ACTE II - SCENE X



LES MEMES, ROGER, MUSIGNOL

MUSIGNOL
(écartant ROGER.)
Inutile ! laissez !
(ROGER se retire.)

TOUS
(excepté MAURICE.)
Musignol !
(Tandis que tout le monde reste cloué sur place, MUSIGNOL demeure sur le pas de la porte, embrassant d'un regard le tableau qu'il a devant lui.)

MUSIGNOL
(avec un ricanement, en apercevant MAURICE.)
Aha !
(Le képi sur la tête et le stick à la main; les poings sur les hanches, il descend l'air provocateur, la démarche insolente, dans la direction de MAURICE. A la vue de l'officier, celui-ci a pris l'attitude militaire.)

MUSIGNOL
(arrivé à peu de distance de MAURICE. Avec dédain.)
C'est bien ! repos !

ETIENNETTE
(descendant entre MAURICE et MUSIGNOL et sur un ton provocateur.)
Qu'est-ce que vous venez faire ici ?

MUSIGNOL
(sur un ton ironique où l'on sent percer la rage contenue.)
Rien ! simple curiosité ! (Tout en remontant en arpentant la scène.)
Je voulais le voir, le don Juan, le bourreau des cœurs ! le chérubin auquel on me sacrifiait.

MAURICE
Hein ?

TOUS
Qu'est-ce qu'il dit ?

ETIENNETTE
(furieuse.)
Musignol !

MUSIGNOL
(se retournant et froidement.)
Quoi ?

GUERASSIN
(qui a MUSIGNOL à proximité.)
Musignol, voyons !

MUSIGNOL
(descendant.)
Laisse-moi, toi. (A ETIENNETTE en indiquant MAURICE avec un sourire de dédain.)
Un simple soldat !… Ah !… (A MAURICE.)
Avancez, militaire !

MAURICE
(interloqué.)
Mon lieutenant…!

ETIENNETTE
(sur un ton qui ne souffre pas de réplique.)
Ne bougez pas !

MUSIGNOL
Vous dites ?

ETIENNETTE
Je dis qu'en voilà assez ! Vous vous conduisez comme un butor; sortez !
(Elle remonte un peu.)

MUSIGNOL
(sur un ton gouailleur.)
Moi ?… Ah ! vous ne voudriez pas que devant mon inférieur !…

ETIENNETTE
Il n'y a ici ni inférieur ni supérieur ! vous n'êtes pas à la caserne, mais chez moi !… Il n'y a que deux hommes en présence.

MUSIGNOL
(levant son stick et marchant sur MAURICE.)
Vous avez raison et je vais…

MAURICE
(reculant légèrement.)
Mon lieutenant !…

ETIENNETTE
(qui s'est jetée entre eux, de façon à faire à MAURICE un rempart de son corps.)
Touchez-le donc !

TOUS
(se rapprochant de MUSIGNOL.)
Voyons, voyons, Musignol.

MUSIGNOL
(les écartant et impérativement.)
Laissez-moi !

MAURICE
(avec douceur et énergie.)
Prenez garde, mon lieutenant ! vous allez commettre un acte que vous regretterez après.

MUSIGNOL
(persifleur.)
Parce que ?…

MAURICE
(avec calme et dignité.)
Parce que deux choses m'empêchent de vous répondre : votre grade…

MUSIGNOL
Soit ! je l'oublie.

MAURICE
Et mon caractère.

MUSIGNOL
(sarcastique.)
Son caractère !… C'est un soldat qui parle !

MAURICE
(avec le même calme.)
Non, mon lieutenant, c'est un ecclésiastique.

MUSIGNOL
(avec un recul.)
Un ecclésiastique !

ETIENNETTE
Oui, un ecclésiastique !… J'espère maintenant que vous comprendrez tout ce que votre attitude a d'odieux, tout ce que votre sortie a de révoltant.

MUSIGNOL
(abruti par cette révélation, se laissant tomber sur le tabouret de gauche.)
Un ecclésiastique !
(Il reste comme atterré, les yeux fixés au sol. Instinctivement sa main va chercher son képi; il se découvre.)

ETIENNETTE
Et voilà à quel degré d'aberration vous en arrivez avec vos suppositions pitoyables et votre jalousie aveugle : à oublier le respect de votre grade et à vous rendre publiquement ridicule.

