ACTE PREMIER - SCÈNE VIII



(FERDINAND RAMEL.)

RAMEL
Toi ici, Marcandal !

FERDINAND
Chut ! ne prononce plus jamais ici ce nom-là ! Si le général m'entendait appeler Marcandal, s'il apprenait que c'est mon nom, il me tuerait à l'instant comme un chien en enragé.

RAMEL
Et pourquoi ?

FERDINAND
Parce que je suis le fils du général Marcandal.

RAMEL
Un général à qui les Bourbons ont, en partie, dû leur second voyage.

FERDINAND
Aux yeux du général Grandchamp, avoir quitté Napoléon pour servir les Bourbons, c'est avoir trahi la France. Hélas ! mon père lui a donné raison, car il est mort de chagrin. Ainsi, songe bien à ne m'appeler que Ferdinand Charny, du nom de ma mère.

RAMEL
Et que fais-tu donc ici ?

FERDINAND
J'y suis le directeur, le caissier, le maître Jacques de la fabrique.

RAMEL
Comment ! par nécessité ?

FERDINAND
Par nécessité ! Mon père a tout dissipé, même la fortune de ma pauvre mère, qui vit de sa pension de veuve d'un lieutenant général en Bretagne.

RAMEL
Comment ! ton père, commandant de la garde royale, dans une position si brillante, est mort sans te rien laisser, pas même une protection ?

FERDINAND
A-t-on jamais trahi, changé de parti, sans des raisons…

RAMEL
Voyons, voyons, ne parlons plus de cela.

FERDINAND
Mon père était joueur… voilà pourquoi il eut tant d'indulgence pour mes folies… Mais toi, qui t'amènes ici ?

RAMEL
Depuis quinze jours je suis procureur du roi à Louviers.

FERDINAND
On m'avait dit… j'ai lu même un autre nom.

RAMEL
De la Grandière.

FERDINAND
C'est cela.

RAMEL
Pour pouvoir épouser mademoiselle de Boudeville, j'ai obtenu la permission de prendre, comme toi, le nom de ma mère. La famille Boudeville me protége, et, dans un an, je serai, sans doute, avocat général à Rouen… un marchepied pour aller à Paris.

FERDINAND
Et pourquoi viens-tu dans notre paisible fabrique ?

RAMEL
Pour une instruction criminelle, une affaire d'empoisonnement. C'est un beau début. (Entre Félix.)

FÉLIX
Ah ! Monsieur, madame est d'une inquiétude…

FERDINAND
Dis que je suis en affaire. (Félix sort.)
Mon cher Eugène, dans le cas où le général, qui est très-curieux, comme tous les vieux troupiers désœuvrés, te demanderait comment nous nous sommes rencontrés, n'oublie pas de dire que nous sommes venus par la grande avenue… C'est capital pour moi… Revenons à ton affaire. C'est pour la femme à Champagne, notre contre-maître, que tu es venu ici ; mais il est innocent comme l'enfant qui naît !

RAMEL
Tu crois cela, toi ? La justice est payée pour être incrédule. Je vois que tu es resté ce que je t'ai laissé, le plus noble, le plus enthousiaste garçon du monde, un poëte enfin ! un poëte qui met la poésie dans sa vie au lieu de l'écrire, croyant au bien, au beau ! Ah çà ! et l'ange de tes rêves, et ta Gertrude, qu'est-elle devenue ?

FERDINAND
Chut ! ce n'est pas seulement le ministre de la justice, c'est un peu le ciel qui t'a envoyé à Louviers ; car j'avais besoin d'un ami dans la crise affreuse où tu me trouves. Écoute, Eugène, viens ici. C'est à mon ami de collège, c'est au confident de ma jeunesse que je vais m'adresser : tu ne seras jamais un procureur du roi pour moi, n'est-ce pas ? Tu vas voir par la nature de mes aveux qu'ils exigent le secret du confesseur.

RAMEL
Y aurait-il quelque chose de criminel ?

FERDINAND
Allons donc ! tout au plus des délits que les juges voudraient avoir commis.

RAMEL
C'est que je ne t'écouterais pas ; ou, si je t'écoutais…

FERDINAND
Eh bien ?

RAMEL
Je demanderais mon changement.

FERDINAND
Allons, tu es toujours mon bon, mon meilleur ami… Eh bien ! depuis trois ans j'aime tellement mademoiselle Pauline de Grandchamp, et elle…

RAMEL
N'achève pas, je comprends. Vous recommencez Roméo et Juliette… en pleine Normandie.

