ACTE I - SCENE III


LE PROVISEUR
ARNOLD, ROBIN, enfant d'une dizaine d'années, en tenue d'Eton, pantalon gris et petite. casquette des joueurs de crickett.

ARNOLD
(en livrée du matin, il se dirige vers l'escalier de droite 1er plan. )
Venez, Monsieur Robin.
(Prononcer Robinn.)

LE PROVISEUR
Qu'est-ce que vous demandez, mon garçon ?

ARNOLD
(déjà un pied sur la première marche.)
Ah 1 pardon ! (Tirant un papier de sa poche et lisant.)
Monsieur, Monsieur le "Provisoir…"

LE PROVISEUR
(sourit puis corrigeant.)
"seur", "seur".

ARNOLD
Quoi, "zeur"?

LE PROVISEUR
(bon enfant et sûr de son fait.)
II doit y avoir "proviseur".

ARNOLD
(relisant.)
Proviseur ?… Tiens, oui… il y a "proviseur". (Bien naïvement.)
Ça ne veut plus rien dire.

LE PROVISEUR
(sérieusement gouailleur.)
Si.

ARNOLD
(achevant de lire.)
… du lycée Louis XIV.

LE PROVISEUR
C'est moi.

ARNOLD
(descendant en scène, suivi de ROBIN.)
Ah ! c'est monsieur ? Eh bien ! voilà : je viens pour une livraison.
(Il lui remet la lettre.)

LE PROVISEUR
Une livraison ?

ARNOLD
C'est ce jeune homme que mes patrons…

LE PROVISEUR
(souriant avec indulgence.)
Ah ! c'est ça, la livraison ?

ARNOLD
… m'ont chargé de conduire à votre lycée où il doit faire ses classes.

LE PROVISEUR
(qui a jeté un coup d'œil sur le contenu de la lettre. )
Ah ! c'est le nouveau que nous attendons, le jeune Lebott. Parfaitement !… Avancez, mon petit. (ARNOLD le fait avancer.)
Puisque c'est moi qui ai la satisfaction de vous accueillir au seuil de cette grande maison, je suis heureux de vous y tendre une main bienveillante et paternelle.

ARNOLD
Pardon, Monsieur, mais…

LE PROVISEUR
Ne m'interrompez pas, je vous prie. (Tout en parlant il retire à ROBIN sa casquette, la lui remet et continue son discours tout en lui caressant paternellement la tête.)
Je devine tout ce qu'il doit y avoir d'angoisse dans votre jeune cœur, devant ce premier pas dans l'inconnu, mais que ceci ne vous trouble pas. (ROBIN, agacé de se sentir tripoter les cheveux, imprime un léger mouvement de tête pour se dégager, en même temps qu'il élève le coude pour repousser le bras du proviseur qui, d'ailleurs, n'y ajoute aucune attention. Ce jeu de scène doit être très discret.)
Vous quittez une famille qui a dorloté votre enfance pour entrer dans une autre qui formera votre adolescence de façon à vous armer pour la vie. Je ne doute pas (ROBIN tourne vers ARNOLD des yeux ahuris)
que je trouverai en vous toutes les qualités de zèle et de discipline qui feront du jeune lycéen que vous allez être, un bon élève et un bon républicain.
(Nouveau regard de ROBIN à ARNOLD.)

ARNOLD
Un mot, Monsieur le proviseur.

LE PROVISEUR
Chut !… (Continuant.)
A une époque où le vrai républicanisme, où le patriotisme lui-même est sujet à tant d'interprétations différentes, (Coup d'œil de ROBIN à ARNOLD en même temps qu'il esquisse un discret frottement du revers de la main gauche sur la joue qu'il gonfle avec sa langue de façon à signifier "Quel raseur".)
n'ayez toujours qu'une seule ligne de conduite qui sera successivement celle que vous dicteront les différents gouvernements au pouvoir. (Pendant ce qui précède, la figure de ROBIN s'est assombrie et peu à peu il grimace comme quelqu'un qui se retient de pleurer.)
Je vois les larmes perler à vos yeux. Cette émotion est grande et saine. Ne pleurez pas, enfant, mais méditez et faites votre profit.

ROBIN
(éclatant en larmes.)
I hâve forgotten my football.

LE PROVISEUR
(interloqué.)
Quoi ?