MUSIGNOL
(brusquement, et d'une voix sourde, à ETIENNETTE qui est tout près de lui; comme un gamin qui se repent et demande pardon; les mots lui montant aux lèvres, rapides et pressés.)
Etiennette ! Etiennette ! je me suis conduit comme une brute ! J'ai été fou ! J'ai vu rouge !
C'est la jalousie qui m'a fait perdre la tête ! Pardon ! pardon !

ETIENNETTE
Ce n'est pas à moi qu'il faut demander pardon, mais à celui que vous avez offensé.
(Elle indique MAURICE.)

MAURICE
(qui par discrétion tourne le dos à la scène, la tète penchée et les bras croisés, se retournant et sur un ton de prière.)
Madame !…

MUSIGNOL
(résistant.)
A lui !… A ce soldat !

ETIENNETTE
(rectifiant.)
A monsieur l'abbé. (MUSIGNOL reste silencieux, mais on sent le combat qui se livre en lui.)
Ah !… je le veux ! (Elle passe au-dessus de MUSIGNOL et descend à sa gauche.)

MUSIGNOL
(après un dernier effort.)
(Sans bouger de place.)
Monsieur l'abbé… je vous demande pardon.

MAURICE
(voulant lui épargner son humiliation.)
Mon lieutenant !… oh ! non !

MUSIGNOL
(lui tendant la main.)
Monsieur l'abbé, voulez-vous me donner la main ?

MAURICE
(allant à lui avec empressement.)
Oh !… mon lieutenant !…
(Ils se serrent la main.)

MUSIGNOL
Merci !

ETIENNETTE
(gagnant le milieu droit de la scène et sur un ton de satisfaction rageuse.)
Ah !

TOUS
(félicitant MUSIGNOL.)
A la bonne heure !
(MUSIGNOL pensant en être quitte et avoir bien mérité d'ETIENNETTE, va à elle comme un homme assuré de sa rentrée en grâce.)

ETIENNETTE
(à MUSIGNOL au moment où il arrive à elle, la bouche enfarinée.)
Et maintenant, allez ! allez-vous-en ! allez-vous-en !

MUSIGNOL
(estomaqué par cet accueil.)
Tu me chasses ?

ETIENNETTE
(marchant sur lui.)
Par votre façon d'agir vous avez élevé entre vous et moi une barrière infranchissable !… jamais ! jamais, je ne vous pardonnerai.

MUSIGNOL
(suppliant.)
Etiennette !

ETIENNETTE
Non, non, je ne veux plus vous voir. (Excédée.)
Allez-vous-en !… Mais allez- vous-en !
(Elle gagne l'extrême-droite.)

GUERASSIN
(descendant à la droite de MUSIGNOL et sur un ton bon garçon.)
Va-t'en,
Musignol…! ne l'irrite pas; ça vaut mieux.

MUSIGNOL
(se retournant et heureux d'épancher sa colère sur quelqu'un.)
Ah ! toi, par exemple, tu paieras pour les autres !
(Il le repousse et lui applique deux soufflets.)

GUERASSIN
(au premier soufflet.)
Oh ! (Au second.)
Oh !

TOUS
(comme un écho de GUERASSIN.)
Oh !… Oh !

MUSIGNOL
(remontant.)
Je suis à vos ordres !
(Il sort.)

GUERASSIN
(encore sous le coup du saisissement.)
Mais… mais il m'a giflé ?

LES FEMMES
(sauf ETIENNETTE.)
Mais oui, il t'a giflé !

GUERASSIN
Ah ! par exemple (Courant après MUSIGNOL.)
Monsieur… ! monsieur, vous m'en rendrez raison !
(Il sort dans la direction de MUSIGNOL.)
(TOUT CELA TRES RAPIDE ET L'UN SUR L'AUTRE :)

CLEO
Non, mais a-t-on jamais vu ?

LA CHOUTE
En voilà un soudard !

PAULETTE
Quel pignouf !

ETIENNETTE
(qui les a fait remonter en les poussant du geste vers la porte du fond.)
Oui ! c'est bien ! Allez ! laissez-moi !
(ENSEMBLE TOUT EN SE LAISSANT POUSSER VERS LA PORTE :)

CLEO
Non, c'est vrai, ça !

LA CHOUTE
Gifler Guérassin !

PAULETTE
En voilà des façons !

ETIENNETTE
(pressant leur départ.)
Allez ! allez !
(ENSEMBLE :)

LA CHOUTE
Alors, adieu.

PAULETTE
Adieu.

CLEO
Adieu.

