ACTE PREMIER - SCÈNE III



(GODARD LE GÉNÉRAL.)

GODARD (entrant.)
Général !

LE GÉNÉRAL
Ah ! bonjour, Godard ! Vous venez sans doute passer la journée avec nous ?

GODARD
Mais peut-être la semaine, général, si vous êtes favorable à la demande que j'ose à peine vous faire.

LE GÉNÉRAL
Allez votre train ! je la connais voire demande… Ma femme est pour vous… Ah ! Normand, vous avez attaqué la place par son côté faible.

GODARD
Général, vous êtes un vieux soldat qui n'aimez pas les phrases, vous allez en toute affaire comme vous alliez au feu…

LE GÉNÉRAL
Droit, et à fond de train.

GODARD
Ça me va ! car je suis si timide…

LE GÉNÉRAL
Vous je vous dois, mon cher, une réparation : je vous prenais pour un homme qui savait trop bien ce qu'il valait.

GODARD
Pour un avantageux ! eh bien ! général, je me marie parce que je ne sais pas faire la cour aux femmes.

LE GÉNÉRAL (, à part.)
Pékin ! (Haut.)
Comment, vous voilà grand comme père et mère, et… mais, monsieur Godard, vous n'aurez pas ma fille.

GODARD
Oh ! soyez tranquille ! Vous y entendez malice. J'ai du cœur, et beaucoup ; seulement, je veux être sûr de ne pas être refusé.

LE GÉNÉRAL
Vous avez du courage contre les villes ouvertes.

GODARD
Ce n'est pas cela du tout, mon général. Vous m'intimidez déjà avec vos plaisanteries.

LE GÉNÉRAL
Allez toujours !

GODARD
Moi, je n'entends rien aux simagrées des femmes ! je ne sais pas plus quand leur non veut dire oui que quand le oui veut dire non et, lorsque j'aime, je veux être aimé…

LE GÉNÉRAL (à part.)
Avec ces idées-là, il le sera.

GODARD
Il y a beaucoup d'hommes qui me ressemblent, et que la petite guerre des façons et des manières ennuie au suprême degré.

LE GÉNÉRAL
Mais c'est ce qu'il y a de plus délicieux, c'est la résistance ! On a le plaisir de vaincre.

GODARD
Non, merci ! Quand j'ai faim, je ne coquette pas avec ma soupe ! J'aime les choses jugées, et fais peu de cas de la procédure, quoique Normand. Je vois dans le monde des gaillards qui s'insinuent auprès des femmes en leur disant ! — "Ah ! vous avez là, Madame, une jolie robe. — Vous avez un goût parfait. Il n'y a que vous pour savoir vous mettre ainsi." Et qui de la partent pour aller, aller… Et ils arrivent ; ils sont prodigieux, parole d'honneur ! Moi, je ne vois pas comment, de ces paroles oiseuses, on parvient à… Non… Je pataugerais des éternités avant de dire ce que m'inspire la vue d'une jolie femme.

LE GÉNÉRAL
Ah ! ce ne sont pas là les hommes de l'empire.

GODARD
C'est à cause de cela que je me suis fait hardi ! Cette fausse hardiesse, accompagnée de quarante mille livres de rente, est acceptée sans protêt, et j'y gagne de pouvoir aller de l'avant. Voilà pourquoi vous m'avez pris pour un homme avantageux. Quand on n'a pas ça d'hypothèques sur de bons herbages de la vallée d'Auge, qu'on possède un joli château tout meublé, car ma femme n'aura que son trousseau à y apporter, elle trouvera même les cachemires et les dentelles de défunt ma mère. Quand on a tout cela, général, on a le moral qu'on veut avoir. Aussi, suis-je M. de Rimouville.

LE GÉNÉRAL
Non, Godard.

GODARD
Godard de Rimonville.

LE GÉNÉRAL
Godard tout court.

GODARD
Général, cela se tolère.

LE GÉNÉRAL
Moi ! je ne tolère pas qu'un homme, fût-il mon gendre ! renie son père ; le vôtre, fort honnête homme d'ailleurs, menait ses bœufs lui-même de Caen à Poissy, et s'appelait sur toute la route Godard, le père Godard.

