ACTE I - SCENE X



LES MEMES, HEURTELOUP, puis LA COMTESSE

HEURTELOUP
(qui se dirigeait vers la table, apercevant ETIENNETTE et GUERASSIN. —)
Avec un petit mouvement de recul.
Oh ! pardon, je ne savais pas!…

ETIENNETTE ET GUERASSIN
(le reconnaissant. )
Ah ! Totor.

HEURTELOUP
(reculant instinctivement vers la porte de MAURICE.)
Nom d'un chien !
Etiennette, Guérassin !

ETIENNETTE
Eh ! bien, qu'est-ce que tu fais ici ?

HEURTELOUP
(revenant à eux.)
Chut ! Taisez-vous ! C'est le sein de la famille : ma femme, mes cousin, cousine, neveu, tout le tralala… et des curés ! De la religion jusqu'au cou !

ETIENNETTE
(riant.)
Ah ! C'est pour ça que tu es en sacristain ?

HEURTELOUP
C'est ma tenue de recueillement. Surtout, si on vient, vous ne me connaissez pas.

ETIENNETTE
Ah ! Mon pauvre Totor !

GUERASSIN
(à pleine voix.)
Eh ! bien, et la Choute ?

HEURTELOUP
(sursautant.)
Oh ! chut donc.

GUERASSIN
(sans voix, articulant simplement avec les lèvres.)
Eh ! bien, et la Choute?

HEURTELOUP
Elle est à Concarneau ! Pauvre petite, c'est pas drôle ! Juste deux heures par jour pour se voir ! C'est sec !… et de plus le matin ! Assommant pour les deux ! Mais pas moyen autrement ! Faut que ça concorde avec les offices! (ETIENNETTE et GUERASSIN rient.)
Choute qui n'aime pas qu'on l'éveille de bonne heure ! Comme c'est gai ! et moi obligé d'avaler des kilomètres de bécane ! Voilà un calvaire ! Oh ! le mariage. (ETIENNETTE et GUERASSIN rient à gorge déployée.)
Chut ! la cousine !
(On redevient subitement sérieux avec l'aspect des gens qui ne se connaissent pas. HEURTELOUP s'écarte avec des petites révérences, pour se donner l'air de quelqu'un qui vient seulement d'entrer.)

LA COMTESSE
(s'avançant vers ETIENNETTE.)
Madame de Marigny ?

ETIENNETTE
(très correcte.)
Oui, madame.

LA COMTESSE
(4)
Mon maître d'hôtel m'a remis votre carte. Excusez-moi de vous avoir fait attendre, mais j'étais avec mon fils qui vient d'être un peu souffrant.

ETIENNETTE
(2)
Mais je vous en prie, madame.

LA COMTESSE
(indiquant GUERASSIN.)
Monsieur de Marigny sans doute?

GUERASSIN
(1, après une seconde d'hésitation voyant que c'est lui dont il est question. )
Non !… non madame, à mon grand regret, je dois le dire.

LA COMTESSE
Ah ! pardon.

ETIENNETTE
Monsieur est un de mes amis qui a bien voulu m'accompagner : monsieur Guérassin.
(GUERASSIN s'incline. LA COMTESSE fait un salut aimable de la tête.)

LA COMTESSE
(présentant HEURTELOUP 3 un peu au-dessus.)
Mon cousin, monsieur Hector Heurteloup.
(Salut correct et froid de part et d'autre.)

HEURTELOUP
Je vous demande pardon, j'ai fait irruption dans le salon, ignorant qu'il y avait du monde, mais je puis…
(Il fait signe de se retirer.)

ETIENNETTE
Mais du tout, ce que j'ai à dire ne cache aucun mystère.

LA COMTESSE
(indiquant le fauteuil à droite de la table.)
Je vous en prie.
(HEURTELOUP avance un peu ledit fauteuil sur lequel s'assied ETIENNETTE, puis, en faisant le tour de la table par en-dessus, va s'asseoir sur le pied de la chaise longue. GUERASSIN s'assied sur le tabouret, la COMTESSE sur le fauteuil gauche de la bergère.)

ETIENNETTE
(une fois tout le monde assis.)
Voici en deux mots, madame… J'ai vu qu'il y avait, attenant au parc de ce château, un pavillon de chasse disposé en maison d'habitation, et qui est à louer.

LA COMTESSE
Parfaitement.

ETIENNETTE
Je l'ai visité et il me plaît tout à fait. Alors, comme on m'a dit que c'était vous qui en étiez propriétaire…

LA COMTESSE
En effet, madame ! mais l'on aurait dû vous dire également que c'était mon intendant qui avait charge… Mais n'importe ! je suis bien heureuse que vous vous soyez adressée
(à moi, puisque cela me permet de recommander tout particulièrement votre requête à mon intendant.)

ETIENNETTE
Vraiment madame, je suis confuse !

LA COMTESSE
Mais du tout, madame. Croyez bien que c'est en égoïste que je parle. Vous devez le savoir mieux que personne, dans notre monde, nous avons un peu le préjugé de caste.
Aussi, quand il m'arrive de pouvoir louer à quelqu'un de la noblesse…

ETIENNETTE
(un peu interloquée.)
Ah ?
(Elle jette un regard à GUERASSIN qui en adresse un à HEURTELOUP qui, lui, ne bronche pas.)

LA COMTESSE
(cherchant dans sa mémoire.)
"De Marigny" ! j'ai connu un chevalier de
Marigny. Est-ce que vous auriez épousé son fils ?
(GUERASSIN ne peut réprimer un pouffement de rire qui dans l'effort qu'il fait pour le retenir prend l'apparence d'un vaste éternuement qu'il étouffe aussitôt dans son mouchoir. HEURTELOUP et ETIENNETTE le foudroient d'un regard.)