ETIENNETTE
(pressée de les renvoyer.)
Oui, adieu, adieu. (Au moment où les femmes sortent, elle se retourne pour aller à MAURICE; elle le trouve en train de remonter et se disposant à sortir également. Sur un ton de prière.)
Oh ! non !… vous, pas !… Vous, restez !

MAURICE
(voulant partir.)
Madame…!

ETIENNETTE
Je vous en supplie, pas comme cela; pas avant de m'avoir entendue; que je me sois disculpée…!

MAURICE
(descendant vers la droite jusque devant le sofa.)
Oh ! madame, pourquoi m'avez- vous menti ?

ETIENNETTE
(au-dessus du fauteuil qui est près de la petite table.)
Eh ! bien, oui ! oui, c'est vrai, j'aurais dû vous dire, vous avouer…, mais je n'ai pas osé !… Je ne voulais pas rougir devant vous. Oui, cet homme était mon amant : je suis une malheureuse, une créature indigne.

MAURICE
(avec un accent de tristesse.)
Vous voyez bien que ma place n'est pas ici.

ETIENNETTE
(avec élan.)
Elle n'est pas ici si vous vous occupez de l'opinion du monde ! elle est ici si vous tenez compte du rôle que vous y avez à remplir.

MAURICE
(la regardant un instant, puis.)
Que voulez-vous dire ?

ETIENNETTE
(id.)
Vous voyez bien que j'ai soif de repentir, soif de pardon. Vous qui m'avez indiqué la voie du bien, allez-vous m'abandonner, alors que j'ai encore si besoin de vous ? alors que mon initiation est encore si nouvelle ? alors que ma foi est encore si chancelante ?

MAURICE
(lentement et comme inspiré.)
C'est vrai !

ETIENNETTE
Vous ne doutez pas de ma sincérité, n'est-ce pas ? Eh ! bien, lorsque la pécheresse vous crie : "au secours ! " lui refuserez-vous la main et vous détournerez-vous d'elle ?

MAURICE
(avec une profonde conviction.)
Non, vous avez raison ! je reste.

ETIENNETTE
(radieuse.)
Quoi ! je puis espérer ?…

MAURICE
Venez ! Parlez ! Confiez-vous à moi !
(Tout en parlant il la fait asseoir sur le sofa et s'assied lui-même sur le tabouret qui est auprès; il se débarrasse de son képi en le posant derrière lui sur le tabouret.)

ETIENNETTE
(une fois assise.)
Ah ! monsieur l'abbé, merci pour ces paroles réconfortantes !
Ah ! vous ne savez pas quelle influence vous avez eue sur moi !

MAURICE
Moi ?

ETIENNETTE
En m'arrachant aux flots qui m'entraînaient, vous avez cru opérer un sauvetage ordinaire ? vous avez fait un sauvetage moral. Je n'ai plus qu'un objectif aujourd'hui : travailler au rachat de mes fautes et devenir la créature que vous souhaiteriez que je sois. Voilà le miracle que vous avez opéré.

MAURICE
(touché.)
Eh ! quoi, c'est à cause de moi… ?

ETIENNETTE
Ah ! je serais si heureuse de mériter votre estime.

MAURICE
Oh ! madame…!

ETIENNETTE
Mais j'ai besoin qu'on me soutienne, j'ai besoin du secours de vos lumières : soyez mon conseiller, mon directeur de conscience ! dites ! vous voulez bien ?

MAURICE
(avec un enthousiasme mystique.)
Si je veux !… Je suis encore bien novice, bien impuissant à exprimer les choses que pourtant je ressens ! mais puisque Dieu est avec moi, c'est lui qui m'inspirera les mots qu'il faut dire et par lesquels je vous persuaderai.

ETIENNETTE
Promettez-moi que vous viendrez me voir souvent.

MAURICE
Toutes les heures de liberté que mon service me laissera, je vous les consacrerai.

ETIENNETTE
Et vous m'apprendrez à croire ?

MAURICE
A croire ! Est-ce qu'on apprend à croire ! On croit, et voilà tout !

ETIENNETTE
(se laissant glisser sur les genoux, et les deux mains jointes contre sa joue gauche.)
Eh ! bien, oui, je croirai; je croirai puisque vous me le dites.

MAURICE
(avec un geste d'apôtre.)
Non !… pas parce que je vous le dis, mais parce que telle est votre volonté.

ETIENNETTE
(humble et soumise.)
Alors parce que telle est ma volonté.

MAURICE
(doucement.)
Mais relevez-vous ! pourquoi vous agenouiller ?

