ACTE I - SCENE PREMIERE



Le lycée Louis XIV : la scène est divisée en deux. A droite, la cour du lycée. A gauche, un corps de bâtiment remplissant la moitié de la scène et formant une salle de classe. La façade sur cour est entièrement vitrée. Le toit praticable est à mi-hauteur de la scène et va s'adosser, au fond, an mur plus élevé d'un réservoir de la ville également praticable. Au loin, de l'autre côté du réservoir, des maisons. A gauche dans la classe, une grande fenêtre contre laquelle, extérieurement, est une échelle dont on aperçoit l'extrémité au-dessus du toit. Au fond, bancs et pupitres en gradins; derrière, et au mur, les cases des élèves. A gauche 1er plan, une chaire de professeur. Au-dessus, entre la chaire et la fenêtre, un poêle en porcelaine muni de son tuyau.
Porte de la classe à droite du bâtiment. A droite, de l'autre côté de la cour, une des façades du lycée. Au 1er plan, une porte surélevée à laquelle on accède par un escalier de pierre descendant du manteau d'arlequin vers le fond. A u 2e plan, autre porte de rez-de-chaussée. La façade n'allant pas jusqu'au mur de réservoir, il se trouve par ce fait une entrée au fond entre le lycée et le mur.


(Au lever du rideau LE PRINCE SERGE est à la fenêtre et fait des signes à quelqu'un qu'on ne voit pas, des petits bonjours de la tête en clignant de l'œil, puis un petit baiser, suivi d'un gros rire enchanté, tandis qu'à la cantonade, on entend la voix du plombier.)

LA VOIX DU PLOMBIER
(chantant.)
C'est la chanson, tendre et touchante
De l'amante et de son amant.
C'est le roman simple et charmant
De l'amant et de son amante.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
C'est la complainte des amants.

SERGE
(pendant que LE PLOMBIER chante.)
Ah ! ce qu'il est agaçant depuis ce matin avec sa rengaine, le fumiste qui arrange les tuyaux.

CHOPINET
A pleurer.

SERGE
Ah ! il s'en va, c'est pas trop tôt.
(LE PRINCE continue ses signaux à la fenêtre, tandis que LE PLOMBIER, qui a gravi l'échelle, paraît sur le toit où il dépose sa sacoche à outils et tout en chantant s'en va de droite en longeant le bord du réservoir.)

CHOPINET
(assis sur la chaire les jambes pendantes et fumant sa pipe.)
Eh ! bien,
Monseigneur, ça marche ?

SERGE
Oh ! là là ! si ça marche !… Ça court !… (A la personne qu'on ne voit pas.)
Bonjou… bonjou. (A CHOPINET.)
Viens voir un peu si ça marche. Eh ! Chopinet !

CHOPINET
Présent. (Il saute à bas de la chaire et va au-dessous de SERGE.)
Bonjou, bonjou, belle dame.

SERGE
(au dehors, riant.)
Oui, nous sommes deux… hé ! hé ! et même trois !… (Montrant trois doigts.)
Trois ! Ah ! ah ! ça la fait rire !… Elle a ri !… Viens donc, Kirschbaum, viens faire le troisième.

KIRSCHBAUM
(qui est assis sur une chaise à droite et tourne du chocolat dans une casserole.)
Je ne peux pas, je tourne du chocolat.

SERGE
Tu ne peux pas lâcher ton chocolat pour une femme ?

KIRSCHBAUM
La gomme, oui.

SERGE
(sans quitter la fenêtre et tout en continuant son manège.)
Oh ! la gomme ! C'est idiot cette expression. Qu'est-ce que ça veut dire ?

KIRSCHBAUM
(tout en tournant son chocolat.)
Rien ! C'est ce qui en fait le charme. Un chocolat, à portée de la main, vaut mieux qu'une femme à portée de lorgnette.

SERGE
Ah ! avec ta lorgnette ! t'es bien Kirschbaum !

