ACTE IV - SCENE IX



STANISLAS puis LE DUC, puis SABINE, LA DUCHESSE et MADAME HOMELSKOFF
A mesure que SABINE et BEREZIN s'éloignent, la porte par laquelle est sorti STANISLAS s'ouvre avec précaution, et STANISLAS le corps collé contre le battant avance la tête, et suit du regard sa femme qui s'en va.

STANISLAS
(une fois SABINE disparue allant s'affaler sur la chaise entre les baies 1 et 2.)
La môme Crevette ici,… la môme à l'Ambassade !… Comment ? Pourquoi ? C'est fou !… Et elle emmène ma femme ! Ma femme et la môme Crevette ensemble !… Ma tête éclate !

LE DUC
(arrivant de gauche et apercevant Stanislas se livrant à une pantomime désespérée. —)
Eh ! Qu'est-ce que vous avez ?

STANISLAS
Ah ! Excellence, à mon secours, je sens que je perds la tête !

LE DUC
Eh ! mon Dieu, qu'y a-t-il encore ?

STANISLAS
(se levant et avec désespoir.)
Ma femme ! Ma femme sait tout !

LE DUC
Aïe !… Aïe !… Aïe !…

STANISLAS
Et pour comble, la môme Crevette ! La môme Crevette est ici !

LE DUC
(stupéfait.)
Madame Crevette, ici ?… Qu'est-ce que vous dites ?

STANISLAS
Absolument !

LE DUC
Vous l'avez donc invitée ?

STANISLAS
Moi ! (Avec un rictus amer.)
Ah ! bien !

LE DUC
Mais moi non plus ! non, vraiment cet aplomb de cette madame Môme ! S'introduire ici ! Je vais immédiatement lui faire dire… (Il passe au 2 en faisant mine de sortir, puis changeant d'idée.)
Ou plutôt, non ! puisqu'elle est là, si donc j'abordais avec elle la fameuse question.

STANISLAS
Ma foi, Excellence.

LE DUC
(ne pouvant se rendre à la réalité.)
Mais vous devez vous tromper ! La môme
Crevette, ici, ce n'est pas possible.

STANISLAS
Je me trompe ?… Tenez. (Prenant LE DUC de dos par les deux épaules et l'amenant dans l'embrasure de la baie du milieu, pour lui indiquer un groupe qu'on ne voit pas. On sent qu'il se fait petit dans le dos du Duc pour ne pas être reconnu.)
Jugez vous-même. Vous voyez ces trois dames ?

LE DUC
Où ça ?

STANISLAS
Là ! là ! qui se dirigent de ce côté.

LE DUC
Eh ! Par Dieu le père, mais oui ! (LA DUCHESSE 1, MADAME HOMELSKOFF 2 et SABINE 3 descendent en scène par la baie de droite et gagnent de biais le milieu de la scène. LE DUC et STANISLAS, pour ne pas être vus par elles, gagnent furtivement et d'une enjambée la baie de droite en passant rapidement derrière le pilier, afin de pouvoir toujours se dissimuler derrière s'il le faut. Dans ce mouvement STANISLAS a pris le 2 et LE DUC le 1.)

LE DUC
(dans l'embrasure de la baie de droite, continuant pendant que les trois femmes bavardent à voix presque inintelligible.)
Mais oui, c'est elle qui cause avec la Duchesse, ma parole.

STANISLAS
(regardant MADAME HOMELSKOFF.)
Ah ! c'est la Duchesse qui…

LE DUC
(très fier.)
Oui ! Jolie femme, n'est-ce pas ?

STANISLAS
(par complaisance.)
Très jolie. (A part.)
Un peu tapée.

LE DUC
Et une dame que je ne connais pas.

STANISLAS
(avec émotion.)
C'est ma femme !

LE DUC
(même erreur que STANISLAS.)
Aha ! charmé. (A part.)
Elle est mûre. (Haut à STANISLAS)
Eh bien ! donc, nous allons leur parler.

STANISLAS
(pivote pour s'éclipser.)
Oh ! alors !

LE DUC
Mais vous n'êtes pas de trop, Slovitchine.

STANISLAS
Me trouver avec ma femme et la môme… Ah ! non !
(Il disparaît à droite.)

LE DUC
(souriant.)
En a-t-il peur, de sa vieille !

LA DUCHESSE
(à MADAME HOMELSKOFF.)
Mais faites donc, chère Madame.
(MADAME HOMELSKOFF fait la révérence et sort au fond. Les deux femmes descendent un peu en scène.)

LE DUC
(indiquant MADAME HOMELSKOFF.)
Et elle ne reste même pas ! (Les portes se referment. LE DUC descendant brusquement entre les deux femmes.)
Ah ! c'est vous, Mesdames !

LA DUCHESSE
(à part.)
Mon mari !

SABINE
(à part.)
Le Duc !
(Elles se sont simultanément écartées en éventail.)