GODARD
C'était un homme bien distingué.

LE GÉNÉRAL
Dans son genre… Mais je vois ce que c'est… Comme ses bœufs vous ont donné quarante mille livres de rente, vous comptez sur d'autres bêtes pour vous faire donner le nom de Rimonville.

GODARD
Tenez, général ! consultez mademoiselle Pauline, elle est de son époque, elle. Nous sommes en 1829, sous le règne de Charles X. Elle aimera mieux, en sortant d'un bal, entendre dire : Les gens de madame de Rimonville, que : Les gens de madame Godard.

LE GÉNÉRAL
Oh ! si ces sottises-là plaisent à ma fille, comme c'est de vous qu'on se moquera, ça m'est parfaitement égal, mon cher Godard.

GODARD
De Rimonville.

LE GÉNÉRAL
Godard ! Tenez, vous êtes un honnête homme, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous dites que vous ne ferez pas la cour aux femmes, que ma fille sera la reine de votre maison… Eh bien, ayez son agrément, vous aurez le mien ; car, voyez-vous, Pauline n'épousera jamais que l'homme qu'elle aimera, riche ou pauvre… Ah ! il y a une exception, mais elle ne vous concerne pas. J'aimerais mieux aller à son enterrement que de la conduire à la mairie, si son prétendu se trouvait fils, petit-fils, frère, neveu, cousin ou allié d'un des quatre ou cinq misérables qui ont trahi… car mon culte à moi, c'est…

GODARD
L'empereur… on le sait…

LE GÉNÉRAL
Dieu, d'abord, puis la France ou l'empereur… c'est tout un pour moi… enfin, ma femme et mes enfants ! Qui touche à mes dieux ! devient mon ennemi ; je le tue comme un lièvre, sans remords. Voilà mes idées sur la religion, le pays et la famille. Le catéchisme est court ; mais il est bon. Savez-vous pourquoi en 1816, après leur maudit licenciement de l'armée de la Loire, j'ai pris ma pauvre petite orpheline dans mes bras, et je suis venu, moi, colonel de la jeune garde, blessé à Waterloo, ici, près de Louviers, me faire fabricant de draps ?

GODARD
Pour ne pas servir ceux-ci.

LE GÉNÉRAL
Pour ne pas mourir, comme un assassin sur l'échafaud.

GODARD
Ah ! bon Dieu !

LE GÉNÉRAL
Si j'avais rencontré un de ces traîtres, je lui aurais fait son affaire. Encore aujourd'hui, après bientôt quinze ans, tout mon sang bout dans mes veines si, par hasard, je lis leur nom dans un journal ou si quelqu'un les prononce devant moi. Enfin si je me trouvais avec l'un d'eux, rien ne m'empêcherait de lui sauter à la gorge, de le déchirer, de l'étouffer…

GODARD
Vous auriez raison. (À part.)
Faut dire comme lui.

LE GÉNÉRAL
Oui, Monsieur, je l'étoufferais !… Et si mon gendre tourmentait ma chère enfant, ce serait de même.

GODARD
Ah !

LE GÉNÉRAL
Oh ! je ne veux pas qu'il se laisse mener par elle. Un homme doit être le roi dans son ménage, comme moi ici.

GODARD (à part.)
Pauvre homme ! comme il s'abuse !

LE GÉNÉRAL
Vous dites ?

GODARD
Je dis, général, que votre menace ne m'effraye pas ! Quand on ne se donne qu'une femme à aimer, elle est joliment aimée.

LE GÉNÉRAL
Très-bien, mon cher Godard. Quant à la dot…

GODARD
Oh !

LE GÉNÉRAL
Quant à la dot de ma fille, elle se compose…

GODARD
Elle se compose…

LE GÉNÉRAL
De la fortune de sa mère et de la succession de son oncle Boncœur… C'est intact, et je renonce à tous mes droits. Cela fait alors 350,000 francs et un an d'intérêts, car Pauline a vingt-deux ans.

GODARD
367,500 francs.

LE GÉNÉRAL
Non.

