ACTE I - SCENE III



LES MEMES, moins LA CLAUDIE, puis HUGUETTE

LA COMTESSE
Non ! vous l'avez entendue ? cette paysanne ! Il lui faut un jeune.

EUGENIE
C'est extraordinaire !

LE MARQUIS
(appuyant ironiquement sur le mot.)
Extraordinaire !
(Il remonte à gauche de la table.)

LA COMTESSE
Enfin, qu'est-ce que tu en dis ?

LE MARQUIS
(paillard.)
Ce que j'en dis ?… hé !… je dis que c'est un beau brin de fille.

LA COMTESSE
Oui ! Eh bien, justement c'est une des raisons pour lesquelles je l'éloigne. Je trouve qu'il n'est pas convenable que dans une maison où il y a un jeune homme de vingt ans, on ait des tendrons à son service.

LE MARQUIS
(ironique.)
Tu as peur que ton fils la détourne ?

LA COMTESSE
Oh ! Dieu non !… Mais si bien armé que soit un être contre le démon, qui peut répondre que dans une heure de défaillance !… Exposer une enfant à un contact journalier !…

EUGENIE
(sur un ton péremptoire.)
C'est très juste.
(LE MARQUIS hausse les épaules et gagne le fond.)

LA COMTESSE
Sans compter que j'ai remarqué que la petite tournait beaucoup trop autour de Maurice. Elle mettait une complaisance a être toujours fourrée dans sa chambre !… et l'enfant, lui, ça l'énerve.

LE MARQUIS
(redescendant entre elles deux.)
Mais ce qui l'énerve, c'est le combat entre sa chair qu'il n'entend pas et ses convictions qui l'assourdissent. S'il voulait seulement écouter un peu sa chair et s'il faisait comme elle lui dit, ah ! bien !… je te promets que ça ne l'énerverait pas longtemps.

EUGENIE
Quelle horreur !

LA COMTESSE
Tu as une de ces moralités !…

EUGENIE
C'est dégoûtant.

LA COMTESSE
J'élève mon fils comme je l'entends, libre à toi d'élever ta fille comme il te plaît… du moment que tu es satisfait de l'éducation que tu lui donnes !…

LE MARQUIS
Tu la trouves mal élevée ?

LA COMTESSE
Je ne la trouve pas élevée du tout. Tu en as fait une espèce de sauvageon, de garçon manqué, toujours par monts et par vaux, tantôt à cheval, tantôt à bicyclette.

EUGENIE
(avec dégoût.)
Des choses qui s'enfourchent.

LE MARQUIS
Eh ? ben ?

EUGENIE
Ça donne des idées.

LE MARQUIS
Pas à elle.

LA COMTESSE
Une enfant qui entend la messe tous les trente-six du mois !
Elle devait nous rejoindre à l'église ce matin; tu crois qu'elle est venue ? Ah ! bien oui!
Une enfant qui n'a reçu aucune direction religieuse, qui a fait tout juste sa première communion… pour ne pas se faire remarquer, mais à part ça !… Mon pauvre Maurice a essayé plusieurs fois, lui, de la moraliser, de lui faire entrevoir les beautés de la doctrine chrétienne. Ah ! elle l'a bien reçu !…
C'est tout juste si elle a été polie.

LE MARQUIS
Si elle n'a pas été polie, elle a eu tort; mais Maurice aurait peut-être mieux fait de garder pour lui ses tentatives de prosélytisme. Je ne tiens pas à faire de ma fille une dévote. Elle aura de la religion ce qu'il en faut… pour une femme du monde ; en tous cas ce sera une honnête femme, au tempérament solide, au caractère droit, avec tout ce qu'il faut pour rendre son mari heureux; c'est tout ce que je lui demande. Je ne sais pas qui elle épousera, mais certainement ce ne sera pas le Christ ! Nous ne sommes pas ambitieux.
(En ce disant il passe devant LA COMTESSE et va vers la cheminée.)

HUGUETTE
(qui est entrée sans bruit pendant que son père parlait et a entendu ces derniers propos.)
Bravo, papa !
(Elle va déposer sur la tricoteuse son chapeau qu'elle tenait à la main en entrant. Elle a une très élégante toilette, mais toute déchirée, couverte de boue et trempée d'eau, surtout aux genoux.)

LE MARQUIS
(se retournant à la voix de sa fille.)
Toi !

LA COMTESSE
(voyant l'état de la robe d'HUGUETTE.)
D'où viens-tu, malheureuse enfant ?
Dans quel état !

HUGUETTE
(indiquant à mesure les parties de sa toilette dont elle parle.)
Ah ! çà, ma tante, la déchirure : c'est les ronces ! le mouillé : c'est de l'eau !

LA COMTESSE
Oh !

LE MARQUIS
Eh bien ! tu t'es bien arrangée.

