ACTE I - SCENE IV



ARNOLD
(puis CHANDEL)

ARNOLD
(redescendant en cascadeur, son melon sur la tête.)
Et maintenant, ohé !… ohé !…
Les patrons en voyage, le gosse au bahut ! Eh ! allez donc !
(Il esquisse un pas de danse sur un air à la mode.)

CHANDEL
(arrivant du fond et après avoir considéré un moment ARNOLD avec étonnement. —)
Eh ! bien, qu'est-ce que vous avez, Monsieur ?

ARNOLD
(se retournant.)
Monsieur ?

CHANDEL
C'est la danse de Saint-Guy ?… (Reconnaissant ARNOLD.)
Ah !

ARNOLD
Quoi ? (Reconnaissant CHANDEL.)
Ah ! Emile Chandel !

CHANDEL
Bastien Toudoux !

ARNOLD
Mon pays !… Qu'est-ce que tu fais là ?

CHANDEL
Eh bien ! et toi ?

ARNOLD
Eh ! bien, tu vois.

CHANDEL
Et moi aussi.

ARNOLD
T'est donc ici ?

CHANDEL
Je suis maître d'études.

ARNOLD
T'es maître ? Ah tiens ! Moi, je suis domestique !… (Lui tendant la main.)
Bah ! on n'en est pas plus fier.

CHANDEL
(lui serrant la main.)
Comment donc ! D'autant que pour ce qui est de moi… Quel sale métier !

ARNOLD
(avec intérêt.)
C'est vrai ?… Bien, pourquoi le fais-tu ? Sais-tu ! prends le mien.(Généreusement.)
Veux-tu que je te trouve une place ?

CHANDEL
(souriant avec un sentiment de sa supériorité.)
Non, merci, je… je veux être magistrat.

ARNOLD
(qui n'y voit pas grande différence.)
Ah ! c'est autre chose.

CHANDEL
(même jeu.)
Oui. Il faut choisir.

ARNOLD
(avec un certain lyrisme.)
Dire que moi aussi, j'ai failli ne pas être domestique. Je voulais être jockey.

CHANDEL
Qu'est-ce qui t'en a empêché ?

ARNOLD
(bien simple.)
Je ne sais pas monter à cheval.

CHANDEL
Ah ! c'est une raison.

ARNOLD
Ah ! mais je ne regrette rien aujourd'hui. J'ai une place excellente… chez les frères Slovitchine, tu connais ?

CHANDEL
Des acrobates ?

ARNOLD
On t'en fichera des acrobates comme ça. L'un est secrétaire d'ambassade, l'autre… il ne fait rien. Il est rentier.

CHANDEL
(avec convoitise.)
Ah ! voilà un métier !

ARNOLD
Ah ! oui ! Malheureusement il n'y a pas d'école professionnelle. Celui qui ne fait rien est en voyage de noces; quant à l'autre, il est toujours par monts et par vaux, en automobile.
Voilà un service comme je le comprends, avec des maîtres toujours absents.

CHANDEL
Heureux homme ! Qu'est-ce que tu viens faire ici ?

ARNOLD
Ah ! voilà, figure-toi que leur sœur qui est mariée en Angleterre leur avait dépêché un de ses gosses pour lui faire faire ses études à Paris. Ce que je me suis empressé de le coller ici ! Et maintenant, je suis libre, libre comme l'air, et tiens ! je te propose une chose. Je t'emmène aux courses cet après-midi et te fais faire fortune !… J'ai un tuyau épatant.

CHANDEL
(piteusement.)
Mais mon ami, est-ce que je suis libre ! Mais je suis maître, moi !

ARNOLD
Ah ! tu ne sais pas ce que tu refuses ! un coup admirable, unique, tout monté. Je risque dessus toutes mes économies, c'est te dire !… C'est le lad… (Malicieusement.)
celui qui est chargé de distribuer les seaux d'eau, qui m'a collé le tuyau. Et lui, c'est un homme sérieux, de confiance. On peut le croire.

CHANDEL
Ah !

ARNOLD
Oh !… Et alors c'est une carne à haute cote qui doit gagner. Quant au favori !… nibe ! Il est monté par son patron qui est un de nos premiers "gentlemen-tireurs". Alors pas de danger d'être fichu dedans.

CHANDEL
Ah !

ARNOLD
(brusquement.)
Tiens, je mettrai vingt francs pour toi.

CHANDEL
Vingt francs ! moi ? tu es fou ! Jamais !

ARNOLD
Qu'est-ce que ça te fait ! Si tu perds, tu ne me les rendras pas !

CHANDEL
Ah !… Oh ! alors, tout ce que tu voudras.

ARNOLD
Et si ça réussit comme c'est certain, à nous la folle noce ! Je veux, au moins un jour, vivre une vie de grand seigneur, me payer une femme du monde !… Connaître une fois cette sensation, dormir sur le même oreiller qu'une femme dont on pourrait être le domestique… ah ! ça doit être !… (Lui repoussant amicalement la figure du plat de la main.)
Allons, au revoir !

CHANDEL
(rêveur depuis un instant.)
Au revoir ! (Brusquement.)
Dis donc, toute réflexion faite, mets donc cinquante francs pour moi !

ARNOLD
Eh ! là ! eh ! tu y prends goût !

CHANDEL
Bah ! Il faut avoir de l'estomac ! Et où pourrai-je te voir pour le résultat ?

ARNOLD
Eh bien ! chez mes patrons, 72, rue Copernic. Tu demanderas Monsieur Arnold.
(Il remonte.)

CHANDEL
(le suivant.)
Comment, Arnold, tu t'appelles Bastien !

ARNOLD
Bien, oui ! mais les bourgeois avaient un chien qui s'appelait Bastien, alors ils m'ont dit : désormais vous vous appellerez Arnold. Je n'ai pas voulu les contrarier. Tu m'accompagnes ?

CHANDEL
Un bout de chemin.
(A ce moment KIRSCHBAUM, des verres sans pied à la main, traverse la scène, passe devant eux, les salue et gagne la salle de gauche.)

CHANDEL
Dis donc… tu ne crois pas que si on risquait cent francs ?

ARNOLD
Ah ! non… Ah ! non !… (Entre CHOPINET qui salue en passant.)
Bonjour monsieur. (A Chandel.)
Tu es enragé !
(Ils sortent.)

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