ACTE TROISIÈME - SCÈNE VII



(GERTRUDE PAULINE.)

PAULINE (elle ferme la porte au verrou.)
Madame, estimez-vous qu'un amour pur, qu'un amour qui, pour nous, résume et agrandit toutes les félicités humaines, qui fait comprendre les félicités divines, nous soit plus cher, plus précieux que la vie ?…

GERTRUDE
Vous avez lu la Nouvelle Héloïse, ma chère. Ce que vous dites là est pompeux, mais c'est vrai.

PAULINE
Eh bien ! Madame, vous venez de me faire commettre un suicide.

GERTRUDE
Que vous auriez été heureuse de me voir accomplir ; et, si vous aviez pu m'y forcer, vous vous sentiriez dans l'âme la joie qui remplit la mienne à déborder.

PAULINE
Selon mon père, la guerre entre gens civilisés a ses lois ; mais la guerre que vous me faites, Madame, est celle des sauvages.

GERTRUDE
Faites comme moi, si vous pouvez… Mais vous ne pourrez rien ! Vous épouserez Godard. C'est un fort bon parti ; vous serez, je vous l'assure, très-heureuse avec lui, car il a des qualités.

PAULINE
Et vous croyez que je vous laisserai tranquillement devenir la femme de Ferdinand ?

GERTRUDE
Après le peu de paroles que nous avons échangées cette nuit, pourquoi prendrions-nous des formules hypocrites ? J'aimais Ferdinand, ma chère Pauline, quand vous aviez huit ans.

PAULINE
Mais vous en avez plus de trente !… Et moi, je suis jeune !… D'ailleurs, il vous hait, il vous abhorre ! il me l'a dit, et il ne veut pas d'une femme capable d'une trahison aussi noire que l'est la vôtre envers mon père.

GERTRUDE
Aux yeux de Ferdinand, mon amour sera mon absolution.

PAULINE
Il partage mes sentiments pour vous : il vous méprise, Madame.

GERTRUDE
Vous croyez ? eh bien, ma chère, c'est une raison de plus ! Si je ne le voulais pas par amour, Pauline, tu me le ferais vouloir pour mari, par vengeance. En venant ici, ne savait-il pas qui j'étais ?

PAULINE
Vous l'aurez pris à quelque piége, comme celui que vous venez de nous tendre et où nous sommes tombés.

GERTRUDE
Tenez, ma chère, un seul mot va tout finir entre nous. Ne vous êtes-vous pas dit cent fois, mille fois, dans ces moments où l'on se sent tout âme, que vous feriez les plus grands sacrifices à Ferdinand ?

PAULINE
Oui, Madame.

GERTRUDE
Comme quitter votre père, la France ; donner votre vie, votre honneur, votre salut !

PAULINE
Oh ! l'on cherche si l'on a quelque chose de plus à offrir que soi, la terre et le ciel.

GERTRUDE
Eh bien ce que vous avez souhaité, je l'ai fait, moi ! C'est assez vous dire que rien ne peut m'arrêter, pas même la mort.

PAULINE
C'est donc vous qui m'aurez autorisée à me défendre ! (À part.)
Ô Ferdinand ! notre amour (Gertrude va s'asseoir sur le canapé pendant l'aparté de Pauline)
, elle le dit, est plus que la vie ! (À Gertrude.)
Madame, tout le mal que vous m'avez fait, vous le réparerez ; les difficultés, les seules qui s'opposent à mon mariage avec Ferdinand, vous les vaincrez… Oui, vous qui avez tout pouvoir sur mon père, vous lui ferez abjurer sa haine pour le fils du général Marcandal.

GERTRUDE
Ah ! très-bien.

PAULINE
Oui, Madame.

GERTRUDE
Et quels moyens formidables avez-vous pour me contraindre ?

PAULINE
Nous nous faisons, vous le savez, une guerre de sauvages ?…

GERTRUDE
Dites de femmes, c'est plus terrible ! Les sauvages ne font souffrir que le corps ; tandis que nous, c'est au cœur, à l'amour-propre, à l'orgueil, à l'âme que nous adressons nos flèches, nous les enfonçons en plein bonheur.

PAULINE
Oh ! c'est bien tout cela, c'est toute la femme que j'attaque ! Aussi, chère et très-honorée belle-mère, aurez-vous fait disparaître demain, pas plus tard, les obstacles qui me séparent de Ferdinand ; ou bien, mon père saura par moi toute votre conduite, avant et après votre mariage.