KIRSCHBAUM
(id.)
Monseigneur, il ne faut jamais lâcher le positif pour l'aléa, puissiez-vous en faire votre gouverne quand vous serez roi d'Orcanie. Eh bien ! ça, c'est du consolidé. L'autre là-bas, on sait ce que ça coûte, et ce que ça vaut !…

SERGE
Ce que je sais, c'est que, comme ça… à portée de lorgnette, comme tu dis, eh ! bien, il n'y a pas, elle dégotte !

CHOPINET
Ça, il n'y a pas deux mots : elle fait mouche.

SERGE
Qu'est-ce qu'elle dit ? Elle nous fait des signes !… Ah ! ah ! elle nous invite à venir.(Avec force signes.)
Peux pas, sommes bouclés !… (Il fait le geste d'un double tour de clef.)
bouclés !… pouvons pas !… Qu'est-ce qu'elle nous montre là ?

KIRSCHBAUM
(allumé.)
Elle vous montre quelqu' chose ?

SERGE
(narquois.)
T'échauffe pas !… c'est quelque chose qu'elle se met dans l'œil.

CHOPINET
(d'un air connaisseur.)
Mes enfants, c'est une pièce de cent sous.

KIRSCHBAUM
(déposant sa casserole et accourant.)
Une pièce de cent sous !

SERGE
(railleur.)
Ça te fait venir, ça !

KIRSCHBAUM
Ça me fait venir, parce que mon chocolat est prêt.

SERGE
(qui a réfléchi pendant la réponse de Kirschbaum.)
Qu'est-ce qu'elle veut dire avec sa pièce dans l'œil ?

KIRSCHBAUM
(redescendant à gauche. )
Dame ! ça me paraît clair !… comme qui dirait : préparez votre galette !

CHOPINET
(redescendant s'asseoir sur la chaire.)
A moins que ce ne soit une offre.

KIRSCHBAUM
Oh ! C'est peu probable. Passé, le temps des ferrets de la reine. Ce n'est plus de notre époque.

CHOPINET
Le préjugé !

SERGE
(descendant n° 2.)
Au fond, c'est idiot ! Je vous demande un peu ! on se plaît ! qué qu'ça fait quel est celui qui donne ?

KIRSCHBAUM
Absolument !

SERGE
Comment, je vais chez une cocotte qui a chevaux et voitures et de l'argent plein son coffre, j'ai cent sous dans la poche, il faut que ce soit moi qui casque ?

CHOPINET
Et il y a encore des gens pour dire que nous ne faisons pas bien les choses.

SERGE
C'est insensé ! (Il remonte.)

KIRSCHBAUM
C'est insensé, mais qu'est-ce que vous voulez, c'est comme ça, c'est comme ça ! Un homme ne vend pas ses charmes, c'est rabaissant, ça n'est pas noble… ou alors, devant Monsieur le Maire. Là, le plus cher possible, viande de choix, tant la livre !… Ça, alors !…

CHOPINET
C'est tout ce qu'il y a de noble.

SERGE
(se levant et remontant sa chaise contre la chaire.)
Mais, dites donc, elle ne lâche pas, là, en face. Le voyez-vous, le télégraphe sans fil ? (Se retournant vers KIRSCHBAUM qui est derrière lui et CHOPINET qui est debout sur le banc du fond.)
Veux-tu mon avis ?… C'est pas une femme du monde !

CHOPINET
Ça, la gomme, oui !

SERGE
N'est-ce pas ? C'est un chameau !… C'est un petit chameau !… (Avec force courbettes gamines imitées par ses deux camarades.)
Oui, belle dame, vous êtes un petit chameau, un joli petit chameau… Ah ! elle me fait signe de venir… (Brusquement.)
Dites donc, si on y allait.

CHOPINET-KIRSCHBAUM
Nous ?
(Ils redescendent.)

SERGE
(redescendant vers eux.)
Chiche, que j'y vais !

CHOPINET
Vous, Monseigneur ?

SERGE
Chiche, et que je la ramène ?

CHOPINET
Ici ? Mais mon vieux,… mon… Monseigneur.

SERGE
Mon vieux Seigneur ! vas-y !

