ACTE III - SCENE VIII
HUGUETTE, L'ABBE, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGENIE, HEURTELOUP, puis
MAURICE
L'ABBE
(paraissant au fond, suivi des autres personnages; arrivé à la porte, il s'efface. —)
Passez, mesdames ! passez, messieurs !
LA COMTESSE
(entrant la première.)
Pardon.
LE MARQUIS
(qui est entré à la suite de LA COMTESSE, allant à HUGUETTE.)
Ah ! te voilà, toi ! C'est toi qui laisses ta bicyclette contre le mur ? Tu veux donc qu'on te la vole ?
HUGUETTE
Oh ! il n'y a pas de danger. Je vais aller la reprendre. (Elle se lève et passe au 2.)
LA COMTESSE
Tu as été au château ?
HUGUETTE
Oui, ma tante, on va faire le nécessaire.
LA COMTESSE
Eh ! bien, et Maurice ?… Qu'est-ce que tu en as fait ?
HUGUETTE
(d'un air qu'elle s'efforce de rendre indifférent.)
Je ne sais pas, ma tante ! Il m'a semblé le voir entrer au presbytère comme j'arrivais.
LA COMTESSE
Oui ? (Appelant.)
Maurice ?
TOUS
(se rapprochant du presbytère et appelant à l'exemple de LA COMTESSE.)
Maurice !
Maurice !
HUGUETTE
(vivement.)
Je vais chercher ma bicyclette.
(Elle gagne rapidement le fond, désireuse d'éviter une rencontre avec MAURICE.)
MAURICE
(paraissant sur le seuil du perron.)
Maman !
(Il se précipite dans ses bras.)
LA COMTESSE
(l'embrassant tendrement.)
Mon fils ! mon chéri ! Comme ça me fait plaisir !
MAURICE
(embrassant sa mère à son tour.)
Ma chère maman ! (Au Marquis qui est à droite.)
Bonjour, mon oncle ! (Allant à EUGENIE qui est au 4 à la gauche de LA COMTESSE 3.)
Bonjour, Eugénie ! (Id. à HEURTELOUP qui est devant l'arbre près de la brouette.)
Bonjour,
Hector ! Oh ! le drôle de costume ? Pourquoi êtes-vous si céleste ?
HEURTELOUP
(avec humeur.)
Ne m'en parle pas ! on m'a voué à la Vierge.
MAURICE
(riant.)
Non ?
LE MARQUIS
(de sa place.)
Oui !… ça le change.
MAURICE
Mes compliments ! (Retournant à sa mère. En passant jetant son chapeau vers le banc qui entoure l'arbre.)
Ma chère maman, j'ai prié monsieur le Curé de vous réunir tous pour vous entretenir d'une décision grave que j'avais l'intention de prendre et pour laquelle j'avais besoin de votre avis (Indiquant L'ABBE qui est un peu au-dessus des autres.)
ainsi que celui de
Monsieur le Curé.
LA COMTESSE
Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?
(Tout le monde s'assied à l'exception de MAURICE : LA COMTESSE sur le fauteuil à droite de la table, L'ABBE sur le fauteuil qui est au-dessus, LE MARQUIS sur la chaise entre le banc et le perron, EUGENIE sur le banc circulaire de l'arbre, HEURTELOUP sur la brouette.)
MAURICE
(une fois tout le monde assis.)
Maman, je vais sans doute vous causer une grande déception : je renonce à ma carrière sacerdotale !
LA COMTESSE
Toi ?
L'ABBE
Est-il possible !
MAURICE
Oui.
EUGENIE
La voilà, l'influence néfaste de la caserne !
MAURICE
Non, Eugénie, non ! la caserne n'a rien à voir dans ma décision, croyez-le bien.
Seulement il m'a été donné de constater que je n'avais pas en moi les vertus suffisantes, la force de caractère nécessaire pour remplir dignement ma mission et rester à la hauteur du vœu que j'aurais prononcé. (Après un temps d'hésitation.)
Et puis, enfin, ma mère,… je ne suis plus chaste !
LA COMTESSE
(se levant d'un bond ainsi qu'EUGENIE.)
Toi !
EUGENIE
(se dressant.)
Oh ! (Elle se signe.)
LE MARQUIS
(riant sous cape.)
Patatras !
L'ABBE
(joignant les mains.)
Seigneur Dieu !
LA COMTESSE
Toi, mon enfant ! Mon ange de pureté, d'innocence !
MAURICE
Il est loin, ma pauvre maman, votre ange de pureté, d'innocence. Aujourd'hui je ne suis qu'un homme, et un homme aussi faible que tous les autres.
