ACTE III - SCENE VI

STANISLAS
ARNOLD, puis SABINE

ARNOLD
(sortant vivement de gauche.)
Monsieur m'appelle ?

STANISLAS
(sans le regarder allant vers son bureau.)
Oui ! vous servez ce soir à l'Ambassade.

ARNOLD
Moi ?

STANISLAS
(se retournant à cette réponse.)
Naturellement vous, pas moi ! Il y a grande réception : Habit et culotte courte.
(Il redescend à gauche du bureau.)

ARNOLD
Bien, Monsieur. (A part.)
Zut !

SABINE
(en matinée élégante, le chapeau de LA DUCHESSE sur la tête, elle est de l'autre côté du bureau.)
Regarde comme il va bien ?

STANISLAS
(par-dessus le bureau.)
Exquis ! (A ARNOLD sans le regarder et sans quitter des yeux le chapeau dont il redresse quelques fleurs.)
Qu'est-ce que vous avez payé ça, Arnold ?

ARNOLD
Euh !… vingt… vingt-cinq francs.

SABINE
Vingt-cinq francs ! et il vient de chez Reboux ! c'est à n'y pas croire.

ARNOLD
C'est qu'ils nous font des rabais… comme domestiques.

SABINE
Dorénavant, c'est vous qui m'achèterez mes chapeaux, Arnold !

ARNOLD
(estomaqué.)
Ah ?

STANISLAS
Dites donc, vous le marquerez sur votre livre.

ARNOLD
Oui, Monsieur.

SABINE
Mon bain est-il prêt ?

STANISLAS
Ah ! oui, au fait, le bain ?

ARNOLD
Le bain ?

STANISLAS
Oui.

ARNOLD
(sans bouger et comme en refrain.)
Le bain, le bain, le bain.

STANISLAS
Eh ! bien, oui, quoi, le bain.

ARNOLD
Madame tient à prendre son bain ?

STANISLAS
En voilà une question ! puisqu'on vous a dit d'en préparer un.

ARNOLD
C'est que voilà…c'est… c'est pas possible !… la… la ville a coupé l'eau.

STANISLAS
Qu'est-ce que vous me chantez-la ? La ville a coupé l'eau ! …Nous allons bien voir ça.
(Mouvement.)

ARNOLD
(qui lui barre la route.)
Non, n'y allez pas !…

STANISLAS
Parce que ?…

ARNOLD
Parce que ! parce que… il n'y a pas que ça !… on ne peut pas respirer par là, il y a une fuite de gaz à tomber asphyxié.

STANISLAS
(à SABINE, qui s'est rapprochée.)
Une fuite de gaz !

ARNOLD
Oui.

STANISLAS
Mais raison de plus pour y aller ! Une fuite de gaz !…

ARNOLD
Non, non, quand je dis une fuite de gaz,… une petite fuite,… c'est grand comme…(Il montre l'extrémité de son doigt.)
Pas la peine d'en parler !… Tenez, je vais apporter la baignoire dans le salon.

STANISLAS ET SABINE
Dans le salon !

ARNOLD
Là, ça ne sent pas le gaz; Madame sera bien plus grandement pour se baigner.

STANISLAS
(se dirigeant vers la chambre de LA DUCHESSE.)
Allons, allons, vous déraisonnez.

ARNOLD
(énergiquement s'interposant.)
Non ! n'y allez pas.

STANISLAS
Quoi ?

ARNOLD
II y va de votre santé !… Madame, empêchez Monsieur.

SABINE
Stanislas ! puisqu'il vous dit…

STANISLAS
Eh !… il est fou !

ARNOLD
(suppliant.)
Monsieur.

STANISLAS
Ah ! à la fin, laissez-moi tranquille.
(Il le fait pirouetter et l'envoie à 3.)

SABINE
(inquiète.)
Stanislas, pas d'imprudence.

STANISLAS
(se précipitant dans la chambre.)
N'aie donc pas peur !

ARNOLD
(à part.)
Ça y est, pincé.

VOIX DE STANISLAS
(dans la chambre.)
Oh !… Nom d'un chien !…

SABINE
Mon Dieu !… il a crié.

ARNOLD
Patatras !
(STANISLAS reparaît, la mine effarée, les cheveux hérissés, il referme brusquement la porte sur lui et s'affale contre elle.)

