ACTE TROISIÈME - SCÈNE II



(FERDINAND GERTRUDE.)

GERTRUDE
Hier, vous me trompiez. Vous êtes venu cette nuit, ici, par ce salon, avec une fausse clef, voir Pauline, au risque de vous faire tuer par M. de Grandchamp ! Oh ! épargnez-vous un mensonge. Je vous ai vu, j'ai surpris Pauline au retour de votre promenade nocturne. Vous avez fait un choix dont je ne puis pas vous féliciter. Si vous aviez pu nous entendre hier, à cette place ! voir l'audace de cette fille, le front avec lequel elle m'a tout nié, vous trembleriez pour votre avenir, cet avenir qui m'appartient, et pour lequel j'ai vendu corps et âme.

FERDINAND (à part.)
L'avalanche des reproches ! (Haut.)
Tâchons, Gertrude, de nous conduire sagement l'un et l'autre. Évitons surtout les vulgarités… Jamais je n'oublierai ce que vous avez été pour moi ; je vous aime encore d'une amitié sincère, dévouée, absolue ; mais je n'ai plus d'amour.

GERTRUDE
Depuis dix-huit mois ?

FERDINAND
Depuis trois ans.

GERTRUDE
Mais alors avouez donc que j'ai le droit de haïr et de combattre votre amour pour Pauline ; car cet amour vous a rendu lâche et criminel envers moi.

FERDINAND
Madame !

GERTRUDE
Oui, vous m'avez trompée… En restant ici entre nous deux, vous m'avez fait revêtir un caractère qui n'est pas le mien. Je suis violente, vous le savez. La violence est franche, et je marche dans une voie de tromperies infâmes. Vous ne savez donc pas ce que c'est que d'avoir à trouver de nouveaux mensonges chaque jour, à l'improviste, de mentir avec un poignard dans le cœur ?… Oh ! le mensonge ! mais c'est pour nous la punition du bonheur. C'est une honte, si l'on réussit ; c'est la mort, si l'on échoue. Et vous ! vous, les hommes vous envient de vous faire aimer par les femmes. Vous serez applaudi, là où je serai méprisée. Et vous ne voulez pas que je me défende ! Et vous n'avez que d'amères paroles pour une femme qui vous a tout caché : remords, larmes ! J'ai gardé pour moi seule la colère du ciel ; je descendais seule dans les abîmes de mon âme, creusée par les douleurs ; et, tandis que le repentir me mordait le cœur, je n'avais pour vous que des regards pleins de tendresse, une physionomie gaie ! Tenez, Ferdinand, ne dédaignez pas une esclave si bien apprivoisée.

FERDINAND (à part.)
Il faut en finir. (Haut.)
Écoutez, Gertrude, quand nous nous sommes rencontrés, la jeunesse seule nous a réunis. J'ai cédé, si vous le voulez, à un mouvement d'égoïsme qui se trouve au fond du cœur de tous les hommes, à leur insu, caché sous les fleurs des premiers désirs. On a tant de turbulence dans les sentiments à vingt-deux ans ! L'enivrement auquel nous sommes en proie ne nous permet pas de réfléchir ni à la vie comme elle est, ni à ses conditions sérieuses…

GERTRUDE (à part.)
Comme il raisonne tranquillement ! Ah ! il est infâme !

FERDINAND
Et alors je vous ai aimée avec candeur, avec un entier abandon ; mais depuis ! depuis, la vie a changé d'aspect pour nous deux. Si donc je suis resté sous ce toit où je n'aurais jamais dû venir, c'est que j'ai choisi dans Pauline la seule femme avec laquelle il me soit possible de finir mes jours. Allons, Gertrude, ne vous brisez pas contre cet arrêt du ciel. Ne tourmentez pas deux êtres qui vous demandent leur bonheur, qui vous aimeront bien.

GERTRUDE
Ah ! vous êtes le martyr ? et moi… moi je suis le bourreau ! Mais ne serais-je pas votre femme aujourd'hui, si je n'avais pas, il y a douze ans, préféré votre bonheur à mon amour ?

FERDINAND
Eh bien ! faites aujourd'hui la même chose, en me laissant ma liberté.

GERTRUDE
La liberté d'en aimer une autre. Il ne s'agissait pas de ça, il y a douze ans… Mais je vais en mourir.

FERDINAND
On meurt d'amour dans les poésies, mais dans la vie ordinaire on se console.

GERTRUDE
Ne mourez-vous pas, vous autres, pour votre honneur outragé, pour un mot, pour un geste ? Eh bien ! il y a des femmes qui meurent pour leur amour, quand cet amour est un trésor où elles ont tout placé, quand c'est toute leur vie, et je suis de ces femmes-là, moi ! Depuis que vous êtes sous ce toit, Ferdinand, j'ai craint une catastrophe à toute heure ! eh bien ! j'avais toujours sur moi le moyen de quitter la vie à l'instant, s'il nous arrivait malheur. Tenez, (elle montre un flacon)
voilà comment j'ai vécu !

FERDINAND
Ah ! voici les larmes !

GERTRUDE
Je m'étais promis de les maîtriser, elles m'étouffent ! Mais aussi, vous me parlez avec cette froide politesse qui est votre dernière insulte, à vous autres, pour un amour que vous rebutez ! Vous ne me témoignez pas la moindre sympathie vous voudriez me voir morte, et vous seriez débarrassé… Mais, Ferdinand, tu ne me connais pas ! J'avouerai tout dans une lettre au général, que je ne veux plus tromper. Cela me lasse, moi, le mensonge. Je prendrai mon enfant, je viendrai chez toi, nous partirons ensemble. Plus de Pauline.

FERDINAND
Si vous faites cela, je me tuerai.

GERTRUDE
Et moi aussi ! Nous serons réunis par la mort, et tu ne seras pas à elle.

FERDINAND (à part.)
Quel caractère infernal !

GERTRUDE
Et d'ailleurs, la barrière qui vous sépare de Pauline peut ne jamais s'abaisser ; que feriez-vous ?

FERDINAND
Pauline saura rester libre.

GERTRUDE
Mais si son père la mariait ?

FERDINAND
J'en mourrais !

GERTRUDE
On meurt d'amour dans les poésies, dans la vie ordinaire on se console ; et… on fait son devoir, en gardant celle dont on a pris la vie.

LE GÉNÉRAL (au dehors.)
Gertrude ! Gertrude !

GERTRUDE
J'entends monsieur. (Le général paraît.)
Ainsi, M. Ferdinand, expédiez vos affaires pour revenir promptement, je vous attends.
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