(MAURICE dégage un peu. LA COMTESSE se laisse tomber anéantie sur son fauteuil.)
EUGENIE
(avec dépit, à son mari.)
Voilà !… voilà !…
HEURTELOUP
C'est ça ! Ça va encore être de ma faute ! (EUGENIE se rassied sur le banc au pied de l'arbre.)
MAURICE
Vous me pardonnerez, mes chers parents, et vous, monsieur le Curé, cette défection qui anéantit les espérances que vous aviez pu fonder sur moi.
LE MARQUIS
(philosophe.)
Oh ! moi !…
L'ABBE
Mon pauvre cher enfant, je ne saurais trouver en mon cœur le courage de vous blâmer. Tout le monde n'a pas été créé pour être prêtre. Je l'ai déjà dit à madame votre mère. Si vous n'avez pas en vous la force de résignation, d'abnégation qu'exige la carrière sacerdotale, il vaut mieux que les choses en soient ainsi.
MAURICE
Ah ! Dieu sait pourtant que sincèrement j'avais cru à ma vocation, parce que, dès le plus jeune âge, j'avais été nourri dans les idées de religion avec l'horreur qu'on m'avait enseignée du péché de la chair. Aussi quand je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine, mon sang bouillonner dans mes veines, affluer à mes joues, je croyais bonnement que c'était là une manifestation de l'exaltation religieuse… Mais aujourd'hui, ah !… aujourd'hui, j'ai compris… aujourd'hui, je sais !
L'ABBE
(hochant la tête.)
Oui !… c'est encore une grâce du ciel que vous ayez été éclairé à temps.
(A ce moment, au fond, paraît HUGUETTE traînant sa bicyclette. Elle entre doucement sans qu'on la remarque et s'arrête à peu de distance du pas de la porte.)
MAURICE
(allant s'asseoir sur le bras du fauteuil de sa mère, et bien câlin avec elle.)
Et ceci m'amène, maman, au grand point pour lequel je voulais vous parler. Maman, j'ai l'intention de me marier.
(Ce mot produit un choc chez HUGUETTE qui s'accule, pour ne pas tomber, contre le pilastre de la grille.)
TOUS
Hein ?
(EUGENIE se lève anxieuse, suspendue aux lèvres de MAURICE.)
LA COMTESSE
Te marier, toi ! Mais avec qui ? Avec qui ?
MAURICE
(se levant.)
Avec celle que j'ai jugée digne d'être ma femme, avec celle à qui vous avez vous-même témoigné votre sympathie, avec celle que j'aime enfin. (Allant chercher ETIENNETTE sur le perron.)
LA COMTESSE
Achève, mon enfant, avec…?
MAURICE
(ramenant ETIENNETTE par la main.)
Avec Madame de Marigny. (A ces mots, HUGUETTE sort précipitamment.)
TOUS
Hein !
LA COMTESSE
(n'en croyant pas ses oreilles.)
Qu'est-ce que tu dis ?… avec Madame ?…
LE MARQUIS
(à part.)
Oh ! ça va un peu loin ! ça va un peu loin !
MAURICE
Venez, Etiennette ! (A LA COMTESSE.)
Ma mère, embrassez votre fille !
LA COMTESSE
(hors d'elle-même.)
Ah, çà ! tu es fou ! tu perds la tête ! toi, épouser…
Madame !
MAURICE
(très naturellement.)
Mais oui !
LA COMTESSE
(id.)
Ah, non !… par exemple ! Moi vivante, jamais je ne consentirai !
ETIENNETTE
(essayant timidement de s'interposer.)
Madame…
EUGENIE
C'est inconcevable…!
MAURICE
Quoi ! ma mère, voilà comment vous accueillez celle que je vous dis aimer, celle qui, comme je le désire, deviendra bientôt ma femme ?
LA COMTESSE
Ta femme !… Et tu crois que je donnerai mon autorisation à un mariage pareil !… Ah, çà ! oublies-tu ce que tu dois au nom que tu portes, ce que tu nous dois à nous, ce que tu te dois à toi-même ?…
MAURICE
Ma mère, j'aime et j'estime Madame de Marigny.
LA COMTESSE
(avec un ricanement.)
Madame de Marigny !
ETIENNETTE
Il suffit, madame ! Epargnez-moi, de grâce, de plus amples outrages !…
LA COMTESSE
(hautaine.)
Vraiment !
ETIENNETTE
Vous pouvez bannir toute crainte, j'ai compris ! Ce mariage ne se fera pas.
