ACTE IV - SCENE III


LE DUC
LES TROIS OFFICIERS ORCANIENS en grande tenue, puis LA DUCHESSE, puis ARNOLD

LE DUC
(sur le seuil de la baie du milieu, aux officiers qui arrivent de droite. Ils se présentent en ligne et militairement.)
Eh ! tchiwania, nedele-rouck bosnie kosnobieff trani. (Signification pour l'intonation : "Eh ! vous voilà ! ah ! parbleu, vous arrivez bien ! ")

LES OFFICIERS
(qui sont arrivés à la baie du milieu, saluant bien ensemble de la main. —)
Lambouskaye kohanoff ! ("Salut Excellence. ")

LE DUC
(rendant le salut.)
Lambouskaye ! Mehani ! ("Salut, messieurs. ") (II leur serre la main.)
Chivolsk Kobolt. Yabojé sivani tepataf négof hoknival gemolosk bonlei ! ("Vous ne savez pas la grande nouvelle ? Notre bien-aimé souverain a enfin été retrouvé. ")

LES OFFICIERS
(heureux.)
Nictchebei ! ("Est-il possible. ")

LE DUC
(radieux.)
Tchin ! Tchin ! boyanoff peteneff ! Yo gomate rcganoff un nommé
Loustalin, inspecteur de la Sûreté. ("Oui, oui, figurez-vous cette nuit par une espèce de policier, un nommé Loustalin, etc…")

1er OFFICIER
E Kémanioff pétonieft bouyano pelotchin ? ("Et l'on est venu alors vous en aviser tout de suite ? ")

LE DUC
Tchin ! ("Oui. ")

2e OFFICIER
E bara popolokoff evadine ituri monteskieff ? ("Et notre souverain honorera la soirée de sa présence ? ")

LE DUC
Tchin !

3e OFFICIER
Et stawani aplada moutchinieff Komeya ? ("Et nous aurons la joie de le voir tout à l'heure ? ")

LE DUC
Tchin !
(Tout ceci très précipité et presque l'un sur l'autre.)
(ENSEMBLE :)

1er OFFICIER
Tokomaya. Kohanoff higonala, homidieff. ("J'espère que Votre Excellence doit être satisfaite. ")

2e OFFICIER
Pobesol reminieff titinet obolensk. ("Ah ! je suis heureux de cette heureuse nouvelle. ")

3e OFFICIER
Comesva talavé la moutchin emeskoff. ("Quel poids de moins vous devez avoir sur le cœur. ")

LE DUC
Tchin ! Tchin !

1er OFFICIER
(indiquant LA DUCHESSE qui entre de gauche. Elle est en grande toilette de soirée.)
Sawania ! ("LA DUCHESSE. ")

LE DUC
(se retournant du côté de LA DUCHESSE et allant à elle.)
Ah ! La Duchesse ! Enfin terminée ! Soyez la bienvenue !

LA DUCHESSE
(s'avançant en souriant et très grande dame.)
Messieurs !
(Elle passe au 2.)

LES OFFICIERS
(saluant.)
Lambouskaye sawania.

LA DUCHESSE
(saluant de l'éventail.)
Lambouskaye Mehani.

1er OFFICIER
Li kohanoff ditche nof chevaloff Kobolt y aboyé Kivani tepataff negoff
Kockni-wall. ("Son Excellence nous a appris que notre bien-aimé Seigneur avait, Dieu merci, été retrouvé dans des circonstances singulières. ")

TOUS
Tchin ! Tchin ! ("Oui, oui ! ")

LA DUCHESSE
Nietchebei ! ("Est-il possible. ")

LE DUC
(triomphant.)
Tchin ! Tchin !

LA DUCHESSE
Ah ! yanolutch merovnisk ébanoff. ("Ah ! voilà qui est pour remplir notre âme de joie. ")

LE DUC
Tchin ! Tchin ! (Ravi.)
Oui, figurez-vous donc, c'était le gâchis !… Le Préfet de Police avait même déjà fait manger sa langue au chat !

TOUS
(se regardant.)
Par un chat ?

1er OFFICIER
Quelle drôle d'idée ! Pour quoi faire ?

