ACTE IV - SCENE V



LE DUC, STANISLAS, puis au fond QUELQUES INVITES, UN VALET DE PIED à chacune des portes extérieurement, puis BEREZIN

LE DUC
(à STANISLAS.)
Je suis confus vraiment d'avoir pris cet esclave pour votre frère.

STANISLAS
Oh ! Excellence.

LE DUC
Je ne sais où la Duchesse est allée chercher, ma parole ! …Cet animal, quelle bourrique !… (Lui indiquant la place où était assis ARNOLD.)
Prenez donc sa place.

STANISLAS
(sans s'asseoir.)
Merci, Excellence.

LE DUC
Mais qu'est-ce que vous avez ? Vous avez l'air préoccupé.

STANISLAS
Très !… Figurez-vous, Excellence, je ne sais plus ce qu'est devenue ma femme.

LE DUC
Est-ce possible ?

STANISLAS
C'est comme je vous le dis. Après votre départ, il m'a été impossible de la retrouver dans l'appartement. Personne ! Rien qu'un mot, sur une table : "Ne m'attendez pas cet après-midi, j'irai ce soir de mon côté à la réception de l'Ambassade. " Qu'est-ce que ça peut vouloir dire ?

LE DUC
(profond.)
Dame ! ça me paraît… qu'elle viendra toute seule.

STANISLAS
Ah ! ça ! évidemment. Ah ! je tremble qu'elle n'ait entendu quelque chose, qu'elle n'ait des soupçons.

LE DUC
Ah ! que vous mettez tout de suite les choses au pire !

STANISLAS
(gagnant la droite.)
Ah ! sacrée môme Crevette, elle avait bien besoin…

LE DUC
Çà !

STANISLAS
(arrivé près du bureau, se retournant.)
Mais à propos, Excellence !… Je voulais vous demander… Vous n'êtes donc pas partis ensemble ?

LE DUC
Pourquoi ça ? Si !… C'est-à-dire : on s'est suivi, quoi ! On s'est retrouvé dans l'escalier. Au fait, ne manquez pas d'être demain à quatre heures, rue de Milan, n'est-ce pas ? Elle y compte.

STANISLAS
Oh ! non, vous pensez.

LE DUC
A la bonne heure, ça arrangera tout.

STANISLAS
Dieu vous entende.
(A ce moment deux valets de pied ouvrent les portes par lesquelles on aperçoit un certain nombre d'INVITES et viennent ranger les chaises à leurs places primitives.)

LE DUC
(se retournant à leur entrée.)
Eh ! Par Dieu le père ! déjà des invités plein les salons !
Et on ne me prévient pas. (Il remonte pour gagner les salons, quand BEREZIN paraît au fond, essoufflé et effaré. Les valets, une fois leurs chaises rangées, sortent du fond en refermant les portes.)
Ah ! Bérézin ! (Remarquant la mine effarée de BEREZIN.)
Eh ! bien, quoi ! qu'est-ce qu'il y a ? Sa Majesté?

BEREZIN
Elle arrive, Excellence ! mais une chose épouvantable… !

LE DUC
(flairant une catastrophe.)
Quelle ?

BEREZIN
Sa Majesté n'a pas dessoûlé depuis hier soir.

LE DUC
(bondissant.)
Qu'est-ce que vous dites ?

BEREZIN
Sa Majesté demandait tout le temps du champagne et cet abruti d'inspecteur de police n'osait pas lui refuser, parce que c'était un roi !

LE DUC
Quel idiot ! (A ce moment, on entend au lointain : "Portez armes ! Présentez armes ! ". Tous trois restent comme cloués sur place. En même temps, on entend l'orchestre tzigane attaquer l'hymne national orcanien, et l'on voit s'ouvrir tout grand les trois portes du fond. Par ces portes on aperçoit les INVITES dont le nombre a grossi, massés au fond et regardant dans la direction de droite.)
Mon Dieu, c'est le Roi !

STANISLAS
Le Roi ?

UNE VOIX
(au lointain.)
Sa Majesté le Roi !

LE DUC
(comme fou, allant de l'un à l'autre.)
Le Roi, c'est le Roi ! Vite ! Le chandelier ! Où est le chandelier ?
(BEREZIN remonte et fait signe au valet de pied qui arrivait avec le chandelier à cinq branches.)

UNE VOIX
(plus rapprochée.)
Sa Majesté le Roi !

LE DUC
Mais il est impossible que nous laissions voir le prince dans cet état. Vite, Bérézin, descendez et dites que l'on fasse passer Sa Majesté par l'escalier privé et qu'on la mette au lit !
Nous, nous dirons n'importe quoi.

BEREZIN
Oui, Excellence.
(Il remonte vivement, mais se trouve arrêté par l'arrivée du cortège.)

1er OFFICIER
(paraissant en tête et annonçant.)
Sa Majesté le Roi !

