ACTE DEUXIÈME - SCÈNE V
(Les mêmes, moins NAPOLÉON.)
LE GÉNÉRAL
Quand il se met dans ses questions, cet enfant-là, il est à mourir de rire.
GERTRUDE
Il est souvent fort embarrassant de lui répondre. (À Pauline.)
Viens là, nous deux, nous allons finir notre ouvrage.
VERNON
C'est à vous à donner, général.
LE GÉNÉRAL
À moi ?… Tu devrais te marier, Vernon, nous irions chez toi comme tu viens ici, tu aurais tous les bonheurs de la famille. Voyez-vous, Godard, il n'y a pas dans le département un homme plus heureux que moi.
VERNON
Quand on est en retard de soixante-sept ans sur le bonheur, on ne peut plus se rattraper. Je mourrai garçon.
(Les deux femmes se mettent à travailler à la même tapisserie.)
GERTRUDE (avec Pauline sur le devant de la scène.)
Eh bien ! mon enfant, Godard m'a dit que tu l'avais reçu plus que froidement ; c'est cependant un bien bon parti.
PAULINE
Mon père, Madame, me laisse la liberté de choisir moi-même un mari.
GERTRUDE
Sais-tu ce que dira Godard ? Il dira que tu l'as refusé parce que tu as déjà choisi quelqu'un.
PAULINE
Si c'était vrai, mon père et vous, vous le sauriez. Quelle raison aurais-je de manquer de confiance en vous ?
GERTRUDE
Qui sait ? je ne t'en blâmerais pas. Vois-tu, ma chère Pauline, en fait d'amour, il y en a dont le secret est héroïquement gardé par les femmes, gardé au milieu des plus cruels supplices.
PAULINE (à part, ramassant ses ciseaux qu'elle a laissé tomber.)
Ferdinand m'avait bien dit de me méfier d'elle… Est-elle insinuante !
GERTRUDE
Tu pourrais avoir dans le cœur un de ces amours-là ! Si un pareil malheur t'arrivait, compte sur moi… Je t'aime, vois-tu je fléchirai ton père ; il a quelque confiance en moi, je puis même beaucoup sur son esprit, sur son caractère. ainsi, chère enfant, ouvre-moi ton cœur ?
PAULINE
Vous y lisez, Madame, je ne vous cache rien.
LE GÉNÉRAL
Vernon, qu'est-ce que tu fais donc ?
(Légers murmures. Pauline jette un regard vers la table de jeu.)
GERTRUDE (à part.)
L'interrogation directe n'a pas réussi. (Haut.)
Combien tu me rends heureuse ! car ce plaisant de petite ville, Godard, prétend que tu t'es presque évanouie quand il a fait dire exprès par Napoléon que Ferdinand s'était cassé la jambe… Ferdinand est un aimable jeune homme, dans notre intimité depuis bientôt quatre ans ; quoi de plus naturel que cet attachement pour ce garçon, qui non-seulement a de la naissance, mais encore des talents ?
PAULINE
C'est le commis de mon père.
GERTRUDE
Ah ! grâce à Dieu, tu ne l'aimes pas ; tu m'effrayais, car, ma chère, il est marié.
PAULINE
Tiens, il est marié ! pourquoi cache-t-il cela ? (À part.)
Marié ! ce serait infâme ; je lui demanderai ce soir, je lui ferai le signal dont nous sommes convenus.
GERTRUDE (à part.)
Pas une fibre n'a tressailli dans sa figure ! Godard s'est trompé, ou cette enfant serait aussi forte que moi… (Haut.)
Qu'as-tu, mon ange ?
PAULINE
Oh ! rien.
GERTRUDE (lui mettant la main dans le dos.)
Tu as chaud là, vois-tu ? (À part.)
Elle l'aime, c'est sûr… Mais lui, l'aime t-il ? Oh ! je suis dans l'enfer.
PAULINE
Je me serai trop appliquée à l'ouvrage ! Et vous, qu'avez-vous ?
GERTRUDE
Rien ! Tu me demandais pourquoi Ferdinand cache son mariage ?
PAULINE
Ah ! oui !
GERTRUDE (à part.)
Voyons si elle sait le secret de son nom. (Haut.)
