Un salon chez les SLOVITCHINE. Le décor est construit de façon à épouser la forme du précédent et pouvoir s'y enchâsser rapidement. Il présente donc l'aspect d'une pièce principale avec une baie au fond droit, soit, à gauche, Mimant le mouvement de la loggia du 2e acte. Un pan de mur avec porte donnant sur les appartements de Constantin SLOVITCHINE (le battant gauche de la porte est fixe)
puis formant coude à angle droit, un pan de mur face au public avec au centre une cheminée surmontée de sa glace. Nouveau coude du mur perpendiculaire au dernier et parallèle au premier, au centre duquel une porte donnant sur l'antichambre au fond de laquelle, visible au public, est la porte d'entrée praticable et donnant sur l'escalier (cette porte est munie d'une vraie serrure et d'une chaîne de sûreté non accrochée au lever du rideau…)
Côté droit de la scène, au 1" plan, porte à deux battants; 2e plan, dans la baie une fenêtre dont les rideaux sont fermés; sur la cheminée sa garniture et deux photographies encadrées, dont l'une représente un homme et une femme en tenue de mariés. Devant la cheminée, de chaque côté, un fauteuil; devant celui de droite, un tabouret de pied. A droite de la scène, une table; sur la table un buvard, un encrier, des petits bibelots, un paquet de lettres et de journaux. Toutes les portes sont munies de vraies serrures et ont un battant fixe.
ARNOLD
LA DUCHESSE
Au lever du rideau la scène est vide et dans l'obscurité. La porte donnant sur le vestibule est ouverte à deux battants. On entend un bruit de voix derrière la porte d'entrée.
VOIX D'ARNOLD(dominant l'autre voix.)Mais oui, mais attendez donc, il faut bien que je trouve le trou de la serrure !…
(Bruit de clé.) Là !…
(La porte s'ouvre. LA DUCHESSE entre en trombe suivie d'ARNOLD, tenant d'une main une allumette "cinq minutes", de l'autre son parapluie mouillé. Tous deux sont trempés.)LA DUCHESSEAh ! non, non, non !… On n'a pas idée ! Quand il y a tant de fiacres dans
Paris, aller juste choisir le seul dont le cheval devait s'abattre et nous laisser en plan au milieu des
Champs-Elysées par une pluie battante !…
ARNOLD(qui a accroché la chaîne de sûreté pendant ce qui précède, descendant en scène. —)Est-ce que je pouvais savoir ?
LA DUCHESSEEh bien! on devine!
ARNOLDAllons, du calme, voyons.
LA DUCHESSEAh ! du calme; oui, je voudrais vous y voir !
ARNOLDMais j'y suis ! Est-ce que je n'ai pas comme vous…
(Voyant LA DUCHESSE qui fait le geste de s'asseoir sur un des fauteuils.) Oh ! prenez garde !
LA DUCHESSEQuoi ?
ARNOLDVous êtes trempée !
LA DUCHESSEAh ! la belle affaire ! maintenant que la robe est perdue !
ARNOLDCe n'est pas pour la robe, c'est pour le mobilier.
LA DUCHESSE(allant à lui.)Ah ! bien, le mobilier, vous savez…
ARNOLDOui, mais pas moi.
LA DUCHESSETenez, regardez donc plutôt votre parapluie qui inonde le tapis.
ARNOLDAh ! c'est vrai ! Ce qu'il rigole !
LA DUCHESSE(amère.)II choisit bien son moment.
ARNOLDQu'est-ce que vous voulez ?… Il ne sait pas.
(Il va ranger le parapluie contre la cheminée.)LA DUCHESSEAh ! c'est très drôle !
ARNOLD(redescendant.)Mon Dieu, c'est drôle et ce n'est pas drôle.
LA DUCHESSEAh ! et puis, c'est sinistre ici ! éteignez donc votre allumette.
(Elle souffle elle-même dessus et l'éteint.)ARNOLDOui !
(Il souffle machinalement sur l'allumette éteinte.)LA DUCHESSEEt tirez les rideaux, il doit faire clair à cette heure-ci.
ARNOLD(conciliant.)Tout ce que vous voudrez.
(Il tire les rideaux.) Mon Dieu, déjà le jour !
Comme il est matinal.
LA DUCHESSEParbleu ! il ne passe pas ses nuits dehors, lui !
ARNOLDII ne sait pas ce qu'il perd.