LA COMTESSE
(qui croit qu'il a éternué.)
A vos souhaits, monsieur. GUERASSIN, une seconde interloqué.
Hein ? Mille grâces, madame.

LA COMTESSE
C'est le grand soleil qui enrhume.

GUERASSIN
C'est le grand soleil, évidemment.
(Il lance un petit coup de pied d'intelligence à HEURTELOUP, qui gêné, se détourne d'un mouvement brusque. Mais comme il est tout au pied du rocking, ce jeu de scène fait basculer la chaise longue qui le dépose par terre, en repliant son dossier sur lui.)

TOUS
Oh !

LA COMTESSE
Eh ! bien qu'est-ce qui vous prend, Hector ?

HEURTELOUP
(se relevant et se rasseyant.)
Hein ! rien… c'est le rocking qui a basculé.

LA COMTESSE
Oh ! vous nous donnez des émotions ! (A ETIENNETTE.)
Je vous demandais donc, madame, si…

ETIENNETTE
(avec décision.)
Mon Dieu, madame, j'aime mieux être franche : je ne suis pas mariée. J'ai bien connu le chevalier de Marigny, mais il fut un ami et un père pour moi; à ce point, que quand j'ai eu la douleur de le perdre, son nom m'est resté par l'habitude; et comme aucun héritier n'était là pour le recueillir, j'ai continué à le porter au théâtre.

LA COMTESSE
(refroidie.)
Ah ! vous ?…
(Elle se leve, ETIENNETTE se lève également.)

GUERASSIN
(à part.)
Aïe donc !
(Il se lève à son tour. Seul HEURTELOUP reste assis.)

ETIENNETTE
Quant à moi, mon nom est beaucoup moins aristocratique : je m'appelle vulgairement Charlotte Cunard, comme mon père qui tenait un petit café rue de la Tour d'Auvergne. Vous voyez donc, madame, que je serais fort en peine pour faire croire que j'ai du sang bleu dans les veines.

LA COMTESSE
(pincée.)
Mon Dieu, madame, après ce que…

ETIENNETTE
(lui coupant la parole.)
Laissez-moi achever, madame… quand ce ne serait que pour me permettre de dire moi-même ce qui me serait plus pénible à entendre de votre bouche.
De la profession de foi que vous avez bien voulu me faire tout à l'heure, je dois conclure que j'ai peu de chance de retrouver les bonnes dispositions que vous sembliez avoir à mon égard, et que, par conséquent, pour ce pavillon…

LA COMTESSE
(avec effort.)
Ecoutez, madame, puisque vous avez le tact de comprendre certaines susceptibilités, qui sont peut-être d'un autre âge, mais enfin qui sont…

ETIENNETTE
Oui, madame, oui.

LA COMTESSE
Certes, je ne jette la pierre à personne; mon cousin vous dira que nos sentiments chrétiens sont trop ancrés…

ETIENNETTE
Ah ?
(Elle se tourne d'un air moqueur vers HEURTELOUP ainsi que GUERASSIN.)

HEURTELOUP
(les lèvres pincées.)
Hein ?… euh… Oui !… oui, oui, oui.

LA COMTESSE
Mais enfin, dans notre entourage, très austère, un milieu artiste surgissant tout à coup !… Ce serait même une gêne de part et d'autre.

ETIENNETTE
Il suffit, madame ! Ne vous croyez pas obligée de me donner des explications.
Soyez bien persuadée, même, que si j'avais pu prévoir,… mais l'écriteau ne portait aucune restriction… alors, je me suis cru permis… N'importe ! je suis édifiée et il ne me reste plus qu'à m'excuser.

LA COMTESSE
Croyez que je suis désolée…

ETIENNETTE
(avec une pointe d'ironie.)
Ne vous désolez pas, madame, il n'y a vraiment pas de quoi ! (A GUERASSIN sur un ton détaché.)
Vous venez, mon ami ? (Saluant.)
Madame ! Monsieur…

LA COMTESSE
(s'inclinant légèrement puis, tout en remontant un peu.)
Si vous voulez accompagner madame jusqu'à son automobile, Hector ?

HEURTELOUP
Volontiers.
(Il remonte par la gauche de la table, remet en passant le fauteuil occupé par ETIENNETTE à sa place primitive et sort à la suite des deux visiteurs.)

LA COMTESSE
(s'incline une dernière fois.)
Madame.
(Echange de saluts. Au moment de la sortie, EUGENIE paraît à la porte du salon; elle s'efface devant ETIENNETTE et les deux hommes. On échange des saluts froids et EUGENIE reste un moment sur le pas de la porte à regarder la sortie.)

LA COMTESSE
(une fois la sortie faite, agitant son mouchoir comme pour chasser les miasmes et gagnant à gauche.)
Ah ! pouah ! pouah !

EUGENIE
(sur le pas de la porte.)
Qu'est-ce que c'est que ces gens ?

LA COMTESSE
Une actrice ! Une actrice chez moi !

EUGENIE
(descendant au-dessus de la table.)
Une actrice !

LA COMTESSE
(gagnant le milieu de la scène.)
Ah ! ces créatures ont toutes les audaces.

EUGENIE
Une actrice ! Et M. Heurteloup se commet avec elle ?

LA COMTESSE
(se dirigeant vers la chambre de son fils.)
Non, ne t'inquiète pas, c'est moi qui l'ai prié…

EUGENIE
Ah ! J'espère !
(Elle descend en scène.)

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