LE DUC
Duchesse, je suis au regret d'interrompre votre conversation, mais j'aurais deux mots à dire à la môme Crevette.

LES DEUX FEMMES
Hein ?

LA DUCHESSE
(très troublée.)
A la… à la môme Crevette ?

SABINE
(à part.)
Elle s'est troublée. C'est elle !

LE DUC
Eh ! bien, quoi ?

LA DUCHESSE
Mais je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je ne connais pas cette personne, je…

LE DUC
(avec un air de malice auquel se méprend LA DUCHESSE.)
Oh ! Evidemment ! cette réponse ne me surprend pas, mais je vais bien vous étonner en vous disant, moi, que vous la connaissez.

LA DUCHESSE
Mais je vous assure…

SABINE
(au Duc.)
Inutile d'intriguer plus longtemps Madame. (A LA DUCHESSE.)
La môme
Crevette, c'est moi !

LA DUCHESSE
Hein !

LE DUC
(à LA DUCHESSE.)
Positivement !

SABINE
Excusez-moi, Madame, d'avoir oublié un instant la distance qui nous sépare.

LA DUCHESSE
Oui, oui ! (Affolée, à part, en descendant à gauche.)
Ah, ça ! qu'est-ce que ça veut dire ? Est-ce que je deviens folle ?

LE DUC
(remarquant l'émoi de LA DUCHESSE.)
Qu'est-ce que vous avez, Duchesse ?

LA DUCHESSE
Ce n'est rien !… la… la surprise.

LE DUC
En effet, oui, oui !… (Changeant brusquement de ton et attaquant la question. Tout ce qui suit doit être joué tantôt vers LA DUCHESSE, tantôt vers SABINE afin que les deux femmes soient également mêlées à la conversation. A SABINE :)
Eh ! bien, donc, môme Crevette, ne vous scandalisez pas de ce que je vais vous dire. Il s'agit de notre jeune Roi ! Nous voudrions l'empêcher de courir à droite, à gauche, ce qui est plein de danger pour une Majesté. Alors,… nous avons pensé à lui trouver… une favorite…

LA DUCHESSE
(à part.)
Hein ?

SABINE
(très calme.)
Ah !

LE DUC
Mais voilà, pour cette favorite, je voudrais trouver quelqu'un dont je puisse être sûr, une femme, comme je l'expliquais à Slovitchine… (Appuyant sa main sur l'avant-bras de LA DUCHESSE.)
… qui fût bien à moi. (Vers SABINE.)
Alors, je vous avoue qu'il m'a tout de suite dit : "La môme Crevette. "

SABINE
(avec ironie.)
Vraiment ?

LA DUCHESSE
(à part.)
Mais il est fou !

SABINE
(idem.)
Ah ! Je crois qu'il ne pouvait pas trouver mieux ! Qu'en pensez-vous, Madame ?

LA DUCHESSE
(décontenancée.)
Mais… je ne sais… (A part.)
Elle se moque de moi.

LE DUC
Et alors, si vous vouliez, et si cela agréait à Sa Majesté, vous pourriez dès demain avoir une entrevue ! Monsieur Slovitchine veut bien mettre sa garçonnière à notre disposition.

SABINE
Aha !… (D'une voix sifflante.)
Sa garçonnière ?

LE DUC
Oui, 17, rue de Milan. Vous devez la connaître ?

SABINE
Non, celle-là pas.

LE DUC
(lui prenant amicalement les deux mains.)
Allons ! dites-moi que la Môme Crevette ira au rendez-vous ?

SABINE
(avec ironie.)
Oh ! La Môme Crevette manquerait à tout son passé en repoussant une distinction pareille. (Regardant narquoisement LA DUCHESSE de côté.)
Elle ira !

LA DUCHESSE
(entre ses dents et regardant SABINE de même.)
Mais ne m'en défie pas, tu sais !

LE DUC
(à LA DUCHESSE.)
Ah ! je suis bien heureux ! (A SABINE.)
Et demain… ?

SABINE
(avec une ironie pleine de sous-entendus.)
Vous le serez encore plus !
(LE DUC remonte, ravi.)

LA DUCHESSE
(à part.)
Ah ! non, il y en a vraiment, quand ils sont cocus, qui ont bien fait tout ce qu'il fallait pour ça.
(Fin de la valse des Tziganes. A ce moment, la porte de droite s'ouvre avec précaution. C'est STANISLAS qui passe la tête; apercevant les deux femmes il pousse un "Oh ! " et referme brusquement la porte.)

LE DUC
(qui a vu le jeu de scène.)
Eh ! Slovitchine ! Venez donc, cher ami, il n'y a plus de danger ! (Il va ouvrir lui-même la porte que STANISLAS retient à lui, ceci une ou deux fois, enfin, tirant plus fort, il entraîne STANISLAS accroché au bouton.)
Mais venez donc, voyons !

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