ACTE IV - SCENE PREMIERE


A l'ambassade d'Orcanie. Le grand salon classique aux trois grandes haies au fond ouvrant sur les salons officiels. Ces baies se ferment à doubles portes vitrées, garnies de stores à l'italienne et de brise-bise, de façon à ce que, lorsque les portes sont fermées, on ne puisse qu'entrevoir par l'interstice des stores et des brise-bise le monde qui circule dans les salons. A droite et à gauche
2e plan, porte à deux vantaux. A droite de la scène, un grand bureau Louis XV à ornements de bronze doré. De chaque côté un fauteuil. Sur le bureau, un téléphone. Au fond, quatre chaises, une aux deux coins extrêmes du décor, une de chaque côté de la baie du milieu. De chaque côté de cette baie, également, girandole d'appliques. Un lustre au plafond. Dans le salon du fond, sur la baie vitrée de gauche, on aperçoit en sifflet l'extrémité du buffet servi. Buissons de plantes vertes dans le coin gauche, au-dessus du buffet et également dans le coin droit au fond.


BEREZIN, TZIGANES, DOMESTIQUES, JARDINIERS, puis LE DUC, puis ARNOLD
Au lever du rideau, les Tziganes placés dans la pièce du fond contre la porte vitrée de droite achèvent de répéter l'hymne Orcanien. Dans le fond, des domestiques en grande tenue, mais en veste de travail, dressent le buffet. Un d'eux donne un coup de balai aux détritus de fleurs et de branchages, tombés des plantes qu'un jardinier est en train d'arranger. Debout, devant le bureau, BEREZIN est en train de parler au téléphone.

BEREZIN
(téléphonant pendant que les musiciens répètent.)
Oui, Monsieur le Préfet de Police !… Comment?… Oh !… c'est inconcevable !… Mais a-t-on bien perquisitionné partout ?… Ah ! les garnis, les bals publics ! Eh bien! et dans les… Aha ! rien?… Cré nom d'un chien!… (Avec un soupir.)
Enfin, qu'est-ce que vous voulez, Monsieur le Préfet, je transmettrai à Son Excellence. Il va être dans tous ses états !… (Saluant comme si le Préfet pouvait le voir.)
Votre serviteur,
Monsieur le Préfet. (Il raccroche le récepteur.)
Eh bien ! nous sommes bien ! pas plus de roi que dans mon œil !… Une majesté ne s'égare pourtant pas comme un parapluie.

LE DUC
(entrant de gauche l'air ravi, une dépêche à la main. Il descend à gauche de la scène. —)
Ah ! Bérézin, mon ami…

BEREZIN
(allant à lui.)
Excellence ?

LE DUC
Lisez la dépêche que je viens de recevoir.

BEREZIN
Bonne ?

LE DUC
Admirable ! Somptueuse ! Le roi, mon cher, le roi est retrouvé.

BEREZIN
Est-ce possible ?

LE DUC
Cela est ! Ah ! comme je respire… (Tendant la dépêche.)
Tenez, voyez.

BEREZIN
(prenant la dépêche.)
Pardon. (Lisant.)
"Confidentiel". "J'ai l'honneur d'aviser
Votre Excellence que Sa Majesté Serge III est saine et sauve sous mon toit…" (Tous deux se regardent et poussent un soupir de soulagement; reprenant sa lecture :)
"…où elle repose d'un sommeil réparateur. Si j'ai cru devoir ainsi me permettre de recueillir Sa Majesté chez moi, c'est que j'ai eu l'honneur de la rencontrer dans un tel état d'ébriété…" (Parlé, s'inclinant avec un sourire.)
Ah !

LE DUC
(avec une dignité superbe.)
La tradition, mon cher ! Un roi doit savoir boire.

BEREZIN
(s'incline en matière d'acquiescement, puis poursuivant : )
"Sa Majesté daignait être tellement. (Répétant comme un homme qui ne peut lire le mot suivant)
… tellement ?…

LE DUC
(très simplement.)
Soûle.

BEREZIN
…"Soûle". Oui ! Oui ! "que l'intérêt de sa sécurité, "comme aussi de sa dignité royale me commandait cette mesure. Une nuit aura vite fait de dissiper ses augustes vapeurs et j'aurai dès lors l'honneur de ramener demain Sa Majesté à Son Excellence. J'ai l'honneur d'être, de Votre Excellence, le respectueux serviteur. Loustalin, inspecteur de la "Sûreté, 7, rue Gît-le-
Cœur, Paris. "

LE DUC
(avec conviction.)
Le brave homme ! Que lui dois-je ?