GERTRUDE
Ah ! c'est là votre moyen ? Pauvre fille ! il ne vous croira jamais.

PAULINE
Oh ! je connais quel est votre empire sur mon pauvre père, mais j'ai des preuves.

GERTRUDE
Des preuves ! des preuves !

PAULINE
Je suis allée chez Ferdinand… (je suis très-curieuse)
, et j'ai trouvé vos lettres, Madame ; j'en ai pris contre lesquelles l'aveuglement de mon père ne tiendra pas, car elles lui prouveront…

GERTRUDE
Quoi ?

PAULINE
Tout ! tout !

GERTRUDE
Mais ! malheureuse enfant ! c'est un vol et un assassinat !… à son âge…

PAULINE
Ne venez-vous pas d'assassiner mon bonheur ?… de me faire nier, à mon père et à Ferdinand, mon amour, ma gloire, ma vie ?

GERTRUDE
Oh ! Oh ! c'est une ruse, elle ne sait rien (Haut.)
C'est une ruse, je n'ai jamais écrit… C'est faux… c'est impossible… Où sont ces lettres ?

PAULINE
Je les ai !

GERTRUDE
Dans ta chambre ?

PAULINE
Là où elles sont, vous ne pourriez jamais les prendre.

GERTRUDE ( à part.)
La folie, avec ses rêves insensés, danse autour de ma cervelle !… Le meurtre m'agite les doigts… C'est dans ces moments-là qu'on tue !… Ah comme je la tuerais… Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! ne m'abandonnez pas, laissez-moi ma raison !… Voyons !

PAULINE (à part.)
Oh ! merci, Ferdinand ! Je vois combien tu m'aimes : j'ai pu lui rendre tout le mal qu'elle nous a fait tout à l'heure… Et… elle nous sauvera !…

GERTRUDE (à part.)
Elle doit les avoir sur elle, comment en être sûre ? Ah ! (Elle se rapproche.)
Pauline !… Si tu avais eu ces lettres depuis longtemps, tu aurais su que j'aimais Ferdinand ; tu ne les a donc prises que depuis peu ?

PAULINE
Ce matin.

GERTRUDE
Tu ne les a pas toutes lues ?

PAULINE
Oh ! assez pour savoir qu'elles vous perdent.

GERTRUDE
Pauline, la vie commence pour toi. (On frappe.)
Ferdinand est le premier homme, jeune, bien élevé, supérieur, car il est supérieur, qui se soit offert à tes regards ; mais il y en a bien d'autres dans le monde… Ferdinand était en quelque sorte sous notre toit, tu le voyais tous les jours ; c'est donc sur lui que se sont portés les premiers mouvements de ton cœur. Je conçois cela, c'est tout naturel ? À ta place, j'eusse sans doute éprouvé les mêmes sentiments. Mais, ma petite, tu ne connais, toi, ni la société, ni la vie. Et si, comme beaucoup de femmes, tu te trompais… car on se trompe, va ! Toi, tu peux choisir encore ; mais, pour moi, tout est dit, je n'ai plus de choix à faire. Ferdinand est tout pour moi, car j'ai passé trente ans, et je lui ai sacrifié ce qu'on ne devrait jamais faire, l'honneur d'un vieillard. Tu as le champ libre, tu peux aimer quelqu'un encore, mieux que tu n'aimes aujourd'hui… cela nous arrive. Eh bien ! renonce à lui, et tu ne sais quelle esclave dévouée tu auras en moi ! tu auras plus qu'une mère, plus qu'une amie, tu auras une âme damnée… Oh ! tiens !… (Elle se met à genoux et lève les mains sur le corsage de Pauline.)
Me voici à tes pieds, et tu es ma rivale !… suis-je assez humiliée ? et si tu savais ce que cela coûte à une femme… Grâce ! grâce pour moi. (On frappe très-fort, elle profite de l'effroi de Pauline pour tâter les lettres.)
Rends-moi la vie… (À part.)
Elle les a.

PAULINE
Eh ! laissez-moi, Madame ! Ah ! faut-il que j'appelle ?
(Elle repoussa Gertrude et va ouvrir.)

GERTRUDE (à part.)
Je ne mnles sont sur elle ; mais il ne faut pas les lui laisser une heure.
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