LA DUCHESSEAh bien ! si je l'avais imité !
(LA DUCHESSE va pour se laisser tomber sur le fauteuil.)ARNOLD(prévenant le mouvement.)Hep !
LA DUCHESSEQuoi ?
ARNOLDNe vous asseyez pas !
LA DUCHESSE(retroussant rageusement ses jupes qu'elle rejette sur le dossier du fauteuil. —)Ah ! mais vous m'ennuyez avec votre fauteuil !
ARNOLD(au-dessus de son fauteuil et la secouant légèrement par les deux épaules.)Allons, voyons ! Mimi !… Chérie Mimi !
(Il fait le tour du fauteuil à croupeton et va se mettre à genoux devant elle.) Qui est-ce qui va être bien gentille avec son petit Nonold ?
LA DUCHESSE(se levant.)Moi ? Ah ! bien ! plus souvent, par exemple ! ARNOLD, ahuri, toujours à genoux.
Comment ?
LA DUCHESSEAh ! bien ! je suis bien en train ! Merci !
ARNOLDMais alors ?… Quoi ?…
LA DUCHESSEMais alors, rien !…
ARNOLD(se levant.)Ah ! mais ça ne se fait pas, ces choses-là !… Vous m'avez accompagné et quand une femme accompagne un homme !… eh ben !… eh ben !… enfin, il y a des usages, que diable ! il y a des usages.
LA DUCHESSEEh bien ! je les enjambe.
ARNOLDC'est ça ! et vous trouvez que c'est des façons d'agir ? Mais fallait me dire ça avant, j'en aurais pris une autre.
LA DUCHESSEII en aurait pris une autre !
ARNOLDMais absolument ! Vous me perdez ma soirée !… je ne suis pas de bois, moi !… Ah ! bien, c'est du propre ! quelles mœurs !
(LA DUCHESSE hausse les épaules. Un temps pendant lequel ARNOLD maussade, ronchonne, en dedans, sans trop savoir que faire, puis revenant à la charge.) Voyons, chérie Mimi, ça n'est pas sérieux !
LA DUCHESSEAh ! ben !
ARNOLD(suppliant.)Une fois !… rien qu'une petite fois !
(LA DUCHESSE fait non de la tête.) T'as tort !… Tu ne sais pas ce que tu refuses !… Moi, tu sais, c'est comme sur les affiches :
M'essayer, c'est m'adopter.
LA DUCHESSE(ne pouvant s'empêcher de rire.)T'es bête !
ARNOLDMais oui, je suis bête !… Mais tu verras, tu verras !
(Voyant LA DUCHESSE qui a un frisson.) Tiens, tu vois, rien que d'y penser tu frissonnes !
LA DUCHESSEMoi ? non. Je suis gelée, voilà tout.
ARNOLD(parcourant la scène comme un homme affolé à cette idée.)Tu es gelée ?… Elle est gelée ! Pauvre petite. Mais c'est vrai, avec ces vêtements mouillés !… Je suis bête de n'y avoir pas pensé. Mais retire ça, retire ta robe, mets-toi à l'aise. Je vais te passer un peignoir à madame.
LA DUCHESSEComment "à madame ! " T'es marié ?
ARNOLDHein ?… Oui.
LA DUCHESSE(faisant mine de s'en aller.)Oh ! mais alors !…
ARNOLDEuh ! c'est-à-dire non !… c'est… c'est… mon frère.
LA DUCHESSEEt ils habitent ici ?
ARNOLDOui.
LA DUCHESSE(même jeu que précédemment.)Oui?… Oh ! alors !…
ARNOLDMais non ! mais non, n'aie donc pas peur… Ils habitent, mais ils n'y sont pas… sans ça, tu penses bien !… Non, non, ils sont nouveaux mariés et en voyage de noces.
LA DUCHESSE(rassurée.)Ah ! bon, je disais aussi !
ARNOLDParbleu !… Et alors, c'est un peignoir à elle que… Va, enlève ça.
LA DUCHESSE(commençant à se déshabiller.)Ah ! bien, c'est pas de refus !… parce que vraiment, trempée comme je suis !
(Changeant de ton.) Non, mais tout de même, mettre un peignoir à ta belle-sœur, je ne sais vraiment pas si je dois.
ARNOLDBah ! Tout ça, c'est des conventions, et puis j'irai pas lui dire.