ETIENNETTE
(sur un ton de prière.)
Laissez-moi rester ainsi; c'est l'attitude qui convient à la pénitente.
(Elle s'assied sur les genoux, les mains toujours jointes, le coude gauche appuyé sur le sofa.)

MAURICE
(avec élévation.)
Regardez Marie de Béthanie, celle que nous appelons la
Magdeleine : c'était une pécheresse comme vous; mais elle eut la foi en la présence du Sauveur et c'est par là qu'elle toucha le cœur de Jésus.

ETIENNETTE
(hoche la tête doucement puis timidement.)
Mais… la Magdeleine aima le Christ ?

MAURICE
(id.)
Oui, mais elle l'aima comme il voulait être aimé.

ETIENNETTE
C'était une courtisane; comment se fait-il qu'elle ait pu concevoir un autre amour que celui qui lui était habituel ?

MAURICE
(id.)
Elle fut touchée de la grâce.

ETIENNETTE
(comme dans un rêve.)
A moins qu'elle n'ait eu conscience de l'impossibilité de son amour et que plutôt que de voir s'éloigner d'elle celui qu'elle aimait, elle n'ait préféré se résigner à cette adoration muette qui devait lui cacher la nature de ses pensées.

MAURICE
(avec une énergie mystique.)
Croyez-vous donc que le Christ qui lisait dans son
âme se serait mépris sur le caractère de ses sentiments ?

ETIENNETTE
(id.)
C'est pourtant tellement le propre des femmes de savoir plier leur amour à l'idéal de ceux qu'elles aiment.

MAURICE
(avec élan.)
Non ! non ! chez elle, tout est spontané, tout est sincère ! (D'une voix pleine de tendresse.)
Pécheresse encore, elle voit le Christ et reconnaît Dieu dans la chair du Fils de l'Homme. Elle se rend auprès de lui avec un vase d'albâtre rempli de parfum; elle commence par arroser ses pieds de larmes; puis elle les essuie avec les cheveux de sa tête, elle baise ses pieds et les oint de parfums.

ETIENNETTE
(à qui tout ceci paraît peu de chose.)
Quand on aime !

MAURICE
(avec transport.)
Comprenez-vous la beauté de cet acte de foi et d'humilité ? comprenez-vous que le Sauveur en fut touché par tout ce qu'il contenait de repentir, d'expiation et d'amour ? comprenez-vous ? comprenez-vous ?

ETIENNETTE
(comme grisée.)
Ah ! je ne sais pas… je ne sais pas si je comprends le sens de vos paroles !… je comprends que votre voix est une musique qui me monte à l'âme, me berce et m'étourdit.

MAURICE
(décontenancé par ces paroles inattendues, presque à mi-voix.)
Madame ! Madame ! Perdez-vous l'esprit ?

ETIENNETTE
(id.)
Ah ! je comprends la Magdeleine quand je me mets à sa place : s'humilier devant celui qu'on aime. Quelle joie !… Ah ! si je pouvais !… si je pouvais…!

MAURICE
(reculant sur son tabouret.)
Madame !…

ETIENNETTE
(s'approchant de lui, en se traînant sur les genoux.)
Etre à vos pieds, toujours, les inonder de mes larmes, comme elle !… Ah ! comme je comprendrais cela !…

MAURICE
(se levant en essayant de se dégager.)
Quelles paroles osez-vous dire !

ETIENNETTE
(essayant de le retenir.)
Non, non ! ne vous éloignez pas, laissez-moi me serrer, me blottir contre vous.

MAURICE
(scandalisé.)
Madame ! Madame ! Retirez-vous.
(Il passe à gauche, ETIENNETTE en s'accrochant à lui pour le retenir a pivoté sur les genoux; mais il s'est dégagé presque aussitôt de son étreinte.)

ETIENNETTE
(qui a gagné ainsi presque le milieu de la scène toujours à genoux.)
Par pitié !… oui, je suis folle !… mais la Magdeleine aima le Christ. Pourquoi moi, pécheresse comme elle, n'aimerais-je pas à son exemple ? Mais est-ce que tout l'Evangile n'est pas un livre d'amour ? Eh ! bien, après tout, pourquoi rougirais-je d'un sentiment que les Ecritures magnifient !

MAURICE
(avec horreur, la repoussant du geste.)
Taisez-vous ! Taisez-vous !… Votre amour est coupable. Celui-là la religion le réprouve !

