ACTE III - SCENE VII



MAURICE, puis ETIENNETTE, puis LA MARIOTTE, puis HUGUETTE
(MAURICE regarde partir le curé, puis gagne rapidement d'un pas léger la porte donnant sur la ruelle.)

MAURICE
(ouvrant la porte et du seuil faisant signe à l'extérieur.)
Entre ! (Il gagne la gauche.)

ETIENNETTE
Ah, çà ! m'expliqueras-tu ce que tout cela signifie… et ce que tu manigances ?

MAURICE
(1 pivotant sur lui-même et très gamin, tout en lui prenant gentiment les épaules entre les deux mains.)
Taratata ! inutile, Madame… Je ne vous dirai rien tant que je ne jugerai pas le moment venu. Vous m'avez promis de ne pas m'interroger, de vous en rapporter à moi; vous êtes à ma discrétion.
(Il l'embrasse dans le cou.)

ETIENNETTE
Quel enfant tu fais ! Je ne te reconnais pas.

MAURICE
Mais je ne me reconnais pas moi-même. Il me semble que j'ai des années de jeunesse en retard, que j'existe pour la première fois. Assez longtemps j'ai vécu comprimé dans ma chrysalide, j'ai besoin d'étendre mes ailes et de voler éperdument. J'ai besoin de mon âge, j'ai besoin de vivre, j'ai besoin d'aimer.

ETIENNETTE
Qu'il est loin le petit séminariste à la soutane noire dont le rigorisme m'imposait, dont la pureté me troublait.

MAURICE
Qu'il est loin l'être de vanité qui s'imaginait avoir en lui toutes les vertus du sacrifice ! Il a suffi d'un sourire de femme pour le ramener à la réalité et lui montrer qu'il n'était qu'un homme.

ETIENNETTE
Regretterais-tu quelque chose ?

MAURICE
Ai-je l'air de quelqu'un qui éprouve des regrets ?
(Il l'embrasse dans le cou.)

LA MARIOTTE
(arrivant de gauche, deuxième plan, avec des artichauts à la main et apercevant MAURICE qui a fini d'embrasser ETIENNETTE avec forces courbettes.)
Oh ! monsieur l'abbé, vous !

MAURICE
(tout près d'ETIENNETTE et au-dessus d'elle bien brutalement. )
Bonjour, la Mariotte !… Je vous présente ma bonne amie.

LA MARIOTTE
(qui déjà s'inclinait, sursautant scandalisée.)
Jésus-Marie ! Est-ce vous, monsieur l'abbé, qui parlez ainsi ?

MAURICE
(marchant vers elle, ce qui la fait reculer épouvantée.)
Ah ! c'est qu'il y a du nouveau, la Mariotte ! beaucoup de nouveau !… et je suis un vil pécheur comme tous les autres.

LA MARIOTTE
(qui est arrivée ainsi jusqu'au pied du perron, s'abritant le visage de son coude levé comme pour se garer de MAURICE qui la poursuit sans merci.)
Mon Dieu ! mon Dieu !
Monsieur l'abbé est possédé du démon !
(Elle se signe avec un de ses artichauts et se précipite affolée dans le presbytère.)

MAURICE
(ravi de l'effet obtenu, se laissant tomber dans le fauteuil qui est devant la table, et s'y carrant.)
Voilà ! je l'ai scandalisée, la Mariotte !

ETIENNETTE
Tu te fais un jeu de ces choses aujourd'hui. Tu es bien comme ces petits collégiens tout fiers des premières grivoiseries qu'ils apprennent, qui les répètent à tout le monde pour bien montrer qu'ils ne sont plus innocents.

MAURICE
Tu crois ?… C'est qu'en effet je suis le collégien en vacances ou plutôt le petit soldat qui s'émancipe. (Se levant et allant à ETIENNETTE.)
Si tu voyais au régiment les progrès que je fais…! Je commence à jurer, ma chère amie !… Je dis : "nom d'une pipe", "ventre de biche", "mille tonnerres" !

ETIENNETTE
(se laissant tomber tout effarée sur le banc de l'arbre.)
Non ! et puis quoi ?

MAURICE
Oh ! c'est tout ! Merci ! (Dévotement sincère.)
Plus, ça offenserait le bon Dieu.

ETIENNETTE
A la bonne heure !

MAURICE
(s'asseyant tout près d'elle, à sa droite.)
Ah ! dis que tu n'es pas contente de nous sentir tous les deux ici ?

ETIENNETTE
Chez le Curé ?

MAURICE
Non, ici ! à Plounidec ! où nous nous sommes vus pour la première fois.

ETIENNETTE
(doucement émue.)
C'est vrai, pourtant.

MAURICE
(montrant l'océan.)
Regarde-la, la grande verte, la vilaine qui a failli t'enlever à moi.

ETIENNETTE
(corrigeant vivement.)
Regarde-la, la grande verte, l'exquise, qui nous a donnés l'un à l'autre.

MAURICE
C'est vrai pourtant, je suis un ingrat.

ETIENNETTE
(s'asseyant sur le banc circulaire et se laissant aller à la douceur de l'existence.)
Ah ! qu'il serait doux de vivre ici tous les deux, toujours.

MAURICE
(vivement.)
Oui ?… C'est ta pensée que tu dis là ?

ETIENNETTE
(comme dans un rêve.)
Oh ! oui.

