ACTE TROISIÈME - SCÈNE VI



(Les mêmes, FERDINAND.)

LE GÉNÉRAL (à Ferdinand.)
Venez ici, mon ami, là. — Voilà trois ans et demi que vous êtes avec nous, et je vous dois de pouvoir dormir tranquillement, malgré les soucis d'un commerce considérable. Vous êtes maintenant presqu'autant que moi le maître de ma fabrique ; vous vous êtes contenté d'appointements assez ronds, il est vrai, mais qui ne sont peut-être pas en harmonie avec les services que vous m'avez rendus. J'ai deviné d'où vous vient ce désintéressement.

FERDINAND
De mon caractère ! général.

LE GÉNÉRAL
Soit !… mais le cœur y est pour beaucoup, hein ?… Allons, Ferdinand, vous connaissez ma façon de penser sur les rangs de la société, sur les distinctions ; nous sommes tous fils de nos œuvres : j'ai été soldat. Ayez donc confiance en moi ! On m'a tout dit… vous aimez une petite personne, ici… si vous lui plaisez, elle est à vous. Ma femme a plaidé votre cause, et je dois vous dire qu'elle est gagnée dans mon cœur.

FERDINAND
Vrai ? général, madame de Grandchamp a plaidé ma cause !… Ah ! Madame ! (Il tombe à ses genoux.)
Ah ! je reconnais là votre grandeur d'âme ! Vous êtes sublime, vous êtes un ange ! (Courant se jeter aux genoux de Pauline.)
Pauline, ma Pauline.

GERTRUDE (au général.)
J'ai deviné, il aime Pauline.

PAULINE
Monsieur, vous ai-je jamais, par un seul regard, par une seule parole, donné le droit de dire ainsi mon nom ? Je suis on ne peut plus étonnée de vous avoir inspiré des sentiments qui peuvent flatter d'autres personnes, mais que je ne partage pas… J'ai de plus hautes ambitions.

LE GÉNÉRAL
Pauline, mon enfant, tu es plus que sévère… Voyons, n'est-ce pas quelque malentendu… Ferdinand, venez ici, plus près…

FERDINAND
Comment, Mademoiselle, quand madame votre belle-mère, quand monsieur votre père sont d'accord ?…

PAULINE ( à Ferdinand.)
Perdus.

LE GÉNÉRAL
Ah ! je vais faire le tyran. — Dites-moi, Ferdinand, vous avez sans doute une famille honorable ?…

PAULINE (à Ferdinand.)
Là !

LE GÉNÉRAL
Votre père, bien certainement, exerçait une profession au moins égale à celle du mien, qui était sergent du guet.

GERTRUDE (à part.)
Les voilà séparés à jamais.

FERDINAND
Ah ! (À Gertrude.)
Je vous comprends. (Au général.)
Général, je ne dis pas que dans un rêve, oh ! bien lointain, Mademoiselle, dans un doux rêve, auquel on aime à s'abandonner quand on est pauvre et sans famille… (les rêves sont toute la fortune des malheureux !)
je ne dis pas que je n'aie pas regardé comme un bonheur à rendre fou de vous appartenir ; mais l'accueil que fait mademoiselle à des espérances bien naturelles, et qu'il a été cruel à vous de ne pas laisser secrètes, est tel, que dans ce moment même, puisqu'elles sont sorties de mon cœur, elles n'y rentreront jamais ! Je suis bien éveillé, général. Le pauvre a sa fierté qu'il ne faut pas plus blesser que l'on ne doit heurter… tenez ?… votre attachement à Napoléon. (À Gertrude.)
Vous jouez un rôle terrible !

GERTRUDE
Elle épousera Godard.

LE GÉNÉRAL
Pauvre jeune homme ? (À Pauline.)
Il est très-bien ! Je l'aime… (Il prend Ferdinand à part.)
À votre place, moi, à votre âge, j'aurais… Non, non, diable !… c'est ma fille !

FERDINAND
Général, je m'adresse à votre honneur… Jurez-moi de garder le plus profond secret sur ce que je vais vous confier, et que ce secret s'étende jusqu'à madame de Grandchamp.

LE GÉNÉRAL (à part.)
Ah ! ça, lui aussi, comme ma fille hier, il se défie de ma femme… Eh ! sacrebleu ! je vais savoir… (Haut.)
Touchez-là, vous avez la parole d'un homme qui n'a jamais failli à celle qu'il a donnée.

FERDINAND
Après m'avoir fait révéler ce que j'enterrais au fond de mon cœur, après avoir été foudroyé, c'est le mot, par le dédain de mademoiselle Pauline, il m'est impossible de demeurer ici… Je vais mettre mes comptes en règle, car, ce soir même, j'aurai quitté le pays, et demain la France, si je trouve au Havre un navire en partance pour l'Amérique.

LE GÉNÉRAL (à part.)
On peut le laisser partir, il reviendra. (À Ferdinand.)
Puis-je le dire à ma fille ?

FERDINAND
Oui, mais à elle seulement.

LE GÉNÉRAL
Pauline !… eh bien ! ma fille, tu as si cruellement humilié ce pauvre garçon, que la fabrique va se trouver sans chef ; Ferdinand part pour l'Amérique ce soir.

PAULINE
Il a raison, mon père. Il fait de lui-même ce que vous lui auriez sans doute conseillé de faire.

GERTRUDE (à Ferdinand.)
Elle épousera Godard.

FERDINAND (à Gertrude.)
Si ce n'est moi, ce sera Dieu qui vous punira de tant d'atrocité !

LE GÉNÉRAL (à Pauline.)
C'est bien loin, l'Amérique ?… un climat meurtrier.

PAULINE
On y fait fortune.

LE GÉNÉRAL (à part.)
Elle ne l'aime pas. (À Ferdinand.)
Ferdinand, vous ne partirez pas sans que je vous aie remis de quoi commencer votre fortune.

FERDINAND
Je vous remercie, général ; mais ce qui m'est dû me suffira ! D'ailleurs, vous ne vous apercevrez pas de mon départ à la fabrique, car j'ai formé dans Champagne un contre-maître assez habile aujourd'hui pour devenir mon successeur ; et si vous voulez m'accompagner à la fabrique, vous allez voir…

LE GÉNÉRAL
Volontiers. (À part.)
Tout s'embrouille si bien ici, que je vais aller chercher Vernon. Les conseils et les deux yeux de mon vieux docteur ne seront pas de trop pour m'aider à deviner ce qui trouble le ménage, car il y a quelque chose. Ferdinand, je suis à vous. Nous revenons, Mesdames. (À part.)
Il y a quelque chose.
(Le général et Ferdinand sortent.)
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