LE DUC
(avec un mouvement de nerfs. :)
Ah !… trop tard !…
(Il prend le chandelier des mains du valet de pied qui sort aussitôt, et, le front courbé, attend l'entrée de son Roi. Il est ainsi un peu à gauche, à distance de l'entrée du milieu. Pendant ce jeu de scène, on a vu les INVITES se ranger à mesure de façon à former la haie à l'arrivée du Roi. Paraît CHANDEL en tenue royale. Il est absolument ivre et avance la main à sa coiffure comme pour saluer et en essayant de marcher droit entre les deux officiers qui l'enserrent de leur corps, pour tâcher de dissimuler son état à l'assistance. L'orchestre joue toujours l'hymne, le recommençant au besoin pour ne cesser que lorsque LE DUC, plus loin, leur en donnera l'ordre.)

LES INVITES
(étonnés.)
Ah !

LE DUC
(s'inclinant.)
Sire !

CHANDEL
(qui, toujours entre les officiers, est descendu en scène et arrive jusqu'à lui.)
Ah ! mon pauvre vieux, que je suis malade.

LE DUC
(relevant la tête.)
Qu'est-ce que c'est que ça ? (Reconnaissant Chandel.)
Mais c'est le pion !… (Il passe le chandelier à BEREZIN et court aux tziganes :)
Arrêtez ! les tziganes, là-bas !
Arrêtez l'hymne ! On s'est trompé de Roi, ce n'est pas le Roi ! (L'hymne s'arrête. Effarement général des INVITES. Les portes se referment. Redescendant à CHANDEL qui n'a pas cessé de marmoter des choses inintelligibles.)
Le pion ! Le pion à la place du Roi, et dans son uniforme !
Quelle hérésie ! Allez ! Enlevez cet ivrogne et déshabillez-le !

UN OFFICIER
Oui, Excellence !

CHANDEL
Tu comprends, mon pauvre vieux, si le suffrage universel…

LE DUC
Oui, c'est bon ! Allez !… Allez-vous en !

BEREZIN
(faisant la police.)
Allez ! Allez ! enlevez ça !

LE DUC
Et quand ce sera fini, vous lui entonnerez un verre d'ammoniaque.

CHANDEL
(entraîné par les officiers.)
Deux ! Deux !

BEREZIN
Enlevez ! Enlevez !
(Sortie de CHANDEL et des officiers.)

LE DUC
(furieux, à BEREZIN qui s'apprête à sortir à leur suite.)
C'est ça que vous me ramenez, vous ! Vous ne connaissez pas le Roi ?

BEREZIN
Je connais Sa Majesté régnante, mais pas le prince héritier.

LE DUC
(avec un geste d'humeur.)
Ah ! (BEREZIN sort; allant à STANISLAS.)
Ah ! ben ! nous sommes dans de jolies couvertures. Qu'est-ce que nous allons faire ? Où retrouver le prince, maintenant ?

STANISLAS
Çà !…

LE DUC
Non, non ! Ce n'est pas une existence si cela doit recommencer tous les jours ! Et étant donné l'âge du prince et les dispositions qu'il montre, il est évident que nous sommes exposés à chaque instant…

STANISLAS
Ah ! Evidemment ! Et… pas moyen de l'empêcher de faire la noce !

LE DUC
Non, c'est inconstitutionnel. Mais attendez donc ! Il me vient une idée, Slovitchine.

STANISLAS
Oui ?

LE DUC
Nous ne pouvons pas enrayer la noce du prince, mais nous pouvons peut-être l'endiguer.

STANISLAS
Comment ça ?

LE DUC
Si nous avions dans notre manche une femme assez séduisante pour captiver le prince et l'empêcher de se dépenser ailleurs, une femme qui serait bien à nous.
(Il cherche.)

STANISLAS
(réfléchissant de son côté.)
Bien à vous !…

LE DUC
Seulement, voilà ! Cette femme, je ne l'ai pas.

STANISLAS
Eh ! mais j'ai ce qu'il vous faut.

LE DUC
(avec une lueur d'espoir.)
Vous l'avez ?

STANISLAS
La môme Crevette !

LE DUC
Madame Crevette!… Est-ce possible? Voulez-vous que je vous dise, j'y pensais !

STANISLAS
Eh ! bien, alors, je m'en charge. Et je vous parie que demain verra la môme
Crevette entre les bras de Sa Majesté dans la petite garçonnière que je mets à votre disposition,
17, rue de Milan.

LE DUC
Ah ! c'est un service national, Slovitchine, que vous nous rendez. Que vous dois-je !

STANISLAS
(riant.)
Mais… rien du tout. C'est gratuit.

LE DUC
(riant.)
Pardon, je m'exprime mal, je sais. "Que ne vous dois-je pas ? "

STANISLAS
Je vous en prie, trop heureux !

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