EUGENIE
(sur un ton de blâme dédaigneux.)
Une toilette neuve !

HUGUETTE
(elle passe devant LA COMTESSE et va vers son père pour l'embrasser.)
Oui ! c'est embêtant.

LA COMTESSE
(corrigeant.)
C'est ennuyeux, tu veux dire.

HUGUETTE
(dans les bras de son père et par-dessus l'épaule.)
Non ! C'est pas assez !

LE MARQUIS
Elle a raison : "embêtant", c'est encore faible.
(Il embrasse sa fille.)

LA COMTESSE
(s'inclinant ironiquement.)
Ah ? bien, bien !… (Changeant de ton.)
Mais avec tout ça, je croyais que tu devais venir nous rejoindre à la messe ?

HUGUETTE
(allant vers LA COMTESSE.)
Mais oui, ma tante. (Montrant sa robe.)
Vous voyez : j'étais prête; j'avais même fait toilette. (S'asseyant sur le bord de la table, près de LA COMTESSE.)
Seulement, voilà, au moment de partir, dans la cour des écuries, j'ai vu le nouveau cheval arrivé hier ! Vous ne pensez pas vous en servir, ma tante ? il est vicieux ! Les hommes n'en venaient pas à bout ! (Redescendant un peu.)
Voilà t'il pas que tout à coup, la bête fait un tête à queue, et v'lan ! son cavalier par terre. Alors, je ne sais pas ce qui m'a pris, une sorte de vertige, d'envie irrésistible!… avant même qu'on ait eu le temps de faire "ouf", une, deux ! mon paroissien était dans les mains du palefrenier et j'avais, moi, enfourché le cheval !
(En ce disant, elle a rassemblé ses jupes et s'est mise à cheval sur l'extrémité du tabouret qui est devant la table.)

EUGENIE
(avec un sursaut scandalisé.)
Enfourché !

HUGUETTE
(bien naturellement.)
Il était sellé pour homme !

EUGENIE
(les yeux au ciel.)
Enfourché ! Et en grande toilette !

HUGUETTE
Ça prouve qu'il n'y avait pas préméditation ! (Reprenant son récit.)
Et alors(Imitant le galop sur son tabouret.)
ç'a été une galopade à travers champs ! tantôt je conduisais le cheval; tantôt… (Moins fièrement.)
il me conduisait; et on dévorait l'espace, c'était amusant !
Mais c'est égal, il ne m'a pas désarçonnée… Alors, je me suis dit, je vais un peu lui faire faire du kilomètre sur la plage, (Imitant de nouveau le galop, les mains tenant des rênes imaginaires.)
et patatam ! patatam ! nous voilà sur le sable; on allait un train ! Quand tout à coup, (Se levant et gagnant la baie par la gauche de la table.)
là, de l'autre côté de la pointe, où vous voyez la cabine du douanier, j'aperçois un rassemblement; (Au-dessus de la table, s'adressant à son père.)
tu connais ma curiosité; je ne suis pas femme pour rien ! Je cingle mon cheval; un temps de galop et j'y suis. (S'appuyant des deux poings sur la table.)
Qu'est-ce que je trouve ? Un groupe de marins qui entourait un pauvre petit jeune homme qui avait été entraîné par notre maudit raz de marée et qu'on venait de repêcher sans connaissance.

LA COMTESSE et EUGENIE
Quelle horreur !

HUGUETTE
(à son père en descendant vers lui par la gauche de la table.)
C'est intéressant, n'est-ce pas ? Etait-il vivant ? Etait-il mort ? On ne savait pas. Les pêcheurs discutaient gravement ! (Allant vers LA COMTESSE.)
On parlait déjà de le pendre par les pieds… pour lui faire rendre son eau.

LE MARQUIS
(à la cheminée.)
Les crétins ! Sainte routine !

HUGUETTE
Je me dis : ma bonne Huguette, si tu n'interviens pas, on va faire des boulettes.(Se tournant vers son père et gaîment.)
Tiens ! c'est des vers ! Je ne l'ai pas fait exprès ! Alors, ma foi, je ne fais ni une ni deux, je saute à bas de ma bête et je viens mêler ma voix au chapitre.
Naturellement, aucun médecin ! (Un genou sur le tabouret.)
Par bonheur, j'avais déjà vu un cas pareil, une année à Biarritz; je me suis rappelée comment avaient fait les hommes de l'art et ma foi, je me suis mise à faire mon petit docteur. (A son père.)
Exercice illégal, oui, monsieur ! J'ai écarté le groupe et j'ai pris le commandement ; j'ai commencé par faire enlever le costume de bain du petit bonhomme.

EUGENIE
Comment, "enlever" ? Mais alors… il était tout nu ?

HUGUETTE
Naturellement.

EUGENIE
(scandalisée.)
Devant toi! Oh!… Ça ne te faisait rien?