Parce que sa femme est très-indiscrète et qu'elle l'aurait compromis… Je ne puis t'en dire davantage.
PAULINE
Compromis ! Et pourquoi compromis ?
GERTRUDE (se levant.)
Si elle l'aime, elle a un caractère de fer ! Hais où se seraient-ils vus ? Je ne la quitte pas le jour, Champagne le voit à toute heure à la fabrique… Non, c'est absurde… Si elle l'aime, elle l'aime à elle seule, comme font toutes les jeunes filles qui commencent à aimer un homme sans qu'il s'en aperçoive ; mais s'ils sont d'intelligence, je l'ai frappée trop droit au cœur pour qu'elle ne lui parle pas, ne fût-ce que des yeux. Oh ! je ne les perdrai pas de vue.
GODARD
Nous avons gagné, monsieur Ferdinand, à merveille !
(Ferdinand quitte le jeu et se dirige vers Gertrude.)
PAULINE (à part.)
Je ne croyais pas qu'on pût souffrir autant sans mourir.
FERDINAND (à Gertrude.)
Madame, c'est à vous à me remplacer.
GERTRUDE
Pauline, prends ma place. (À part.)
Je ne puis pas lui dire qu'il aime Pauline, ce serait lui en donner l'idée. Que faire ? (À Ferdinand.)
Elle m'a tout avoué.
FERDINAND
Quoi ?
GERTRUDE
Mais, tout !
FERDINAND
Je ne comprends pas… Mademoiselle de Grandchamp ?…
GERTRUDE
Oui.
FERDINAND
Eh bien ! qu'a-t-elle fait ?
GERTRUDE
Vous ne m'avez pas trahie ? Vous n'êtes pas d'intelligence pour me tuer ?
FERDINAND
Vous tuer ? Elle !… Moi !
GERTRUDE
Serais-je la victime d'une plaisanterie de Godard ?.
FERDINAND
Gertrude… vous êtes folle.
GODARD (à Pauline.)
Ah ! Mademoiselle, vous faites des fautes.
PAULINE
Vous avez beaucoup perdu, Monsieur, à ne pas avoir ma belle mère.
GERTRUDE
Ferdinand, je ne sais où est l'erreur, où est la vérité mais ce que je sais, c'est que je préfère la mort à la perte de nos espérances.
FERDINAND
Prenez garde ! Depuis quelques jours le docteur nous observe d'un œil bien malicieux.
GERTRUDE ( à part.)
Elle ne l'a pas regardé ! (Haut.)
Oh ! elle épousera Godard, son père l'y forcera.
FERDINAND
C'est un excellent parti que ce Godard.
LE GÉNÉRAL
Il n'y a pas moyen d'y tenir ! Ma fille fait fautes sur fautes ; et toi, Vernon, tu ne sais ce que tu joues, tu coupes mes rois.
VERNON
Mon cher général, c'est pour rétablir l'équilibre.
LE GÉNÉRAL
Ganache ! tiens, il est dix heures, nous ferons mieux d'aller dormir que de jouer comme cela. Ferdinand, faites-moi le plaisir de conduire Godard à son appartement. Quant à toi, Vernon, tu devrais coucher sous ton lit pour avoir coupé mes rois.
GODARD
Mais il ne s'agit que de cinq francs, général.
LE GÉNÉRAL
Et l'honneur ? (À Vernon.)
Tiens, quoique tu aies mal joué, voilà ta canne et ton chapeau. (Pauline prend une fleur à la jardinière et joue avec.)
GERTRUDE
Un signal ! oh ! dussé-je me faire tuer par mon mari, je veilerai sur elle cette nuit.
FERDINAND (qui a pris à Félix un bougeoir.)
M. de Rimonville, je suis à vos ordres.
GODARD
Je vous souhaite une bonne nuit, Madame ! Mes humbles hommages, Mademoiselle ! Bonsoir, général !
LE GÉNÉRAL
Bonsoir, Godard.
GODARD
De Rimonville… Docteur, je…
VERNON (le regarde et se mouche.)
Adieu, mon ami.
LE GÉNÉRAL (reconduisant le docteur.)
Allons, à demain, Vernon ! mais viens de bonne heure.