GODARD
Comment, non ?

LE GÉNÉRAL
Plus !

GODARD
Plus ?…

LE GÉNÉRAL
400,000 francs. (Mouvement de Godard.)
Je donne la différence !… Mais après moi, vous ne trouverez plus rien… Vous comprenez ?

GODARD
Je ne comprends pas.

LE GÉNÉRAL
J'adore le petit Napoléon.

GODARD
Le petit duc de Reichstadt ?

LE GÉNÉRAL
Non, mon fils, qu'ils n'ont voulu baptiser que sous le nom de Léon ; mais j'ai écrit là (Il se frappe sur le cœur.)
Napoléon !… Donc, j'amasse le plus que je peux pour lui, pour sa mère.

GODARD (à part.)
Surtout pour sa mère, qui est une fine mouche.

LE GÉNÉRAL
Dites donc ?… si ça ne vous convient pas, il faut le dire.

GODARD ( à part.)
Ça fera des procès. (Haut.)
Au contraire, je vous y aiderai, général.

LE GÉNÉRAL
À la bonne heure voilà pourquoi, mon cher Godard…

GODARD
De Rimonville.

LE GÉNÉRAL
Godard, j'aime mieux Godard. Voilà pourquoi, après avoir commandé les grenadiers de la jeune garde, moi, général, comte de Grandchamp, j'habille leurs pousse-cailloux.

GODARD
C'est très-naturel ! Économisez, général, votre veuve ne doit pas rester sans fortune.

LE GÉNÉRAL
Un ange, Godard.

GODARD
De Rimonville.

LE GÉNÉRAL
Godard, un ange à qui vous devez l'éducation de votre future ; elle l'a faite à son image. Pauline est une perle, un bijou ; ça n'a pas quitté la maison, c'est pur, innocent, comme dans le berceau.

GODARD
Général, laissez-moi faire un aveu ! certes mademoiselle Pauline est belle.

LE GÉNÉRAL
Je le crois bien.

GODARD
Elle est très-belle ; mais il y a beaucoup de belles filles en Normandie, et très-riches, il y en a de plus riches qu'elle… Eh bien ! si vous saviez comme les pères et les mamans de ces héritières-là me pourchassent !… Enfin, c'en est indécent. Mais ça m'amuse : je vais dans les châteaux, on me distingue…

LE GÉNÉRAL
Fat !

GODARD
Oh ! ce n'est pas pour moi, allez Je ne m'abuse pas ! c'est pour mes beaux mouchoirs à bœufs non hypothéqués ; c'est pour mes économies, et pour mon parti pris de ne jamais dépenser tout mon revenu. Savez-vous ce qui m'a fait rechercher votre alliance entre tant d'autres ?

LE GÉNÉRAL
Non.

GODARD
Il y a des riches qui me garantissent l'obtention d'une ordonnance de Sa Majesté, par laquelle je serais nommé comte de Rimonville et pair de France.

LE GÉNÉRAL
Vous ?

GODARD
Oh ! oui, moi !

LE GÉNÉRAL
Avez-vous gagné des batailles ? avez-vous sauvé votre pays ? l'avez-vous illustré ? Ça fait pitié !

GODARD
Ça fait pit… (À part.)
Qu'est-ce que je dis donc ? (Haut.)
Nous ne pensons pas de même à ce sujet ! Enfin, savez-vous pourquoi j'ai préféré votre adorable Pauline ?

LE GÉNÉRAL
Sacrebleu ! parce que vous l'aimiez…

GODARD
Oh ! naturellement, mais c'est aussi à cause de l'union, du calme, du bonheur qui règnent ici ! C'est si séduisant d'entrer dans une famille honnête, de mœurs pures, simples, patriarcales ! Je suis observateur.

LE GÉNÉRAL
C'est-à-dire curieux…

GODARD
La curiosité, général, est la mère de l'observation. Je connais l'envers et l'endroit de tout le département.

LE GÉNÉRAL
Eh bien ?