LA COMTESSE
(id.)
Certes ! il ne se fera pas !… Ah ! mes compliments, Madame, voilà donc comment vous avez reconnu la confiance que je vous ai un moment témoignée en abusant de la candeur de cet enfant pour en faire la proie de votre misérable ambition !
MAURICE
Ma mère…!
ETIENNETTE
Oh ! Madame ! combien vous pouvez être injuste ! Si vous connaissiez ma conduite, vous verriez que rien ne vous autorise à porter contre moi une telle accusation !
LA COMTESSE
Comment donc ! tout cela, n'est-ce pas, s'est fait malgré vous !… en dehors de vous !…
ETIENNETTE
Certes !
LA COMTESSE
Vous me croyez donc bien sotte !… Vous vous trompez, Madame ! les femmes comme vous sont décidément très habiles !
ETIENNETTE
(avec un sursaut de révolte.)
Madame…!
EUGENIE
Mais ne discute donc pas ! Viens, notre place n'est pas ici.
ETIENNETTE
Du tout, madame, si quelqu'un doit se retirer, c'est moi. Je repartirai par le prochain train et je vous promets que je ne vous importunerai pas davantage.
MAURICE
Etiennette !
ETIENNETTE
Inutile, Maurice ! (A LA COMTESSE.)
Mais avant de vous quitter, madame, je tiens à vous déclarer que, non seulement je n'ai rien fait pour pousser votre fils à sa détermination, (Haussement d'épaules de la part de LA COMTESSE.)
je vous le jure, mais encore, en venant ici, j'ignorais le but de notre voyage. C'est tout à l'heure seulement que votre fils s'est ouvert à. moi de ses intentions. J'avoue que, sur le moment, j'ai été grisée !… Quelle femme ne le serait pas? Mais vous vous êtes chargée de ma rappeler à la réalité…, un peu cruellement, je dois dire. Je vous en remercie et profiterai de la leçon, soyez-en certaine !…
Adieu, Madame. (Elle rentre dans le presbytère.)
MAURICE
(des larmes dans la voix.)
Oh ! ma mère, comme vous avez été dure et cruelle. Je n'attendais pas semblable attitude de votre part.
LA COMTESSE
Mais, mon pauvre enfant, tu ne sais pas à quelle femme tu as affaire, tu ne sais donc pas ce qu'elle a été !
MAURICE
Je sais tout, maman, mais je sais aussi ce qu'elle est aujourd'hui, et cela me suffit.
EUGENIE
Tu veux épouser une cocotte !
MAURICE
(froissé.)
Ah ! Eugénie, je vous en prie !
LE MARQUIS
Mais, mon enfant, songe au scandale, toi, le comte de Plounidec.
LA COMTESSE
Songe à ce qu'on dira.
MAURICE
Que m'importe l'opinion du monde, j'ai ma conscience avec moi. (Il passe 1 extrême gauche.)
LA COMTESSE et EUGENIE
Oh !
LE MARQUIS
Voyons, Maurice, je ne suis pas sujet à caution, moi, tu sais ! je suis un vieux libéral.
MAURICE
Mais justement, mon oncle, vous êtes un vieux libéral, et, pour me comprendre, il faut être un religieux. Je suis sûr que monsieur le Curé me comprend, lui.
L'ABBE
(qui, dos au public debout près de la table, semble plongé dans ses réflexions, sursautant légèrement en se sentant interpellé et se retournant, embarrassé.)
Hein?… euh ! je… certainement !… je… je vous comprends, mais… je comprends aussi madame la comtesse et monsieur le marquis.
MAURICE
(au marquis.)
Que vous me blâmiez, vous, je l'admets ! (Passant devant LE MARQUIS pour aller à sa mère.)
Mais toi, ma mère ! toi qui pratiques la doctrine chrétienne, toi qui m'as toujours prêché la pitié et le pardon, tout cela n'était donc que des mots ?
LA COMTESSE
Entre le pardon et le mariage, il y a une marge.
MAURICE
Parce qu'elle a été une pécheresse ?… Mais n'en est-elle pas plus digne d'intérêt ?… Et la morale du Christ : "Il lui sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé". (Sur ce dernier mot, il a gagné jusqu'au marquis.)
LE MARQUIS
Trop !… elle a trop aimé !
EUGENIE
Le Christ a pardonné à la Magdeleine repentante, mais il ne l'a pas épousée.