ETIENNETTE
(se levant brusquement, et avec résolution.)
Eh ! bien, tant pis ! j'en ai trop dit pour pouvoir reculer, et puis je n'ai plus la force de lutter ! (Marchant sur lui et presque dans son oreille.)
je vous aime ! je vous aime ! je vous aime !

MAURICE
(affolé.)
Malheureuse, c'est le démon qui vous possède ! Chassez-le ! chassez-le !
(Il esquisse un rapide signe de croix, tout en gagnant jusqu'à la cheminée où il demeure le dos tourné pour éviter le regard d'ETIENNETTE.)

ETIENNETTE
Moi, le chasser ! quand il me donne une des sensations les plus intenses que j'aie ressenties de ma vie !

MAURICE
(se retournant à demi et douloureusement.)
A moi…! vous osez!

ETIENNETTE
(à l'angle droit du canapé et de la table.)
Oui, j'ose ! oui, j'ose ! Jusqu'alors vous aviez la soutane qui commandait à mon respect. Désormais vous n'êtes plus l'ecclésiastique pour moi ! vous êtes un soldat, vous êtes un homme.

MAURICE
(qui face à la cheminée a écouté tout cela l'air terrifié, les deux mains jointes en implorant le ciel avec détresse.)
Ah ! pourquoi suis-je venu ici ?

ETIENNETTE
(qui a gagné jusqu'à lui avec une âpre joie.)
Pourquoi ? Parce que vous m'aimez aussi.

MAURICE
(vivement et douloureusement.)
Non ! non !

ETIENNETTE
(tout contre lui; un peu au-dessus, à la cheminée.)
Mais si, mais si ! si j'ai été dupe, vous l'avez été autant que moi. Pourquoi avez-vous tremblé tout à l'heure, quand vous avez appris la présence de votre mère ? Oui, pourquoi ? si ce n'est parce que vous sentiez bien que le sentiment qui vous attirait n'était peut-être pas aussi évangélique que vous vouliez le croire.
(Presque dans l'oreille de MAURICE, qui écoute tout cela terrifié, les coudes serrés contre lui, le cou dans les épaules et les mains collées contre ses oreilles comme pour se défendre d'entendre.)
Eh ! bien, ce sentiment, c'était l'amour ! et l'amour terrestre, l'amour charnel, celui qui tenaille, qui persécute et finit toujours par avoir raison de la volonté !

MAURICE
(sur un ton de souffrance et de prière, avec des sanglots dans la voix.)
Taisez-vous ! Taisez-vous !

ETIENNETTE
(implacable.)
Vous pouvez vous dérober aujourd'hui, vous me reviendrez demain, parce que ma pensée est dans la vôtre, parce que vous m'aimez ! vous m'aimez ! et maintenant (Appuyant sur le "savez".)
vous savez que vous m'aimez !

MAURICE
(douloureusement.)
Etre de perdition, vous aspirez à ma chute !

ETIENNETTE
(avec transport.)
J'aspire à mon bonheur et j'aspire au vôtre ! (MAURICE a un geste de révolte.)
Oui, au vôtre ! (Avec perfidie.)
Et tenez ! voulez-vous savoir ce que madame votre mère est venue faire tout à l'heure ?

MAURICE
Ma mère ?

ETIENNETTE
Me prier de m'employer à ce que vous appelez votre chute.

MAURICE
(scandalisé.)
Ma mère ! ma mère…! Vous osez!

ETIENNETTE
Oui…! Et elle n'est pas seule à souhaiter : monsieur le curé…

MAURICE
(abasourdi.)
Monsieur le curé !

ETIENNETTE
Oui, monsieur le curé, le vôtre…!

MAURICE
(avec un désespoir comique.)
Mon Dieu, qu'est-ce que je dois entendre?

ETIENNETTE
Vous voyez que tout conspire contre vous ! Et vous-même, oui, vous-même, qui résistez en vain ! vous pouvez me maudire, mais vous ne partirez pas!

MAURICE
(avec plus d'angoisse que de conviction réelle.)
Oh ! si !
(Il traverse vivement la scène pour aller chercher son képi laissé sur le tabouret de droite.)

ETIENNETTE
(sûre à présent du triomphe, tout en gagnant le milieu de la scène.)
Non ! car si vous aviez dû partir, il y a longtemps que vous ne seriez plus là.

MAURICE
(arrêté dans son élan par la vérité de ces paroles,)
(implorant le ciel.)
Mon Dieu, ayez pitié de moi !

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