ah ! oui… tiens ! (En manière d'excuse.)
Inadvertance !

LE MARQUIS
(moqueur.)
Evidemment ! Evidemment !

HEURTELOUP
(les tendant à L'ABBE.)
Pardon !

L'ABBE
(prenant les journaux et se rasseyant sur le tabouret.)
Ah ! La Croix du Finistère !… voyons. (Il déplie la feuille en question.)
Eh ! tenez ! (Lisant.)
Nous apprenons que le R. P. Euchariste dont la parole vibrante a si souvent touché les cœurs de nos lecteurs, est atteint d'une rougeole bénigne, ce qui le met dans l'obligation de remettre à plus tard le sermon qu'il devait prononcer aujourd'hui devant les fidèles de Concarneau. (A HEURTELOUP.)
Vous voyez que je n'invente rien.

EUGENIE
(étonnée mais sans défiance.)
Qu'est-ce que cela signifie ?

HEURTELOUP
(allant à sa femme.)
Mais je ne sais pas ! Qu'est-ce que tu veux que je te dise ?
Ou c'est un canard, ou alors il aura été remplacé et j'aurai pris un autre pour lui.

EUGENIE
(facile à convaincre.)
Ah ! peut-être, oui, oui.
(LA COMTESSE qui était un peu redescendue pendant la lecture, remonte au fond vers LE MARQUIS.)

HEURTELOUP
Ce que je peux dire c'est qu'il y a un dominicain qui a prêché; maintenant, est-ce le P. Euchariste, ça ?… En tous cas, il a joliment bien prêché. Ah ! le bougre !

EUGENIE
(sévèrement.)
Hector !

HEURTELOUP
Pardon, lapsus !… Allons, je vais me changer.

LA COMTESSE
C'est cela ! Laissons Maurice avec M. le curé.

LE MARQUIS
A tout à l'heure.
(Ils sortent.)

EUGENIE
(tout en sortant derrière eux avec HEURTELOUP.)
Et sur quoi a-t-il prêché ?

HEURTELOUP
Oh ! bien tu sais, un peu sur tout, un peu sur rien… comme on prêche.
(Ils disparaissent à droite, à la suite de LA COMTESSE. LE MARQUIS a pris son chapeau et sort par le fond pour aller à la rencontre du docteur.)

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