FERDINAND
Avec cette différence que la haine héréditaire qui séparait ces deux amants n'est qu'une bagatelle en comparaison de l'horreur de M. de Grandchamp pour le fils du traître Marcandal !

RAMEL
Mais voyons ! mademoiselle Pauline de Grandchamp sera libre dans trois ans ; elle est riche de son chef (je sais cela par les Boudeville)
 ; vous vous en irez en Suisse pendant le temps nécessaire à calmer la colère du général ; et vous lui ferez, s'il le faut, les sommations respectueuses.

FERDINAND
Te consulterais-je, s'il ne s'agissait que de ce vulgaire et facile dénoûment ?

RAMEL
Ah ! j'y suis ! mon ami. Tu as épousé ta Gertrude… ton ange. qui s'est comme tous les anges métamorphosée en… femme légitime.

FERDINAND
Cent fois pis ! Gertrude, mon cher, c'est… madame de Grandchamp.

RAMEL
Ah çà ! comment t'es-tu fourré dans un pareil guêpier ?

FERDINAND
Comme on se fourre dans tous les guêpiers, en croyant y trouver du miel.

RAMEL
Oh ! oh ! ceci devient très-grave ! alors ne me cache plus rien.

FERDINAND
Mademoiselle Gertrude de Meilhac, élevée à Saint-Denis, m'a sans doute aimé d'abord par ambition ; très-aise de me savoir riche, elle a tout fait pour m'attacher de manière à devenir ma femme.

RAMEL
C'est le jeu de toutes les orphelines intrigantes.

FERDINAND
Mais comment Gertrude a fini par m'aimer ?… c'est ce qui ne se peut exprimer que par les effets mêmes de cette passion, que dis-je passion ? c'est chez elle ce premier, ce seul et unique amour qui domine toute la vie et qui la dévore. Quand elle m'a vu ruiné vers la fin de 1816, elle qui me savait, comme toi, poëte, aimant le luxe et les arts, la vie molle et heureuse, enfant gâté, pour tout dire, a conçu, sans me le communiquer d'ailleurs, un de ces plans infâmes et sublimes, comme tout ce que d'ardentes passions contrariées inspirent aux femmes, qui, dans l'intérêt de leur amour, font tout ce que font les despotes dans l'intérêt de leur pouvoir ; pour elles, la loi suprême, c'est leur amour…

RAMEL
Les faits, mon cher ?… Tu plaides, et je suis procureur du roi.

FERDINAND
Pendant que j'établissais ma mère en Bretagne, Gertrude a rencontré le général Grandchamp, qui cherchait une institutrice pour sa fille. Elle n'a vu dans ce vieux soldat blessé grièvement, alors âgé de cinquante-huit ans, qu'un coffre-fort. Elle s'est imaginé être promptement veuve, riche en peu de temps, et pouvoir reprendre et son amour et son esclave. Elle s'est dit que ce mariage serait comme un mauvais rêve, promptement suivi d'un beau réveil. Et voilà douze ans que dure le rêve ! Mais tu sais comme raisonnent les femmes.

RAMEL
Elles ont une jurisprudence à elles.

FERDINAND
Gertrude est d'une jalousie féroce. Elle veut être payée par la fidélité de l'amant de l'infidélité qu'elle fait au mari, et comme elle souffrait, disait-elle, le martyre, elle a voulu…

RAMEL
T'avoir sous son toit pour te garder elle-même.

FERDINAND
Elle a réussi, mon cher, à m'y faire venir. J'habite, depuis trois ans, une petite maison près de la fabrique. Si je ne suis pas parti la première semaine, c'est que le second jour de mon arrivée, j'ai senti que je ne pourrais jamais vivre sans Pauline.

RAMEL
Grâce à cet amour, ta position ici me semble, à moi magistrat, un peu moins laide que je ne le croyais.

FERDINAND
Ma position ? mais elle est intolérable, à cause des trois caractères au milieu desquels je me trouve pris : Pauline est hardie, comme le sont les jeunes personnes très-innocentes dont l'amour est tout idéal et qui ne voient de mal à rien, dès qu'il s'agit d'un homme de qui elles font leur mari. La pénétration de Gertrude est extrême : nous y échappons par la terreur que cause à Pauline le péril où nous plongerait la découverte de mon nom, ce qui lui donne la force de dissimuler ! Mais Pauline vient à l'instant de refuser Godard.

