ACTE III - SCENE IV



LES MEMES, HEURTELOUP

HEURTELOUP
(en costume entièrement bleu-ciel, chapeau et souliers bleus; aux gamins qui lui font la conduite sur la route et dominant leurs cris.)
Avez-vous fini de me suivre, tas de galopins ? Voulez-vous filer ? Qu'est-ce que c'est que ça donc ?

LES GAMINS
(se sauvant.)
Ah !
(HEURTELOUP a franchi la grille, l'air furieux, la figure maussade.)

TOUS
(stupéfaits.)
Ah !

HEURTELOUP
(après un temps, à EUGENIE.)
Voilà ce que tu me vaux, toi !

TOUS
(riant.)
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

HUGUETTE
(se tordant.)
Ah ! Monsieur Heurteloup, que vous êtes drôle comme ça !

LE MARQUIS
Vous avez l'air du prince Saphir.

HEURTELOUP
(descendant entre LA COMTESSE et EUGENIE.)
Oui !… eh bien ! je la trouve mauvaise ! Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? Mes vêtements ! qu'est-ce que tu as fait de tous mes vêtements ?

EUGENIE
(sur un ton sans réplique.)
Je les ai distribués aux pauvres.

HEURTELOUP
C'est trop fort ! Tu t'imagines que je vais continuer à me promener comme un chienlit ?

EUGENIE
Eh ! bien, tu resteras chez toi ! C'est autant de gagné.

HEURTELOUP
Ah ! non, par exemple !… non !

EUGENIE
Il n'y a pas à dire : "Ah ! non ! "… J'ai pris l'engagement, si tu revenais à la santé, de te vouer au bleu; un engagement est un engagement.

HEURTELOUP
Un engagement qu'on prend soi-même, soit ! Mais celui qu'on prend pour vous !… (A L'ABBE.)
Monsieur le Curé, vous allez me relever de ce vœu et sans tarder.

L'ABBE
(avec un reste de rire dans la voix.)
Mais, monsieur Heurteloup, je n'ai à vous relever de rien du tout, puisque ce n'est pas vous qui avez fait le vœu. Ah ! si madame Heurteloup le demande, elle…

EUGENIE
(n'entendant pas de cette oreille.)
Du tout, du tout ! Mais qu'est-ce qu'on dirait, lui qui, grâce à Dieu, a une réputation de piété, si on savait qu'après avoir dû son retour à la santé au vœu pris en son nom, monsieur s'en dégageait et en faisait litière ?

LE MARQUIS
(ironique.)
Oui !… Oh ! ce serait grave !

LA COMTESSE
Il est évident qu'un vœu!…

HEURTELOUP
Oui ? Eh bien ! je m'en moque.

EUGENIE
Non ! non !… il en a pour cinq ans ! (Après un temps.)
On verra après.

HEURTELOUP
(éclatant.)
Ah ! c'est comme ça !… Eh bien ! non, entends-tu ? J'en ai assez de plier devant toi, d'être sous le boisseau ! Je secoue le joug, je relève la tête. Je suis le maître à la fin !

EUGENIE
(le toisant de toute sa hauteur.)
Qu'est-ce que c'est ?…

HEURTELOUP
(intimidé.)
Oui, enfin… je dis…

EUGENIE
(impérative.)
En voilà assez !
(Elle remonte pour s'éloigner de son mari et redescend aussitôt et dans le même mouvement vers LA COMTESSE 5 qui cause avec L'ABBE 6.)

HEURTELOUP
(rongeant son frein.)
Oh !

LE MARQUIS
(qui est redescendu un peu avant,)
(bas à HEURTELOUP.)
Ma pauvre victime.

HEURTELOUP
(entre ses dents.)
Oh ! divorcer ! divorcer !… la pincer avec un amant !

LE MARQUIS
Eugénie ? oh !… elle ne voudrait jamais.

HEURTELOUP
(comme un homme qui ne le sait que trop, avec découragement.)
Ah !… et lui non plus !

LA MARIOTTE
(paraissant à la fenêtre du presbytère.)
Monsieur le Curé, si vous avez à faire avec ces dames, je pourrais bien aller jusque chez la Marie-Jeanne lui porter les bouteilles.

L'ABBE
Non, non, j'irai moi-même plus tard, merci.
(LA MARIOTTE disparaît.)

LA COMTESSE
La Marie-Jeanne !… Qui ?… La petite vachère ?

L'ABBE
De la ferme, oui, madame; elle a mis au monde un jeune chrétien ce matin.

TOUS
Non ?

LE MARQUIS
Voyez-vous ça !
(Tout le monde s'est rapproché curieusement de L'ABBE.)

HUGUETTE
(de la présence de qui personne n'a tenu compte tout occupée qu'elle est à arranger sa bicyclette,)
(après avoir relevé la tête à la confidence du curé, descendant pour surgir entre LE MARQUIS et EUGENIE.)
Tiens ! je ne savais pas qu'elle fût mariée.
(Tout le monde reste un instant interloqué par l'intervention subite de la jeune fille.)