HUGUETTE
(bien simplement.)
Non !

EUGENIE
Oh !

LE MARQUIS
(de la cheminée.)
Mais c'est si ça lui avait fait quelque chose que c'eût été répréhensible. Je vous en prie. Eugénie, ne montez donc pas la tête à ma fille, n'est-ce pas ?
(Il remonte par la gauche de la table.)

EUGENIE
Moi ? C'est moi qui… ? Oh !

HUGUETTE
Une fois le petit en tenue, allez-y ! Je me dis : adieu, ma belle toilette !
D'ailleurs, il n'y avait pas grand mal, elle avait déjà eu affaire aux ronces. Je me plante par terre, les deux genoux dans la vase, à cheval sur le petit.

EUGENIE
A cheval ! Encore !

LA COMTESSE
En amazone, au moins ?

LE MARQUIS
(derrière le fauteuil de LA COMTESSE.)
Avec un sourire d'affectueuse commisération.
En amazone !

HUGUETTE
Oh ! Vous me voyez faisant de la respiration artificielle en amazone! (Passant devant LA COMTESSE pour gagner le milieu de la scène.)
Mais non, ma tante ! là, corps à corps, face à lui, comme pour lutter… et c'était une lutte, en effet, contre la mort, là, qui guettait ! Aussi, à nous deux ! Je charge un marinier de la manœuvre des bras, tandis que moi, je m'occupais à rétablir les fonctions respiratoires par des pressions régulières au bas du sternum; pendant ce temps-là, les autres me cherchaient des serviettes chaudes, des briques chaudes, des fers chauds, tout ce qu'on pouvait imaginer de chaud pour ramener la circulation !… Et nous avons respiré artificiellement comme ça pendant une heure et quart ! Ah ! je n'en pouvais plus ! Voilà que tout à coup nous avons vu la poitrine se soulever faiblement. Oh ! quelle émotion ! Nous n'en croyions pas nos yeux. Nous étions haletants ! Puis, soudain, un paquet d'eau de mer rejeté ! et un cri : un cri rauque, terrible, déchirant ! un cri qu'on n'oublie pas ! Ah ! ce cri, il m'a résonné jusqu'au cœur… Quelle joie ! C'était la résurrection ! Je vainquais la mort ! Je refaisais une vie !
Ah ! papa ! papa ! il me semblait que je faisais un enfant !
(Elle se jette radieuse dans les bras de son père.)

LA COMTESSE et EUGENIE
(choquées. )
Oh !
(LA COMTESSE en poussant ce "oh" s'est levée et reste ainsi légèrement dos au public devant son fauteuil.)

LE MARQUIS
Ma chère petite Huguette, je suis fier de toi.

HUGUETTE
N'est-ce pas que j'ai été chic ?… (Descendant légèrement vers EUGENIE.)
Ah ! par exemple, ma messe était dans l'eau… comme ma robe ! (A son père qui est descendu à sa suite.)
Mais bah ! je me disais : le bon Dieu, il est éternel, il peut attendre, tandis que mon moribond, lui, il ne peut pas… et ma foi, si j'ai fait tort au bon Dieu de sa messe, je suis sûre qu'il ne m'en voudra pas.

EUGENIE
(pincée.)
C'est commode !

LA COMTESSE
Evidemment, ce que tu as fait est louable… quoique bien inconvenant pour une jeune fille.

LE MARQUIS
(s'interposant.)
Permets.

LA COMTESSE
(sur un ton péremptoire au Marquis.)
Quoique bien inconvenant ! (A HUGUETTE.)
Je veux bien que cela t'absolve, mais cela ne t'excuse pas d'avoir manqué à l'office.
(Elle gagne par le fond jusqu'à la tricoteuse où elle dépose son ouvrage.)

HUGUETTE
En tout cas, je n'ai pas de regrets.

EUGENIE
(se levant.)
C'est un tort, car rien n'excuse de manquer à la messe ! J'ai un mari, moi; c'est un homme…

LE MARQUIS
(passant devant HUGUETTE pour s'approcher d'EUGENIE et sur un ton ironique.)
Allons donc ?

EUGENIE
(hausse les épaules avec dédain, puis continue.)
Eh ! bien, il se ferait plutôt hacher que de ne pas accomplir ses devoirs religieux. Tous les jours, il va jusqu'à Concarneau pour assister à l'office. Vingt-deux kilomètres à bicyclette ! dix pour aller, douze pour revenir.

LE MARQUIS
Tiens ! Pourquoi deux de plus pour revenir ?

EUGENIE
(avec un haussement d'épaules de pitié.)
Parce que ça monte.

LE MARQUIS
(s'inclinant.)
Ah ! je n'y avais pas pensé.
(Il gagne vers la cheminée. HUGUETTE remonte au fond.)

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