RAMEL
Godard, je le connais… C'est, sous un air bête, l'homme le plus fin, le plus curieux de tout le département. Et il est ici ?

FERDINAND
Il y dîne.

RAMEL
Méfie-toi de lui.

FERDINAND
Bien ! Si ces deux femmes, qui ne s'aiment déjà guère, venaient à découvrir qu'elles sont rivales, l'une peut tuer l'autre, je ne sais laquelle : l'une, forte de son innocence, de sa passion légitime l'autre, furieuse de voir se perdre le fruit de tant de dissimulation, de sacrifices, de crimes même… (Napoléon entre.)

RAMEL
Tu m'effrayes ! moi, procureur du roi. Non, parole d'honneur, les femmes coûtent souvent plus qu'elles ne valent.

NAPOLÉON
Bon ami ! papa et maman s'impatientent après toi ; ils disent qu'il faut laisser les affaires, et Vernon a parlé d'estomac.

FERDINAND
Petit drôle, tu es venu m'écouter !

NAPOLÉON
Maman m'a dit à l'oreille : Va donc voir ce qu'il fait, ton bon ami.

FERDINAND
Va, petit démon ! va, je te suis ! (À Ramel.)
Tu vois, elle fait de cet enfant un espion innocent. (Napoléon sort.)

RAMEL
C'est l'enfant du général ?

FERDINAND
Oui.

RAMEL
Il a douze ans ?

FERDINAND
Oui.

RAMEL
Voyons ! tu dois avoir quelque chose de plus à me dire ?

FERDINAND
Allons, je t'en ai dit assez.

RAMEL
Eh bien ! va dîner… Ne parle pas de mon arrivée, ni de ma qualité. Laissons-les dîner tranquillement. Va, mon ami, va.
ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE ACTE PREMIER - SCÈNE II ACTE PREMIER - SCÈNE III ACTE PREMIER - SCÈNE .IV ACTE PREMIER - SCÈNE V ACTE PREMIER - SCÈNE VI ACTE PREMIER - SCÈNE VII ACTE PREMIER - SCÈNE VIII ACTE PREMIER - SCÈNE IX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE DEUXIÈME - SCÈNE II ACTE DEUXIÈME - SCÈNE III ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IV ACTE DEUXIÈME - SCÈNE V ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VIII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE X ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE TROISIÈME - SCÈNE II ACTE TROISIÈME - SCÈNE III ACTE TROISIÈME - SCÈNE IV ACTE TROISIÈME - SCÈNE V ACTE TROISIÈME - SCÈNE VI ACTE TROISIÈME - SCÈNE VII ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE IX ACTE TROISIÈME - SCÈNE X ACTE TROISIÈME - SCÈNE XI ACTE TROISIÈME - SCÈNE XII ACTE TROISIÈME - SCÈNE XIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE XIV ACTE TROISIÈME - SCÈNE XV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE QUATRIÈME - SCÈNE II ACTE QUATRIÈME - SCÈNE III ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE V ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE .IX ACTE QUATRIÈME - SCÈNE X ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XIV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XVI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XVII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE CINQUIÈME - SCÈNE II ACTE CINQUIÈME - SCÈNE .III ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE V ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VI ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VIII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IX ACTE CINQUIÈME - SCÈNE X ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XI

Autres textes de Honoré de Balzac

Vautrin

(Un salon à l'hôtel de Montsorel.)(LA DUCHESSE DE MONTSOREL, MADEMOISELLE DE VAUDREY.)LA DUCHESSEAh ! vous m'avez attendue, combien vous êtes bonne !MADEMOISELLE DE VAUDREYQu'avez-vous, Louise ? Depuis douze ans que nous pleurons ensemble,...

Paméla Giraud

(Le théâtre représente une mansarde et l'atelier d'une fleuriste. Au lever du rideau Paméla travaille, et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du théâtre ; la porte...

Les Ressources de Quinola

(La scène est à Valladolid, dans le palais du roi d'Espagne. Le théâtre représente la galerie qui conduit à la chapelle. L'entrée de la chapelle est à gauche du spectateur,...

Le Père Goriot

AU GRAND ET ILLUSTRE GEOFFROY-SAINT-HILAIRE.Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie.Madame Vauquer, née de Coflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris...

Eugénie Grandet

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024