ACTE I - SCENE XI



LES MEMES, VETILLE, puis LE MARQUIS et L'ABBE

LA COMTESSE
(voyant le docteur qui sort de chez son fils.)
Ah ! Docteur !… (Redescendant en scène avec lui.)
Eh ! bien vous avez examiné mon fils ?

VETILLE
(3)
Eh ! oui, madame; il se dispose à aller prendre son bain.

LA COMTESSE
(2)
Ah ! vous autorisez ?

VETILLE
Certes ! très bon, la mer; ça fouette le sang ! Tout ce qui est exercice violent, j'approuve.

LA COMTESSE
Ah ! Docteur, si vous saviez ma cousine peut vous le dire tous les tourments que cet enfant m'a donnés depuis sa naissance, avec sa santé !… Tout petit, j'ai failli le perdre de la scarlatine ! Les médecins l'avaient abandonné, Docteur !

VETILLE
Ils n'en font jamais d'autres !

LA COMTESSE
Heureusement, j'étais là ! je l'ai sauvé, moi !… malgré eux !

VETILLE
Eh ! mon Dieu !… et comment ? Ça m'intéresse, vous comprenez !

LA COMTESSE
(comme de la chose la plus simple du monde.)
En le vouant au bleu.

VETILLE
Quoi ?

LA COMTESSE
Je l'ai voué au bleu.

VETILLE
C'est la première fois que j'entends parler de cette médication-là.

EUGENIE
(à part, avec pitié.)
Médication !

LA COMTESSE
(avec un sourire indulgent.)
Vous ne me paraissez pas, Docteur, très versé sur les choses de la religion.

VETILLE
Dame ! madame, évidemment !… ce n'est pas beaucoup ma partie.

EUGENIE
(à part et comme précédemment.)
Sa partie !

LA COMTESSE
Eh ! bien, docteur, pour vous initier : quand on a des raisons d'appeler la Miséricorde Divine sur un être aimé, on le voue à la Vierge, oui !… pour un temps déterminé.

VETILLE
(avec un profond sérieux.)
Ah !

LA COMTESSE
Et alors, il est entendu que pendant cette période on ne l'habille, des pieds à la tête, qu'en bleu.

VETILLE
Oui-da !

EUGENIE
… qui est la couleur de notre sainte Mère la Vierge Marie.

VETILLE
Oui, oui, oui, oui !… Eh ! bien, mais, dites donc, si vous avez confiance dans ce remède, moi vous, savez !… Avant tout la foi.

EUGENIE
(avec amour.)
Oh ! oui.

LA COMTESSE
Hélas ! docteur, mon fils part en octobre pour son service militaire.

VETILLE
Ah ? ah ?… oh ! mais très bon ça ! Je ne voudrais pas vous faire de la peine, mais j'aurais bien plus confiance dans ce remède-là qu'en votre machin bleu, vous savez !

EUGENIE
(scandalisée.)
Oh !

VETILLE
Le régiment, aha ! parlez-moi de ça ! voilà qui vous requinque un homme ! Sans compter que votre fils trouvera parmi ses camarades des exemples salutaires à son état et s'il a la bonne idée de les suivre !…

LA COMTESSE
Vraiment, Docteur ? Oh ! vous me tranquillisez : moi qui me faisais un monde !… Mais enfin, qu'est-ce qu'il a ?

VETILLE
Votre fils ?

LA COMTESSE
Oui !

VETILLE
Eh ! bien, mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise ? C'est un garçon qui fait de la neurasthénie.

LA COMTESSE
(s'effarant.)
Ah ! mon Dieu, c'est grave ?

VETILLE
En soi, non; mais enfin c'est toujours un mauvais terrain.

LA COMTESSE
Dieu ! mon Dieu !… et comment pensez-vous qu'on puisse enrayer ?…

VETILLE
Comment ?

LA COMTESSE
Oui.

VETILLE
(hésite un moment, puis brusquement.)
Ecoutez-moi, madame ! Je suis un vieux militaire et pour moi un chat est un chat.

LA COMTESSE
Oui, Docteur, oui.

VETILLE
Eh ! bien, ce qu'il faudrait à votre fils, dame !… il faudrait !… il faudrait!…

LA COMTESSE
(sur les charbons.)
Mais quoi ? quoi ?

VETILLE
(éclatant.)
Mais qu'il marche, madame ! qu'il marche !