MAURICE
Et puis, enfin, il y a une chose qui est au-dessus de tout ça ! Entre Etiennette et moi, il y a eu le péché, et, dans un cas pareil, c'est le devoir de l'homme de réparer par le mariage.
LE MARQUIS
(les bras au ciel.)
Mais où as-tu pris cela ?
MAURICE
(indiquant L'ABBE.)
Monsieur le Curé me le confirmait encore tout à l'heure.
L'ABBE
(qui, se sentant à nouveau interpellé, en a marqué sa contrariété par une moue ennuyée.)
Permettez, je ne savais pas que dans l'espèce il s'agissait d'une personne qui…
LE MARQUIS
Mais, parbleu!… Ah! si c'était une jeune fille que tu eusses détournée, bon !…
L'ABBE
(approuvant.)
Voilà !
LE MARQUIS
… Mais Madame de Marigny !…
LA COMTESSE
(les mains au ciel ainsi qu'EUGENIE.)
Madame de Marigny !
LE MARQUIS
Mais, mon pauvre petit, si chaque fois que l'on a commis le péché, il fallait réparer par le mariage, mais tous les hommes seraient polygames.
MAURICE
(avec brusquerie.)
Que voulez-vous, mon oncle, chacun sa morale.
(Il s'assied, boudeur, sur le fauteuil qu'occupait sa mère; LE MARQUIS, à bout d'arguments, lève les bras au ciel et remonte.)
EUGENIE
(suffoquant.)
Non, c'est de la folie ! (A HEURTELOUP.)
Mais dis-lui donc, toi !… au lieu de rester muet comme une carpe !
HEURTELOUP
(toujours sur sa brouette, l'air détaché, le ton sec.)
Je ne me mêle pas des choses qui ne me regardent pas.
EUGENIE
Alors, tu approuves ce mariage ?
HEURTELOUP
(les deux mains agrippées aux barres de la brouette et avec explosion.)
Je n'approuve jamais le mariage !
EUGENIE
Hein !
HEURTELOUP
(avec un coup de poing sur la barre de traverse de la brouette.)
Je suis pour le célibat ! (Se levant et à pleine voix.)
Vive le célibat ! (Il remonte.)
EUGENIE
Insolent !
HEURTELOUP
(du fond, avec soulagement.)
Aïe, donc !
LA COMTESSE
(qui, pendant ce qui précède, nerveuse, a arpenté la scène, redescendant)
(à MAURICE)
Et puis enfin, toute cette discussion est inutile !… Si tu ne comprends pas certaines choses, c'est à moi d'avoir de la raison pour toi ! Ce mariage ne se fera pas parce que je ne le veux pas.
MAURICE
(se levant et douloureusement.)
C'est bien, ma mère, je sais trop le respect que je vous dois pour aller à l'encontre de votre volonté ! Mais je n'imaginais pas que, par vous, j'aurais à choisir entre mes devoirs filiaux et ceux que me dicte ma conscience. C'est dur !
LA COMTESSE
(toute retournée.)
Mon pauvre petit, tu m'en veux ?
MAURICE
(très simplement, mais avec un profond chagrin.)
Non ! Mais j'en souffre. Adieu, Maman.
(Il gagne vers la droite dans la direction de la sortie.)
LA COMTESSE
Tu pars ?
MAURICE
(5 s'arrêtant à la voix de sa mère, tout en prenant son chapeau sur le banc de l'arbre avec des larmes dans la voix.)
Oui…, la carriole qui nous a amenés n'est peut-être pas encore dételée. Je dois rentrer au corps demain matin, et alors (Sentant qu'il va pleurer.)
à tout à l'heure, maman. (Il essuie une larme du revers de la main et gagne vivement la porte de droite. Sortie.)
LA COMTESSE
(bouleversée)
(après un temps.)
Pauvre petit, il s'en va le cœur brisé.
LE MARQUIS
(à gauche de la table.)
Que veux-tu, il y a des opérations nécessaires. Il faut savoir s'y résigner pour le bonheur de ceux qu'on aime.
L'ABBE
(à droite de la table.)
C'est que c'est une opération au cœur, monsieur le marquis, et le cœur ne s'opère pas comme on veut.
LE MARQUIS
(hochant la tête.)
Eh ! je sais bien.
LA COMTESSE
(avec un soupir.)
Hélas !
EUGENIE
(avec une conviction comique.)
Mais qu'est-ce qui se dégage donc de nous, mon
Dieu ! que les hommes subissent ainsi notre empire ?
HEURTELOUP
(du fond, gouailleur, indiquant sa femme.)
Ah! Non ! Ecoutez-la !