LE DUC
Non, c'est… (Il échange avec LA DUCHESSE un sourire comme pour dire : "Ils ne savent pas", puis allant aux officiers en passant au-dessus de LA DUCHESSE, avec une bonhomie où perce une certaine suffisance.)
… C'est une expression parisienne. Quand vous ne savez plus que faire pour une chose, vous dites : "Je fais manger ma langue par un chat. "

LES OFFICIERS
Ah ! que c'est drôle !

LE DUC
(en appelant à LA DUCHESSE.)
N'est-ce pas ?

LA DUCHESSE
(avec un sourire indulgent.)
A peu près.

LE DUC
(apercevant ARNOLD.)
Ah ! vous ! c'est pas dommage !

ARNOLD
(venant de gauche et apportant l'uniforme du Duc.)
Voici Excellence.

LA DUCHESSE
(qui s'est retournée, se trouvant nez à nez avec ARNOLD)
Oh !

ARNOLD
Oh !

LA DUCHESSE
(à part. )
Le secrétaire de l'Ambassade !

ARNOLD
(en laissant tomber d'ahurissement l'uniforme par terre.)
Ma cocotte d'hier soir !

LE DUC
(passant au 2.)
Eh ! bien, quoi ?… Qu'est-ce que vous avez ?

ARNOLD
Hein ?… Rien, rien.

LE DUC
Est-ce que c'est une façon de flanquer mes affaires par terre ?

ARNOLD
(ramassant les vêtements sans quitter LA DUCHESSE des yeux et à part.)
Mais qu'est-ce qu'elle fiche ici ?
(Il continue à considérer LA DUCHESSE avec ahurissement et, machinalement, pour se donner une contenance, il mouille sa main libre à sa langue, puis la passe sur le col de l'uniforme, la reporte à sa langue et ainsi de suite.)

LA DUCHESSE
(à part.)
Lui !… C'était à prévoir !

LE DUC
(à ARNOLD. )
Eh ! bien, quoi ? Quand vous lécherez mon uniforme !… Vous connaissez donc madame ?

ARNOLD
Moi?… Euh!… Oui… non.

LE DUC
Enfin, quoi ? Vous connaissez la Duchesse ?
(Il lui prend des mains son uniforme qu'il enfile.)

ARNOLD
Ah! c'est la…! Pas du tout!…

LA DUCHESSE
(respirant.)
Ouf !

ARNOLD
(à part.)
Comment, la Duchesse ?…

LE DUC
Ah ! vous avez l'air de venir de Kobolensk, vous !

ARNOLD
De Kobo… ?

LE DUC
C'est une bourgade de chez nous. On dit ça pour les abrutis.

ARNOLD
Ah?… Son Excellence m'honore.

LE DUC
Allez donc faire mettre vos collègues en livrée, il est temps.

ARNOLD
Oui ! Excellence !

LA DUCHESSE
(qui pendant ce qui précède a gagné la droite jusque près du bureau, à part. —)
Ses collègues !… Ah ! ça ! pour qui le prend-il ?

ARNOLD
(à part, remontant en passant devant LE DUC.)
Ma cocotte, Duchesse !… Qu'est-ce que ça veut dire?…

LE DUC
(le regardant partir comme on regarde un phénomène, puis redescendant vers LA DUCHESSE.)
Quelle chose que cet homme ?

LA DUCHESSE
(remontant un peu à lui.)
Mais qui donc croyez-vous que c'est ?

LE DUC
Comment, "qui je crois ? " C'est le maître d'hôtel que m'a prêté Stanislas
Slovitchine.

LA DUCHESSE
Lui ? Lui ? Mais non, ce n'est pas le maître d'hôtel !

LE DUC
(avec un recul.)
Ce n'est pas le maître d'hôtel ?

LA DUCHESSE
Lui?… Mais c'est notre premier secrétaire d'Ambassade, c'est monsieur
Constantin Slovitchine.

LE DUC
(bondissant.)
Dites-vous?

LA DUCHESSE
Mais tous ceux qui le connaissent vous le diront.

LE DUC
C'est trop fort !

LES TROIS OFFICIERS
(étonnés.)
Oh !
(Ils sont tous trois remontés entre la baie gauche et celle du milieu.)

