ACTE I - SCENE II



LES MEMES, LA CLAUDIE
LA CLAUDIE paraît, l'air dépité, un litre à la main.

LA CLAUDIE
(2)
Madame la comtesse…

LA COMTESSE
(3 - au-dessus et à gauche de la bergère dans laquelle est assise EUGENIE.)
Te voilà, toi ! D'où arrives-tu ?

LA CLAUDIE
Je ne trouve pas l'éther.

LA COMTESSE
(railleuse.)
Allons donc ? Il est bien temps !

LA CLAUDIE
J'ai bien trouvé cette bouteille.

LA COMTESSE
Qu'est-ce que c'est ?

LA CLAUDIE
Je ne sais pas ! Ça ne peut pas remplacer ?

LA COMTESSE
(lisant l'étiquette de la bouteille.)
Du sirop antiscorbutique. Ah, çà! tu es folle ? Non, non, ça ne peut pas remplacer.
(Elle passe au 2.)

LA CLAUDIE
C'est tout de même du médicament.

LA COMTESSE
(s'asseyant et reprenant son crochet.)
Ah ! tu es bien restée paysanne !
Allons, va-t'en !

LA CLAUDIE
(elle remonte.)
Oui, madame la comtesse.

LA COMTESSE
Ah ! (LA CLAUDIE se sentant rappelée, s'arrête aussitôt.)
Et puis je voulais t'avertir : demain tu entreras à mon orphelinat de Kenogan.

LA CLAUDIE
(descendant d'un pas vers LA COMTESSE.)
Moi ?

LA COMTESSE
Oui, toi !… tu seras attachée à la lingerie.

LA CLAUDIE
(navrée.)
Oh !… madame me renvoie ?

LA COMTESSE
Je ne te renvoie pas ! je te change d'emploi, voilà tout.

LA CLAUDIE
(les larmes dans les yeux. -)
Oh ! mais pourquoi ?

LA COMTESSE
(avec un peu d'impatience.)
Ah !… Parce que j'en ai décidé ainsi; je n'ai pas d'explication à te donner.

LA CLAUDIE
(pleurant presque.)
Oh ! je vois bien que madame la comtesse ne m'a pas encore pardonné le bal forain du 15 août.

LA COMTESSE
Eh ! il ne s'agit pas de ça !

LA CLAUDIE
Oh ! si; tout ça, parce qu'on a dit à madame que j'avais dansé avec un cuirassier… qui était dans les dragons.

EUGENIE
(scandalisée.)
Vous avez dansé avec un dragon !

LA CLAUDIE
Qui était dans les cuirassiers ! Oui, madame ! pour ça !

EUGENIE
(scandalisée.)
Oh !… un dragon !… et à cheval ! oh !

LE MARQUIS
(toujours dessinant.)
Bah ! tant qu'il ne l'a pas dragonnée.

LA COMTESSE
(sévèrement, au marquis.)
Je t'en prie, toi, ne te mêle pas !… (A LA CLAUDIE.)
Je te répète, mon enfant, qu'il n'y a pas l'ombre de disgrâce dans la mesure que je prends. Mais je ne dois pas oublier que j'ai charge d'âmes ! tu es orpheline; c'est moi qui t'ai élevée; j'ai donc pour devoir de veiller sur toi. Or, ce penchant que tu sembles manifester pour le plaisir m'est un avertissement; tu arrives à un âge où la vie est pleine d'embûches pour une jeune fille; et si elle n'a pas en elle une rigidité de principes suffisante pour y parer, elle y tombe fatalement un jour ou l'autre. Eh ! bien, je ne l'entends pas ainsi; et pour commencer, il est urgent que je te retire à la promiscuité de l'office. Tu me comprends, n'est-ce pas ?
(LA CLAUDIE qui écoute tout ce discours avec de grands yeux ahuris, fait un signe affirmatif de la tête que dément l'expression de sa physionomie.)

LE MARQUIS
(levant les bras au plafond.)
Mais pas un mot ! Tu lui parles chinois!

LA COMTESSE
N'importe ! Qu'il lui suffise de savoir qu'où je l'envoie, elle sera parfaitement heureuse… dans une atmosphère d'honnêteté, de sainteté, à l'abri du mal et de la tentation, au milieu de bonnes sœurs…

LE MARQUIS
(avec une envolée de la main au-dessus de sa tête.)
Ohé !
Ohé !

LA COMTESSE
Et elle y restera jusqu'à son mariage, où de ce fait ma responsabilité se trouvera dégagée.

EUGENIE
Vous voyez, mon enfant, que c'est au contraire de la reconnaissance que vous devez à madame la comtesse pour la sollicitude qu'elle a pour vous.
(LA CLAUDIE approuve de la tête sans conviction.)

LE MARQUIS
(à part, tout en se levant.)
Tu parles !
(Il gagne la cheminée.)

EUGENIE
Remerciez donc votre maîtresse.

LA CLAUDIE
(sans conviction.)
Merci, madame.

EUGENIE
A la bonne heure.

LA COMTESSE
J'ajoute que s'il te plaît de te marier tout de suite, il y a Jeannick qui ne demande qu'à t'épouser; c'est un honnête homme, un bon cocher, et un excellent chrétien, j'approuverai cette union.

LA CLAUDIE
(de toute l'impulsion de son cœur.)
Mais… il est vieux !

LA COMTESSE
Vieux !

EUGENIE
Ah, çà ! ma pauvre enfant ! Que demandez-vous donc au mariage ?

LA CLAUDIE
(bien naïvement.)
Mais… un jeune !

LA COMTESSE
Voilà !… Voilà ce penchant pour les futilités que je redoute.

LA CLAUDIE
Ben, tiens !

LA COMTESSE
C'est bien, ma fille ! ne perdons pas de temps à discuter; tu peux te retirer; je n'ai plus besoin de toi.
(LA CLAUDIE sort avec humeur.)

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024