ACTE IV - SCENE XII



SERGE, puis STANISLAS, LA DUCHESSE

SERGE
(redescendant en gambadant.)
Ah ! On fournit les femmes aussi ! Ça va bien ! (Pris d'une inquiétude.)
Pourvu qu'on ne m'amène pas une vieille toupie !… Non ! généralement pour les Rois, on choisit bien !… Pour les maîtresses, je parle, parce que, pour les légitimes !… Pouah !… (Il fait une grimace significative. Apercevant STANISLAS qui entre.)
Ah ! voilà !

STANISLAS
Voici, Sire.

SERGE
(remontant curieusement.)
Ah ! voyons ! (Entre LA DUCHESSE qui fait une révérence.)
La môme Crevette ! Ah !…

LA DUCHESSE
(à part.)
II m'a reconnue.

SERGE
(courant à STANISLAS, le poussant dehors avec des gestes de gamin qui est pressé d'aller jouer.)
Merci, merci, laissez-nous. (STANISLAS sort. Revenant à LA DUCHESSE et tout joyeux.)
Ah ! ma petite môme, si je m'attendais, après cette nuit, qu'aujourd'hui…
(Il lui prend les mains.)

LA DUCHESSE
(faisant la révérence.)
Sire !

SERGE
(interloqué.)
Quoi ?

LA DUCHESSE
Votre Majesté m'a fait l'honneur de me faire demander et je suis l'humble servante de Votre Majesté; mais je ne saurais m'expliquer le nom étrange dont elle daigne me gratifier.

SERGE
(ahuri.)
Comment ?

LA DUCHESSE
Votre Majesté ne serait-elle pas victime de quelque confusion qui la ferait me prendre pour une autre.

SERGE
Ah ça ! voyons, qu'est-ce que tu chantes ? Tu as mal entendu. "La Môme ! la môme
Crevette ! " j'ai dit.

LA DUCHESSE
(faisant celle qui ne comprend pas.)
La môme Crevette !

SERGE
Tu n'es pas la môme Crevette ?

LA DUCHESSE
Je n'ai pas cet honneur.

SERGE
La môme que j'ai vue cette nuit ?

LA DUCHESSE
Hélas !

SERGE
Oh !

LA DUCHESSE
Je n'en bénis pas moins une ressemblance qui me vaut d'être tutoyée par Sa
Majesté.

SERGE
Ah ça ! est-ce que je suis idiot ? (Revenant à la charge.)
Voyons, si nous sommes là, en tête-à-tête, vous savez, pourquoi ?… C'est le Duc…

LA DUCHESSE
(entre ses dents avec un rictus moqueur.)
Le Duc ?

SERGE
C'est le Duc qui a organisé cela pour que… enfin… si nous nous plaisions… que… que… (Lui donnant un coup de coude significatif.)
Enfin, oui.

LA DUCHESSE
(résumant.)
Oui.

SERGE
(s'emballant.)
Et vous ne seriez pas cette délicieuse môme Crevette dont le souvenir me trotte dans la cervelle depuis près de vingt-quatre heures ?…

LA DUCHESSE
(flattée.)
Ah !

SERGE
Et puis, ma foi, tant mieux si vous n'êtes pas la môme, car j'aurai plus de force pour vous dire combien je l'ai profondément désirée hier soir. Ah ! Si elle n'avait pas été avec un imbécile !

LA DUCHESSE
(riant sous cape.)
Arnold ?

SERGE
Quoi ?

LA DUCHESSE
Rien.

SERGE
Si vous saviez quel chic, quel entrain ! Elle avait des yeux ! les vôtres, tenez ! Ah ! j'en ai rêvé de ses yeux… au dépôt !…

LA DUCHESSE
(à part.)
II est gentil, le petit roi.
(Pendant ces dernières répliques, l'orchestre tzigane a attaqué la czarda du 2e acte.)

SERGE
Et tenez, cette czarda qui arrive là comme un fait exprès, elle l'a dansée. Ah ! avec quelle grâce ! Et je lui ai fait vis-à-vis. (Il esquisse le pas. LA DUCHESSE le regarde, et, peu à peu gagnée par le rythme de la musique, elle indique d'abord à peine la danse par de légers haussements de corps, et petit à petit elle accentue. Le Roi ravi, l'entraîne en accompagnant la danse de battements de mains. Ils finissent par danser ensemble jusqu'au moment où SERGE éclate :)
Mais avoue donc que c'est toi, je serais si heureux !
(Il tend les bras pour l'enserrer.)

LA DUCHESSE
(avant de se laisser aller, mais, déjà dans les bras du Roi. )
Si Votre Majesté engageait sa parole royale de garder son bonheur pour elle toute seule.

SERGE
(l'étreignant.)
Ah ! ma petite môme !

LA DUCHESSE
(riant, très émoustillée.)
Ah !… Antoine ! (Elle se jette dans ses bras.)
Mais pas un mot à personne !

SERGE
(gagnant, accouplé avec LA DUCHESSE, le bureau de droite.)
C'est juré !… Ah ! ma chérie !
(Ils se tiennent embrassés. A ce moment venant de gauche, paraît CHANDEL à moitié dégrisé, il est en chemise et en caleçon, enveloppé pudiquement dans un rideau de fenêtre ou un tapis quelconque.)

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