MAURICE
Et tu ne regretterais rien de ta vie de Paris, de ton passé ? Tu ne regarderais jamais en arrière ?

ETIENNETTE
Tu sais bien qu'aujourd'hui mon horizon, c'est toi.

MAURICE
Alors, si par hasard ce vœu se réalisait…?

ETIENNETTE
Quoi ! vivre ici, près de toi, toujours ?

MAURICE
Oui, et régulièrement, légitimement.

ETIENNETTE
(se levant, dos au public, et se reculant de MAURICE.)
Malheureux! quels mots prononces-tu ? Ne joue pas avec ces choses-là, c'est mal !

MAURICE
Pourquoi pas ? Est-ce que tu ne m'aimes pas ? Est-ce que je ne t'aime pas ?

ETIENNETTE
Moi ! moi ! après ce que j'ai été, après ce que tu m'as connue ? voyons !

MAURICE
Tais-toi ! tais-toi ! tout cela est racheté ! tout cela est oublié !

ETIENNETTE
Tu ferais cela, toi ?… Ah ! non, je rêve, je suis folle…

MAURICE
Non, tu ne rêves pas ! C'est la réalité ! C'est pour cela que nous sommes ici !
C'est là le secret que je te cachais.

ETIENNETTE
(n'en croyant pas ses oreilles.)
Ah ! Maurice ! Maurice ! (Puis brusquement.)
Mais non ! Mais non ! ce n'est pas possible !… Oui, tu es sincère, tu le ferais comme tu le dis, mais tu ne songes pas aux tiens, à ta mère qui jamais ne consentira !

MAURICE
Ma mère ?… Mais tu ne la connais pas; mais elle sera la première à t'accueillir quand elle saura qu'en toi est mon bonheur. Crois-tu donc qu'elle n'a pas l'âme assez haute pour s'élever au-dessus des préjugés sociaux ? Mais son cœur est tout de charité chrétienne; toujours elle m'a prêché la miséricorde et le pardon; et elle te repousserait, toi, quand je lui dirai : "Maman, voici celle que j'ai choisie et que je veux épouser"? Allons donc ! tu vas voir comme elle va être contente.

ETIENNETTE
Ah ! Maurice ! Maurice ! si je rêve, ne me réveille pas !

MAURICE
(la prenant dans ses bras.)
Je t'aime.
(Ils se tiennent longuement embrassés. A ce moment, au fond, on voit paraître HUGUETTE à bicyclette. Elle saute de sa machine, s'apprête à entrer et soudain aperçoit le couple enlacé.)

HUGUETTE
(ne pouvant réprimer un cri de douloureuse surprise.)
Ah !

ETIENNETTE ET MAURICE
(arrachés de leur étreinte par le cri d'HUGUETTE.)
Hein !…
Qu'est-ce que c'est?

MAURICE
Huguette ! (Il se précipite vers la grille en appelant.)
Huguette ! Huguette !

HUGUETTE
(qui a déjà enfourché sa bicyclette, se sauvant à toutes pédales pour dissimuler son trouble.)
Oui ! oui ! Tout de suite ! je reviens ! je reviens !
(Elle a disparu par le fond droite.)

MAURICE
Eh ! bien, qu'est-ce qu'elle a ? (Appelant.)
Huguette !

VOIX D'HUGUETTE
(dans le lointain.)
Oui !

MAURICE
(revenant à ETIENNETTE.)
Pourquoi se sauve-t-elle ?

ETIENNETTE
Bien sûr, elle nous a vus et sa pudeur de jeune fille s'est effarouchée.

MAURICE
C'est donc un spectacle si effrayant que celui de deux êtres qui s'aiment ?

ETIENNETTE
Non, devant la nature, mais oui de par le monde.

MAURICE
Eh bien ! vive la nature ! Je vous aime, madame !

ETIENNETTE
Et moi aussi, monsieur !
(MAURICE lui a pris la tête entre les deux mains et lui applique un long baiser sur les yeux. Sur ces deux dernières répliques, on a vu surgir la tête d'HUGUETTE au-dessus du mur de droite.)

HUGUETTE
(avec un découragement navré.)
Oh ! encore !

MAURICE
(entraînant doucement ETIENNETTE vers le presbytère.)
Et maintenant, madame, vous allez me faire le plaisir d'aller un peu vous recoiffer. Vous êtes tout ébouriffée.

ETIENNETTE
Qu'est-ce que ça fait !

MAURICE
(faisant claquer sa langue contre ses dents pour la rappeler à l'obéissance.)
Tsse ! tsse ! je veux !… j'ai mes raisons. Dites que c'est la vanité, si vous voulez. Je tiens à ce qu'on vous voie avec tous vos avantages.

ETIENNETTE
Enfant, va !
(L'un tenant la taille de l'autre, comme deux amants, ils sont entrés dans le presbytère. A peine ont-ils franchi le seuil de la maison qu'HUGUETTE, qui ne les a pas perdus de l'œil, enjambe le mur, descend le long de l'échelle de fer de la serre et gagne jusqu'à la fenêtre du presbytère pour épier le couple. Sa figure est mauvaise, ses traits sont contractés. Elle a un geste de rage. A ce moment paraissent sur la route L'ABBE, LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGENIE et HEURTELOUP. En les voyant, HUGUETTE fait un effort sur elle-même; elle se laisse tomber sur le banc et se compose un visage indifférent.)

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