CHOPINET
On nous a mis tous les trois en salle pour potasser notre examen de Saint-Cyr, si c'est comme ça que nous le potassons !…

SERGE
Je m'en fous ! Venez-vous avec moi ?

KIRSCHBAUM
Ah ! non !

CHOPINET
La gomme, merci ! Vous, vous êtes Altesse Royale, on ne vous fichera pas à la porte ! Comme dit le proviseur : "Monseigneur, le prince Serge, ce n'est pas un exemple pour le lycée, mais c'est un honneur. Soyez-en fiers, mais ne l'imitez pas. " Eh bien ! un honneur, ça ne se renvoie pas, quoi qu'il arrive !…

KIRSCHBAUM
Mais nous qui ne sommes pas Altesses, même pas sérénissimes !…

SERGE
"Son Altesse Kirschbaum", ça sonnerait bien cependant.

CHOPINET
Et "Le prince Chopinet", donc !

KIRSCHBAUM
Ah ! ça ne serait pas long à nous faire prendre nos cliques et nos claques, et on nous expédierait à nos familles avec tous les honneurs dus à notre rang démocratique.

SERGE
Soit ! j'y vais tout seul.

CHOPINET
Par où ?

SERGE
Bien malin!… et cette échelle qu'il a collée, là, contre le mur, le fumiste à la romance.
Cette bonne échelle qui nous fait de l'œil, comme le serpent à la mère Eve. Eh bien ! c'est pas trop tôt que ce sacré fruit défendu nous donne notre revanche ! Il nous a fait perdre notre paradis, c'est bien le moins qu'aujourd'hui il nous y mène !

KIRSCHBAUM
(sans conviction.)
Oh ! paradis !

SERGE
Oui, je sais bien ! il y a mieux ! Mais c'est comme les plages, ça. Il y a paradis et paradis !… Ça, c'est le petit paradis pas cher. (Remontant.)
Je grimpe sur le toit, je longe le réservoir, j'arrive jusque chez la houri, je rapplique avec et je vous la sers.

CHOPINET
Faites donc, Monseigneur, mais sous votre responsabilité seule.
(CHOPINET et KIRSCHBAUM remontent vers la fenêtre.)

SERGE
Entendu ! Tenez-moi l'échelle ! (Regardant en face.)
Ah ! ah ! ça l'épate, ça !… Elle ne croyait pas que je viendrais… Voilà ! Juliette, voilà ton Roméo ! (Il est monté sur le toit.)
Et maintenant, que la fête commence !
(Il gagne le rebord du réservoir et disparaît à gauche.)

CHOPINET
(près de la fenêtre.)
Quel toupet !

KIRSCHBAUM
(descendant s'asseoir sur la première table du fond.)
Royal !

CHOPINET
Regarde-le filer, quelle légèreté ! Il semble avoir des ailes aux pieds.

KIRSCHBAUM
Comme Mercure.

CHOPINET
(allant à KIRSCHBAUM.)
Oh ! ne parle pas de Mercure, mon vieux, tu n'aurais qu'à nous ficher la guigne.
(Il remonte vers sa case au fond.)

KIRSCHBAUM
Superstitieux ! (Changeant de ton et descendant.)
Et maintenant, puisque nous recevons des dames, préparons la collation; t'as rien pour verser le chocolat ?

CHOPINET
(blagueur.)
Si !… j'ai un godet et un verre à épure.

KIRSCHBAUM
(riant.)
C'est un peu jeune. (Brusquement.)
Oh ! je sais ce que je vais faire, je vais choper des verres au réfectoire !… Quand on se mêle de recevoir !

CHOPINET
C'est ça !… va.
(KIRSCHBAUM sort.)

VOIX DE CHANDEL
(dans la coulisse.)
Au pas, là, au pas !

CHOPINET
Bon ! Voilà notre pion et futur magistrat Chandel avec ses gosses qui sortent de la classe. Il est donc déjà cinq heures ? (Regardant sa montre.)
Mais oui !… Comme le temps passe… quand on travaille.
(Il va s'étendre en fumant.)

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