LA COMTESSE
(qui ne comprend pas.)
Qu'il marche ?

VETILLE
Evidemment !

LA COMTESSE
(très naïvement.)
Mais… il marche, docteur.

VETILLE
(interloqué.)
Hein !… Avec qui ?

LA COMTESSE
Mais avec ma cousine, avec moi, avec M. le curé.

VETILLE
(ahuri.)
Hein ? (Retenant une envie de rire.)
Ah ! non, non ! vous n'y êtes pas du tout ! Notez que je ne trouve pas mauvais qu'il fasse du footing avec madame, ou avec M. le curé, mais ce n'est pas du tout cela que j'entends.

LA COMTESSE
Mais alors, quoi ? Quoi ?

VETILLE
(s'emballant.)
Mais ne comprenez-vous pas, madame, que ce qui travaille cet enfant : c'est sa jeunesse, c'est son printemps ! ne comprenez-vous pas qu'il subit la loi de la nature, commune à tous les êtres, commune aux oiseaux, aux fleurs, aux arbres, à tout ce qui a une vie ! C'est le bourgeon qui crrrève de sève jusqu'à éclater. (Esquissant le mouvement de remonter pour redescendre aussitôt.)
Eh ! bien, nom de D… ! (Sur ce juron qu'il n'achève pas, EUGENIE et LA COMTESSE comme deux poules effarouchées se rapprochent instinctivement l'une de l'autre. EUGENIE fait un rapide signe de croix. LA COMTESSE contracte sa figure comme lorsqu'on entend scier un bouchon.)
qu'on fasse donc ce qu'il faut pour qu'il éclate.

LA COMTESSE
(commençant à s'énerver.)
Mais qu'est-ce qu'il faut, docteur ?

VETILLE
(à tue-tête.)
Mais une femme, madame, une femme !

LA COMTESSE
Une femme ?

EUGENIE
Pour quoi faire ?

VETILLE
(subitement calmé.)
Ah ! ça, madame, vous m'en demandez trop.

LA COMTESSE
Une femme !… mon fils !… mais… c'est un saint !

VETILLE
Eh ! justement, madame, mais c'est un saint-vierge ! Et c'est ce qu'il ne faut pas.

LA COMTESSE
Mais songez, docteur, songez que mon fils a l'intention de se consacrer à
Dieu.

EUGENIE
Et Dieu impose à ses ministres, comme premier devoir, la chasteté.

VETILLE
Ah ! ça, madame, c'est un autre point de vue, chacun son traitement; moi, ce n'est pas le mien.
(Il remonte.)

LA COMTESSE
(remontant à sa suite par un mouvement arrondi de façon à passer au 3.)
Et puis, enfin, mon fils est trop jeune pour le marier.

VETILLE
Mais qui est-ce qui vous parle de le marier ?

LA COMTESSE
(scandalisée.)
Oh ! Oh !
(Elle gagne la droite jusqu'au-dessus du fauteuil.)

EUGENIE
(gagnant la droite également.)
Oh ! mais docteur, vous êtes le diable.

VETILLE
(riant.)
Mais non, madame, mais non.
(Il gagne jusqu'à la baie.)

LE MARQUIS
(passant la tête par l'embrasure de la porte par laquelle il est sorti, et qu'il entr'ouvre avec précaution.)
On est parti ?
(Il entre suivi de L'ABBE.)

LA COMTESSE
(s'élançant vers lui pour redescendre aussitôt par la gauche, du fauteuil qui est près de la tricoteuse.)
Ah ! viens, Onfroy ! Et vous, monsieur le curé, venez à notre secours. M. le docteur est en train de nous dire des choses terribles.

EUGENIE
(à L'ABBE qui est descendu par la, droite, passant devant lui, les mains jointes, dos au public, de façon à arriver à l'extrême droite.)
Terribles !

LE MARQUIS
(au-dessus de la bergère.)
A ce point ?

L'ABBE
Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?

LA COMTESSE
Il a vu Maurice, n'est-ce pas, et il nous a dit qu'il faudrait… qu'il faudrait…
Oh ! non, je n'oserai jamais.
(Elle se laisse tomber sur le fauteuil.)

VETILLE
(descendant au-dessus de la table et du fauteuil de droite.)
J'ai dit, j'ai dit… que ce jeune homme était arrivé à la nubilité et que la nubilité avait ses exigences.