LA DUCHESSE(très femme du monde.)Ecoute, sérieusement, ton frère n'aurait qu'à l'apprendre, il ferait une gueule !…
ARNOLDJ'en prends la responsabilité !
(Avec extase, voyant la Duchesse déshabillée.) Ah ! nom d'un chien ! quelles épaules !
(Il la lutine.)LA DUCHESSE(se défendant.)Allons ! allons ! Voyons !
ARNOLDMais c'est un crime de cacher ça !… Si j'en avais de comme ça, je les montrerais à tout le monde.
LA DUCHESSE(qui est allée poser sa robe et son corsage sur le fauteuil près de la cheminée.)Ça leur enlèverait leur valeur. Allons, va chercher le peignoir à la dame.
ARNOLDC'est ça, attends-moi, je ne serai pas long…
(Il gagne la droite, fausse sortie…) Dis donc ! Tu peux t'asseoir sur le fauteuil maintenant.
LA DUCHESSE(près de la cheminée.)Tu es bien bon !
(ARNOLD sort à droite en laissant la porte ouverte.) C'est gentil ici. Je n'avais pas fait attention d'abord.
(Haut.) Dis donc, tu es joliment meublé, tu sais ?…
(Elle retire son chapeau, qu'elle dépose sur la cheminée.)VOIX D'ARNOLDTu trouves ?
LA DUCHESSE(avisant la photographie des mariés sur la cheminée.)Ah ! qu'est-ce que c'est que ces mariés en photographie ?
VOIX D'ARNOLDQuels mariés ?
LA DUCHESSELà, sur la cheminée.
VOIX D'ARNOLDAh ! bien justement, c'est…
LA DUCHESSETon frère et sa conjointe ?…
VOIX D'ARNOLDC'est ça !… voilà !
LA DUCHESSE(qui gagne lentement la table de droite tout en tenant la photographie à la main.)Quelle drôle d'idée de se faire photographier comme ça, en queue de pie et en fleurs d'orangers. Il n'y a plus que les larbins qui font ça.
ARNOLD(revenant, il a ôté son habit et passé un veston d'appartement, il tient à la main un peignoir de femme.)Qu'est-ce que tu veux ?… Mon… mon frère est vieux jeu. Tiens, voilà le peignoir.
LA DUCHESSE(distraitement, sans quitter des yeux la photographie pour enfiler le peignoir qu'ARNOLD lui présente.)Merci.
ARNOLDJ'en ai profité pour me mettre à l'aise, moi aussi.
LA DUCHESSEMais dis donc, c'est pas possible, je le connais, ton frère !
ARNOLD(inquiet.)Tu le connais ?
LA DUCHESSE(debout.)Mais oui, c'est STANISLAS !… Je te crois que je le connais !… Il y a quatre ans, on a… on a été à soi.
ARNOLDA soi !
LA DUCHESSEOn s'a eu, quoi ?
ARNOLDVous deux ?
LA DUCHESSESi je le connais ! Ah ! oui !… c'est un joli coco !… Il m'a posé un de ces lapins !…
(ARNOLD rit.) Oh ! tu peux rire !… N'empêche que je lui ai gardé longtemps un chien de ma chienne…
(Gentiment.) Ah ! le cochon !…
(Poétique elle met le genou sur la chaise) . Ah ! c'est loin, tout ça !
ARNOLD(même jeu.)Tout passe !
(Changeant de ton, et lui passant les bras autour de la taille.) Mimi, chérie Mimi !
(Voyant LA DUCHESSE qui se frappe le creux de l'estomac avec le bout de ses doigts réunis.) Qu'est-ce qu'il y a ?
LA DUCHESSEJ'ai faim !
ARNOLDElle a faim ! tu as faim ! elle a faim ! Pauvre petite !
LA DUCHESSEFollement. Tu n'as rien à manger ?
ARNOLDAttends, je crois qu'à la cuisine, il y a un demi-poulet et un restant de salade de pommes de terre.
LA DUCHESSEDe la salade de pommes de terre ! Ah ! rien que d'y penser, mon creux augmente ! Va ! va !
ARNOLDC'est ça. Et en même temps, je vais mettre ta robe sur le fourneau.
(Il prend la robe.)LA DUCHESSE(rieuse.)Eh là ! à côté !
ARNOLDA côté ! à côté !
(Il rit et sort avec la robe.)