ARNOLD
(narquoisement conciliant.)
Ce n'est pas la peine de lui dire ça, Monsieur le proviseur, il ne sait pas un mot de français.

LE PROVISEUR
(interloqué.)
Ah !… il ?…

ARNOLD
Non, c'est un petit Anglais.

LE PROVISEUR
Ah ! ah ! all right ! all right !

ROBIN
Yes ! Now, it's half past five ! it's thé hour wich I take every day my tea, eggs and toast. I am hungry. At what time are we taking tea?

LE PROVISEUR
(à part, avec admiration.)
Comme il parle sa langue ! (Haut.)
Yes ! Yes !

ROBIN
(s'impatientant.)
What ? Yes ! yes ! it is not an answer. I say: at what time are we taking tea ?
(Il accompagne ces derniers mots d'une pantomime expressive, la main plusieurs fois dirigée vers la bouche pour signifier "manger".)

LE PROVISEUR
Oui, mon ami, tout ce que vous me direz ou rien du tout, je ne comprends pas. Understand ! nicht ! nicht !

ROBIN
(qui ne comprend pas.)
What ?

ARNOLD
(haussant les épaules avec une certaine commisération.)
Ne lui dites donc pas ça, Monsieur le proviseur !… Comment voulez-vous qu'il vous prenne au sérieux s'il voit que vous n'en savez pas autant que lui ?…

LE PROVISEUR
(bien sincère.)
Puisque je ne sais pas.

ARNOLD
(même jeu.)
Mais ça ne fait rien, on fait comme si on savait. On cause, on dit des mots. Alors c'est lui qui ne comprend pas, qui s'aperçoit qu'il ne sait pas et qui se sent en posture inférieure.

LE PROVISEUR
(acquiesçant de la tête en fixant ARNOLD, puis à part.)
Cet homme est plus profond qu'il n'en a l'air.

ARNOLD
Moi, je ne sais pas l'anglais, mais je lui parle français … avec accent.

LE PROVISEUR
Eh bien ! si vous voulez lui dire de m'accompagner jusqu'à mon bureau.

ARNOLD
Parfaitement ! (A ROBIN.)
Eh ! petit… Vous allez avec monsieur… là !… go !… go !…

ROBIN
(qui ne comprend pas.)
What ?

LE PROVISEUR
(devant le résultat.)
Eh bien !

ARNOLD
(avec le sourire de l'homme que rien ne démonte, a un geste comme pour dire : "Bon, bon, attendez", puis, renouvelant son expérience, mais en l'appuyant d'une mimique plus expressive.)
Vous,… petit… (Il porte la main à cinquante centimètres de terre.)
Allez avec cette monsieur, là !… (Il décrit de ses deux mains un arc de cercle parallèle à son ventre pour exprimer un homme ventru.)
Go !… go !…
(Il se tape le revers de la main gauche avec le plat de la main droite pour exprimer l'action de s'en aller.)

ROBIN
(qui a compris.)
Oh ! yes ! all right !
(Il prend la main du proviseur et l'entraîne dans la direction indiquée par ARNOLD.)

ARNOLD
Voilà ! ce n'est pas plus malin que ça !… Monsieur n'a plus besoin de moi ?

LE PROVISEUR
(déjà sur l'escalier avec ROBIN.)
Non, merci.

ARNOLD
Salut, Monsieur. Au revoir, Monsieur ROBIN.

ROBIN
(quittant LE PROVISEUR et redescendant l'escalier pour aller serrer la main d'ARNOLD.)
Good bye !
(Il lui donne un shake hand.)

ARNOLD
(faisant manœuvrer son poignet endolori, pendant que ROBIN va rejoindre LE PROVISEUR.)
Ah ! nom d'un chien ! Ces Anglais, ça n'est pas plus haut que la botte, ça vous décroche déjà le bras. (Au moment où LE PROVISEUR est sur le point de disparaître avec ROBIN)
Ah ! Monsieur le proviseur ne me donne pas un reçu ?

LE PROVISEUR
De quoi ?

ARNOLD
Du petit.

LE PROVISEUR
(moqueur.)
Un reçu du petit ! Non ! non ! Ce n'est pas encore dans nos usages.

ARNOLD
Ah ! bon, bon, simple renseignement ! du moment que je m'en rapporte !… Je m'en rapporte.
(Sortie du Proviseur et de ROBIN.)

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