BEREZIN
(se méprenant.)
Hein ! Pour ça ?… Oh ! je crois qu'en lui donnant…

LE DUC
Non, je parle moralement…

BEREZIN
Ah ! "que ne lui dois-je pas", alors.

LE DUC
Si vous voulez !… Songez donc, cher ami, moi qui craignais déjà pour la vie de Sa Majesté ! Elle n'était que pleine ! Dieu soit béni !

BEREZIN
Eh bien ! il n'était que temps !… Le Préfet en était déjà à donner sa langue au chat.

LE DUC
(le regarde, puis.)
Quel chat ?

BEREZIN
C'est une expression pour dire que l'on renonce.

LE DUC
Ah ! très parisien ! Oui, mais ce n'est pas tout cela, il s'agit d'agir. Ce n'est donc pas demain qu'il faut que l'on ramène Sa Majesté, c'est une fois tout de suite. Bérézin, je vous en prie, rendez-moi ce service.

BEREZIN
A vos ordres, Excellence.

LE DUC
Je vais vous faire donner un des uniformes du roi, vous prendrez le landau de Sa
Majesté et vous galoperez jusque chez ce Loustalin. Brave homme ! Vous prierez Sa Majesté d'endosser l'uniforme et dare-dare, Sa Majesté et vous… (Apercevant ARNOLD dans la salle du fond qui donne des indications au personnel et remontant un peu.)
Maître d'hôtel !… hep !…
(Il redescend à gauche, sans attendre la réponse d'ARNOLD.)

BEREZIN
(faisant de l'empressement.)
Eh ! maître d'hôtel !

ARNOLD
Monsieur ?

BEREZIN
Son Excellence vous appelle

ARNOLD
(se retournant du côté du Duc.)
Son Excell… (Le reconnaissant et sursautant.)
Lui !

LE DUC
Dites-vous ?

ARNOLD
Hein ? Non, je dis… ni… Monsieur, me dit que son Excellence… Alors je dis ni… ni…

BEREZIN
Eh bien ! ce n'est pas une façon de répondre, on ne dit pas "ni, ni", on dit : "Excellence ! "

LE DUC
Allez donc une fois, je vous prie, dans la chambre de Sa Majesté et descendez à
Monsieur l'uniforme du Roi.

ARNOLD
Bien, Excellence. (Indiquant la porte de gauche.)
C'est l'appartement du premier ?

LE DUC
(confirmatif.)
C'est le. (Comme s'il y avait : "c'est lui")

ARNOLD
(s'incline et en sortant, à part.)
Excellence !… Mon rival !… comme Paris est petit !
(Il sort.)

LE DUC
(allant à BEREZIN.)
Ah ! je suis bien heureux, Bérézin.

BEREZIN
Moi aussi, Excellence.

LE DUC
Oui, mais je suis plus que vous !

BEREZIN
(courtisan.)
Evidemment, Excellence, c'est hiérarchique !

LE DUC
Oui ! (Remontant au seuil de la baie du milieu et voyant les tziganes.)
Ah !
Messieurs les tziganes, bonjour. Vous répétiez tout à l'heure, j'ai entendu notre hymne national, je vous félicite !… Vous avez bien compris les instructions ?… A l'entrée du Prince : une deux… (Sur l'air de l'hymne.)
Tata!… tata!… tatata!… Vous attaquez, n'est-ce pas?… ta ! ta ! ta ! ta ! tatata ! S'il vous plaît encore une fois que je m'en rende compte. (Le chef des tziganes s'incline et attaque la ritournelle de l'hymne.)
Bien, très bien.
(Chantant à mi-voix, en battant la mesure avec ses mains ouvertes pour indiquer le vrai mouvement aux tziganes.)
Pravnié swani
Moyanieff
Bogustaff, Etienepaff
Trahie vouja Yegorvi
Awedine Kowanoff
Yowané !
Yowané ! Séni wadia Wladénieff
(Immédiatement parlé.)
C'est très bien, messieurs ! Je suis ravi. (A BEREZIN.)
C'est étonnant, ces hymnes nationaux, comme c'est une chose rengaine au pays natal, et comme vous émeut sur territoire étranger.

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