LA DUCHESSE
Comment ne l'avez-vous pas reconnu ?

LE DUC
Mais parce que… parce que je ne le connais pas ! Mais vous-même, comment ?…

LA DUCHESSE
(un peu interloquée.)
Moi ?… Mais… n'ai-je pas longtemps vécu à Paris avant de vous épouser ? et alors souvent, dans le monde…

LE DUC
(qui réfléchit depuis un instant sans écouter les explications de LA DUCHESSE. —)
Constantin Slovitchine en maître d'hôtel ! Pourquoi ?

LA DUCHESSE
(avec un geste d'ignorance.)
Ah !… çà !

LE DUC
(profond et diplomate, à ses officiers.)
Cela doit cacher quelque intrigue ! Quelque manœuvre de notre ambassadeur. Un premier secrétaire d'ambassade en domestique, cela n'est pas naturel. (Redescendant à la Duchesse.)
Merci, Duchesse, de m'avoir éclairé. Par Dieu le père ! Je voyais bien qu'il y avait quelque chose. En vous reconnaissant, il s'est troublé !… Ah ! il n'est pas encore assez diplomate pour m'en remontrer.

1er OFFICIER
(au fond, indiquant ARNOLD qu'on ne voit pas encore.)
Le voici, Excellence.

LE DUC
(remontant.)
Lui ! Attention, messieurs, et de l'empressement !… (ARNOLD passe au fond, un plateau chargé de verres vides à la main.)
Eh ! arrivez donc, cher ami ! (Voyant Arnold qui s'arrête et regarde derrière lui à qui cette interpellation s'adresse.)
Arrivez donc !

ARNOLD
(redescendant légèrement.)
Plaît-il ?

LES OFFICIERS
(à gauche de la baie saluant militairement.)
Lambouskayé Méhano.

ARNOLD
Quoi ?

LE DUC
(à droite de la baie.)
Que faites-vous avec ce plateau ?

ARNOLD
Ça ?… C'est des verres pour les sirops.

LE DUC
(le faisant descendre.)
Vous n'y pensez pas ! Vous, porter de la vaisselle !…
Messieurs, je vous en prie, prenez le plateau.

ARNOLD
(défendant le plateau contre les officiers qui s'empressent pour le débarrasser. —)
Mais non, mais non !…

LES OFFICIERS
Mais si ! mais si !…
(Le plateau reste aux mains d'un des officiers qui le conserve pendant ce qui suit.)

ARNOLD
(à part, ahuri.)
Ah, ça ! qu'est-ce que ça veut dire ?

LE DUC
(indiquant LA DUCHESSE, près du bureau.)
Vous… connaissez la Duchesse ?

ARNOLD
Hein ?… non… oui… je ne sais pas.

LE DUC
Ne vous troublez pas. Elle vous connaît.

ARNOLD
Ah ? Elle…

LA DUCHESSE
(allant au-devant d'un impair possible.)
C'est-à-dire, j'ai rencontré quelquefois monsieur dans le monde.

ARNOLD
(ne sachant que répondre.)
Ah ! vraiment, madame ?… (A part.)
Eh bien ! elle en a un toupet !…

LE DUC
(avec infiniment de courtoisie.)
Et il y a des gens, quand on les a vus une fois !… Mais asseyez-vous donc !… (Aux officiers.)
Messieurs, une chaise, je vous en prie. (Les officiers obéissent avec empressement, celui qui tient le plateau le remet à UN VALET DE PIED qui passe et chacun redescend avec une chaise. ARNOLD ahuri regarde le manège pendant que LE DUC dit à mi-voix à sa femme.)
Pas assez fort pour m'en remontrer.

ARNOLD
(aux officiers qui viennent comme un seul homme lui présenter leurs trois chaises littéralement accolées les unes aux autres, confus et ne sachant laquelle prendre.)
Pardon !
Pardon !
(Il s'assied moitié sur celle de gauche, moitié sur celle du milieu, puis voyant LE DUC aller à lui avec l'intention de s'asseoir, se fait tout petit à l'extrême bout de celle de gauche.)