GODARD
Eh bien ! dans toutes les familles dont je vous parlais, j'ai vu de vilains côtés. Le public aperçoit un extérieur décent, d'excellentes, d'irréprochables mères de famille, des jeunes personnes charmantes, de bons pères, des oncles modèles ; on leur donnerait le bon Dieu sans confession, on leur confierait des fonds… Pénétrez là-dedans, c'est à épouvanter un juge d'instruction.

LE GÉNÉRAL
Ah ! vous voyez le monde ainsi ? Moi, je conserve les illusions avec lesquelles j'ai vécu. Fouiller ainsi dans les consciences, ça regarde les prêtres et les magistrats ; je n'aime pas les robes noires, et j'espère mourir sans les avoir jamais vues ! Mais, Godard, le sentiment qui nous vaut votre préférence me flatte plus que votre fortune… Touchez-là, vous avez mon estime, et je ne la prodigue pas.

GODARD
Général, merci. (À part.)
Empaumé, le beau-père !
ACTE PREMIER - SCÈNE PREMIÈRE ACTE PREMIER - SCÈNE II ACTE PREMIER - SCÈNE III ACTE PREMIER - SCÈNE .IV ACTE PREMIER - SCÈNE V ACTE PREMIER - SCÈNE VI ACTE PREMIER - SCÈNE VII ACTE PREMIER - SCÈNE VIII ACTE PREMIER - SCÈNE IX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE DEUXIÈME - SCÈNE II ACTE DEUXIÈME - SCÈNE III ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IV ACTE DEUXIÈME - SCÈNE V ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE VIII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE IX ACTE DEUXIÈME - SCÈNE X ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XI ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XII ACTE DEUXIÈME - SCÈNE XIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE TROISIÈME - SCÈNE II ACTE TROISIÈME - SCÈNE III ACTE TROISIÈME - SCÈNE IV ACTE TROISIÈME - SCÈNE V ACTE TROISIÈME - SCÈNE VI ACTE TROISIÈME - SCÈNE VII ACTE TROISIÈME - SCÈNE VIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE IX ACTE TROISIÈME - SCÈNE X ACTE TROISIÈME - SCÈNE XI ACTE TROISIÈME - SCÈNE XII ACTE TROISIÈME - SCÈNE XIII ACTE TROISIÈME - SCÈNE XIV ACTE TROISIÈME - SCÈNE XV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE QUATRIÈME - SCÈNE II ACTE QUATRIÈME - SCÈNE III ACTE QUATRIÈME - SCÈNE IV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE V ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE VIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE .IX ACTE QUATRIÈME - SCÈNE X ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XIII ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XIV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XV ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XVI ACTE QUATRIÈME - SCÈNE XVII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE PREMIÈRE ACTE CINQUIÈME - SCÈNE II ACTE CINQUIÈME - SCÈNE .III ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IV ACTE CINQUIÈME - SCÈNE V ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VI ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE VIII ACTE CINQUIÈME - SCÈNE IX ACTE CINQUIÈME - SCÈNE X ACTE CINQUIÈME - SCÈNE XI

Autres textes de Honoré de Balzac

Vautrin

(Un salon à l'hôtel de Montsorel.)(LA DUCHESSE DE MONTSOREL, MADEMOISELLE DE VAUDREY.)LA DUCHESSEAh ! vous m'avez attendue, combien vous êtes bonne !MADEMOISELLE DE VAUDREYQu'avez-vous, Louise ? Depuis douze ans que nous pleurons ensemble,...

Paméla Giraud

(Le théâtre représente une mansarde et l'atelier d'une fleuriste. Au lever du rideau Paméla travaille, et Joseph Binet est assis. La mansarde va vers le fond du théâtre ; la porte...

Les Ressources de Quinola

(La scène est à Valladolid, dans le palais du roi d'Espagne. Le théâtre représente la galerie qui conduit à la chapelle. L'entrée de la chapelle est à gauche du spectateur,...

Le Père Goriot

AU GRAND ET ILLUSTRE GEOFFROY-SAINT-HILAIRE.Comme un témoignage d’admiration de ses travaux et de son génie.Madame Vauquer, née de Coflans, est une vieille femme qui, depuis quarante ans, tient à Paris...

Eugénie Grandet

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024