LE MARQUIS
(triomphant.)
Là ! qu'est-ce que je disais.
(Il va au docteur. L'ABBE sérieux et songeur, hoche la tête.)

LA COMTESSE
Ainsi, vous comprenez, M. le Curé, ce que l'on voudrait, que mon fils…

EUGENIE
Oui, l'œuvre de chair, et sans mariage encore ! Voyons, M. le Curé, parlez; dites votre indignation.

L'ABBE
(entre LA COMTESSE assise, et EUGENIE.)
Ah ! madame, la question est grave, et vaut qu'on y réfléchisse.

LA COMTESSE
Hein ?

EUGENIE
Comment, vous ne frémissez pas ?

L'ABBE
Je suis bien obligé de tenir compte de l'état particulier de Maurice. Il est établi que son tempérament manifeste des exigences impérieuses qui rejaillissent sur sa santé. Eh bien ! qui vous dit que ce tempérament qu'il ignore aujourd'hui ne le trahira pas quelque jour ?

EUGENIE
C'est vous, monsieur le curé, qui parlez ainsi !

L'ABBE
Mais oui, madame, c'est moi. Le vœu de chasteté est un sacrifice dont on ne mesure souvent pas assez l'étendue. Au moins, Maurice, s'il le prononce quelque jour le fera-t-il en connaissance de cause; et, dût-il en résulter son renoncement à une vocation dont il ne se sentirait pas la force, j'aimerais encore mieux cela, alors qu'il en est temps encore, que le voir devenir plus tard un mauvais prêtre ou un renégat.
(Il gagne le milieu de la scène en passant devant LA COMTESSE.)

LE MARQUIS
Voilà !

VETILLE
Parfaitement parlé !
(LA COMTESSE affalée, les yeux à terre, écarte les bras et les laisse retomber comme une femme désorientée.)

EUGENIE
(pimbêche.)
Vraiment, monsieur le curé, vous êtes d'un libéralisme ! Certes, votre prédécesseur était autrement intransigeant.
(Elle remonte et va s'appuyer sur le dossier de la bergère.)

L'ABBE
Bien oui !… je sais : il y a les deux écoles. Moi, j'estime que l'intransigeance est incompatible avec le caractère du prêtre. La religion de Dieu est faite d'indulgence et de miséricorde. Eh bien ! je crois qu'il faut écouter les enseignements d'en haut et ne pas être plus légitimiste (Indiquant le ciel du doigt et avec un bon sourire.)
que le roi.
(Il gagne un peu la gauche.)

LE MARQUIS
Bravo !
(Il remonte au fond)

VETILLE
(qui est descendu par la gauche de la table.)
M. le curé, je ne suis pas positivement un bondieusard; mais, vrai, vous m'allez ! vous devriez être militaire.

L'ABBE
Halte-là ! M. le médecin principal. En temps de guerre, nous avons notre place comme vous sur le champ de bataille ! Nous ne tuons pas, voilà tout.

VETILLE
(se rebiffant.)
Mais moi non plus, monsieur le curé ! moi non plus !… quoique médecin.
(Il remonte par le même chemin et va rejoindre LE MARQUIS près de la baie.)

L'ABBE
Oh ! ce n'est pas cela que je voulais dire, soyez-en persuadé.

VETILLE
(tout en remontant.)
A la bonne heure.

L'ABBE
Et maintenant, madame la comtesse, je vous ai dit ce que ma conscience me dictait, je ne veux pas intervenir plus longtemps dans une question qui sort vraiment trop de mes attributions. Vous avez eu la gracieuseté de m'inviter à déjeuner, j'ai encore mon bréviaire à dire, je vais, si vous le permettez, me recueillir un peu par là.

LA COMTESSE
(abattue.)
Faites, monsieur le curé.
(Il passe derrière le fauteuil de LA COMTESSE, dans la direction de la porte de droite, il s'arrête en entendant parler EUGENIE.)

EUGENIE
(pincée.)
Et moi aussi je m'en vais, parce que vraiment devant la tournure que prennent les choses !…
(Elle remonte entre L'ABBE et la bergère.)

LE MARQUIS
(moqueur.)
Mais allez donc, Eugénie, allez donc !

EUGENIE
(en sortant.)
Mais certainement je vais ! Certainement je vais !…
(Elle sort par le fond droit.)

L'ABBE
(sur le pas de la porte.)
A tout à l'heure.
(Il sort de droite.)

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