LE DUC
(s'asseyant franchement près de lui, tandis que LA DUCHESSE se rapproche du groupe et que les trois officiers descendent à gauche.)
Et maintenant, causons comme deux collègues.

ARNOLD
Avec moi !… moi, un simple…

LE DUC
(très diplomate.)
…Maître d'hôtel. Oui, je sais, mais souvent, sous la peau du maître d'hôtel, se cache un diplomate avisé !

ARNOLD
(à part.)
Qu'est-ce qu'il chante ?

LE DUC
(machiavélique.)
Savez-vous que vous ressemblez furieusement à quelqu'un de notre connaissance.

ARNOLD
Ah ! vraiment !… A qui donc ?

LE DUC
(brusquement, et les yeux dans les yeux.)
A monsieur Constantin Slovitchine.

ARNOLD
Moi ?

LE DUC
(vivement.)
Vous vous troublez !

ARNOLD
Moi ? Ah ! bien !

LE DUC
(rapidement pour ne pas lui donner le temps de réfléchir.)
Ne seriez-vous pas, par hasard, Monsieur Constantin Slovitchine ?

ARNOLD
Moi ?… moi ?… Ah ! bien, celle-là, par exemple ! (Changeant de ton malicieusement.)
Ah ! je vois ce que c'est ! C'est Madame qui vous a dit…

LE DUC
(très matois.)
Madame ?

ARNOLD
(riant.)
Oui.

LE DUC
(brusquement.)
Et pourquoi m'aurait-elle dit ?

ARNOLD
(interloqué.)
Mais… mais…

LE DUC
(comme un juge d'instruction.)
Vous reconnaissez donc que vous êtes monsieur
Slovitchine.

ARNOLD
Mais jamais de la vie ! En voilà une idée !

LA DUCHESSE
(intervenant.)
Mais pourquoi ne voulez-vous pas avouer ?

ARNOLD
Mais parce que… (A part.)
Ah ! la mâtine. (Haut.)
Mais parce que je ne le suis pas.

LE DUC
(redevenant diplomate. —Ah !… Bien ! Bien ! C'est entendu. Vous n'êtes pas monsieur)
Slovitchine.

ARNOLD
(à part.)
C'est pas malheureux !

LE DUC
(d'un air détaché comme un homme qui ne saurait insister.)
Parlons donc d'autre chose ! Qu'est-ce que vous pensez du projet de mariage pour notre jeune Majesté ?

ARNOLD
Ah ! Il y a un projet ?

LE DUC
(gouailleur.)
Naturellement, vous l'ignorez ! Toute l'ambassade le sait, mais vous !… vous l'ignorez.

ARNOLD
(riant en voyant les officiers rire.)
Qu'est-ce que vous voulez, Excellence ?

LE DUC
Bien !… Bien !… Je vous l'apprends donc. Je vais même vous apprendre autre chose.

ARNOLD
Ah !

LE DUC
(sur un ton profondément confidentiel.)
Banadieff poveline moraw… héké sponloff omanoff !

ARNOLD
(qui l'a écouté en ouvrant de grands yeux, à part.)
Allons, bien !… s'il se met à parler sa langue.

LE DUC
(plus mystérieux encore.)
Regonoloff papéjine boyouchi.

ARNOLD
Ah ?… Tchin !… Tchin !… (A part.)
C'est tout ce que je sais.

LE DUC
(avec un petit rire de triomphe.)
Ah ! Yobinieff tadesquival popimoff bovin !

ARNOLD
(à la bonne franquette.)
Tchin ! Tchin !

LE DUC
(triomphant se levant.)
Ah ! Tchin ! Tchin !

ARNOLD
(riant.)
Yes !

LE DUC
Mais vous comprenez joliment bien l'orcanien pour un maître d'hôtel.

ARNOLD
(bon enfant.)
Oh ! Je dis : Tchin ! Tchin ! Voilà tout.

LE DUC
Naturellement !… vous dites : "Tchin ! Tchin ! " voilà tout !… Parbleu ! vous restez dans votre personnage.
(Il se rassied près de lui.)

ARNOLD
(à bout d'arguments, à part.)
Non ! Il est épatant ! Quand il a une idée dans le coco !

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024