LA COMTESSE
(ne sachant que répondre.)
Hein ?… la…

LE MARQUIS
La… la vachère ?… oh !… euh !…

L'ABBE
(id.)
C'est-à-dire que… euh !…

LE MARQUIS
(approuvant l'explication de L'ABBE.)
Oui.

L'ABBE
Voilà !

HUGUETTE
(renseignée par leur gène même.)
Ah?… bon !… je comprends.
(Elle remonte.)

TOUS
Quoi ?

HUGUETTE
(tout en retournant à sa bicyclette.)
Rien ! rien !

EUGENIE
(après un temps, à son mari comme si c'était sa faute.)
Voilà !… voilà ce que ça amène, ces choses-là !
(HEURTELOUP, la pensée ailleurs, brutalement rappelé à la réalité par l'apostrophe de sa femme, la regarde ahuri, puis lève des yeux résignés au ciel, hausse les épaules et va s'asseoir sur le banc devant le presbytère.)

L'ABBE
La pauvre petite est dans le dénuement complet; rien qu'un pauvre grabat et personne auprès d'elle. Alors, j'allais lui porter… (Il indique son casier à bouteilles.)

LA COMTESSE
Ah ! mais que ne le disiez-vous ! On ne peut la laisser ainsi ! Je vais la faire transporter à notre asile de Kenogan où elle trouvera auprès des bonnes sœurs tous les soins désirables comme aussi tous les bons conseils qu'il est regrettable qu'on n'ait pu lui donner plus tôt.

EUGENIE
(pincée.)
On aurait une honnête fille de plus.

LE MARQUIS
(avec bon sens.)
Bien, oui !… Mais un petit français de moins. Tout compte fait, je ne sais pas si ça ne vaut pas encore mieux comme ça.

HUGUETTE
(descendant vers LA COMTESSE avec sa bicyclette en main.)
Si vous voulez, ma tante, j'ai ma bicyclette, je puis pédaler jusqu'au château, c'est l'affaire de dix minutes.

LA COMTESSE
C'est ça ! tu diras à Luc de faire le nécessaire pour le transport de la mère et du bébé.

HUGUETTE
(grimpant sur sa machine.)
J'y cours. (Elle franchit la grille et disparaît par la gauche.)

L'ABBE
Que vous êtes charitable !

LA COMTESSE
(avec un sourire modeste.)
Laissez donc !… (Changeant de ton.)
La pauvre fille ! Qui est-ce qui lui a encore fait ça ?

L'ABBE
Est-ce qu'on sait !

EUGENIE
(avec dédain.)
Quelque homme… évidemment !

LE MARQUIS
(avec le plus grand sérieux.)
Prenez garde, Eugénie ! vous accusez à la légère.
(HEURTELOUP qui s'est levé, descend d'un air distrait entre LE MARQUIS et EUGENIE.)

L'ABBE
Je l'ai demandé à la petite; c'est triste ! Elle ne le sait pas elle-même ! Elle m'a répondu : "C'est un monsieur à bicyclette ! "
(Tout le monde hoche la tête, déplorant en silence. Soudain un éclair traverse le cerveau d'EUGENIE; elle relève la tête : "A bicyclette ! " porte la tête à droite : "Est-ce que ce serait ?…" Regarde son mari fixement dans les yeux : "toi ! " Tout ce jeu de scène muet doit durer exactement trois secondes; ce sont en quelque sorte trois soubresauts successifs de la tête où EUGENIE doit tout exprimer par la physionomie.)

HEURTELOUP
(foudroyé par le regard de sa femme, la regarde ahuri comme pour dire "qu'est- ce qu'elle a encore ? " puis comprenant sa pensée.)
Quoi ? quoi ? tu ne vas pas encore me mettre ça sur le dos ! Il n'y a pas que moi en France qui aie une bicyclette.

EUGENIE
(sèchement.)
C'est possible ! Mais je constate que vous avez pour ce genre de sport un amour un peu trop marqué.

HEURTELOUP
Allons, bon !

LE MARQUIS
Ecoutez, Eugénie, je vous jure que pour faire un enfant, la bicyclette…

EUGENIE
(moitié miel, moitié vinaigre.)
Je vous en prie, Onfroy ! (A HEURTELOUP.)
Dorénavant, vous me ferez le plaisir de restreindre un peu vos sorties à bicyclette. (Elle remonte par la droite de la table.)

HEURTELOUP
(rongeant son frein.)
Oh !

LE MARQUIS
(lui prenant le bras et très gamin.)
Allez ! au bleu aussi, la bécane.

HEURTELOUP
(soulageant son cœur.)
Oh ! le célibat ! le célibat !
(Ils remontent ensemble par la gauche de la table; à ce moment, à la porte premier plan droit, paraît JEAN-LOU.)

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