SABINE
(voyant sa mine et s'élançant vers lui.)
Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce qu'il y a ?

STANISLAS
(la ramenant en scène et voulant jouer l'indifférence.)
Rien, rien, il n'y a rien ! qu'est-ce que tu veux qu'il y ait ?

SABINE
Comment, rien ? Vous avez une mine.

STANISLAS
(s'efforçant de rire.)
C'est… c'est le gaz !… Il avait raison, c'est irrespirable, j'ai cru être asphyxié.

SABINE
Ça vous fait rire.

STANISLAS
(même jeu.)
Oui. (Devenant brusquement sérieux.)
Non.

ARNOLD
(ahuri, à part.)
Comment ? Il y a donc vraiment une fuite ?

STANISLAS
II n'y a pas à songer à prendre un bain par là. On va t'apporter la baignoire dans le salon, c'est une excellente idée. Allez, Arnold, allez la chercher.

ARNOLD
(passant devant eux.)
J'y cours !… (A part avant de sortir.)
Ah ! bien, si je m'attendais !…
(Il sort à gauche.)

SABINE
Vous n'êtes pas souffrant ? Vous avez la mine à l'envers.

STANISLAS
Moi, non, du tout.

SABINE
Vous auriez dû écouter Arnold quand il vous disait…

STANISLAS
Oui… en effet; j'aurais dû. Ah ! oui, j'aurais dû. (Haut.)
Mais ça ne sera rien. (Se dirigeant vers la porte de droite.)
Tiens, va t'apprêter… pendant qu'Arnold et moi, nous allons prendre des brocs et chercher de l'eau à la cuisine pour préparer le bain.
(La porte de droite s'ouvre à deux battants et ARNOLD paraît apportant la baignoire.)

ARNOLD
Voilà la baignoire.
(Il la dépose au milieu du salon et va refixer le battant gauche de la porte et refermer l'autre.)

STANISLAS
Tiens ! tu vois, voilà la baignoire. C'est ça qui va être gentil de prendre un petit bain-bain dans le salon. C'est original, ça ne se voit pas tous les jours.

SABINE
En effet.

STANISLAS
Nous, nous allons chercher de l'eau, n'est-ce pas, Arnold ?

ARNOLD
Oui, Monsieur.

STANISLAS
Va !… va !… (Il la fait entrer, s'assure qu'elle est bien partie, puis courant vivement à ARNOLD qui, gardant toujours la porte, le voit arriver à lui avec anxiété.)
Qu'est-ce qu'elle vient faire ?

ARNOLD
(qui ne sait que dire.)
Mais…

STANISLAS
Du scandale, hein ? Me faire chanter… sous prétexte que nous avons été autrefois…

ARNOLD
Du…

STANISLAS
C'est bien ça ! Elle a attendu que je fusse marié… et maintenant elle se dit qu'elle tient le bon bout.

ARNOLD
(qui pendant ce qui précède a deviné la situation, éclairé peu à peu sur le parti qu'il y a à en tirer, à part.)
Oho ! (Haut.)
Je ne sais pas bien ses intentions; tout ce que je sais c'est qu'elle est entrée ici comme chez elle !… Elle disait : "Ah ! ce Stanislas quel… ! " je ne dirai pas le mot "Ah ! il m'a posé un lapin !…"

STANISLAS
(effrayé de le voir parler si fort.)
Chut ! plus bas ! plus bas ! ARNOLD, à voix basse.
Ah ! il m'a posé un lapin.

STANISLAS
(montrant le poing à la porte.)
Oh ! ces femmes de joie !

ARNOLD
(le singeant.)
Oh ! ces femmes de joie !… Et impossible de la faire déguerpir ! C'est à ce moment que Monsieur et Madame sont arrivés, alors je n'ai eu que le temps de… (Il fait le geste de la faire passer dans la chambre. )

STANISLAS
Oui ! je comprends maintenant. C'est pour ça que vous paraissiez troublé, brave garçon. Mais il fallait me faire des signes, me faire comprendre…

ARNOLD
C'est que je ne sais pas bien les signes qu'on peut faire pour expliquer une situation pareille.

STANISLAS
C'est vrai. Oh ! mais il faut éviter le scandale à tout prix ! Je ne veux pas voir cette femme.
(Il tire son portefeuille.)

ARNOLD
(trop heureux de cette solution.)
Non ! il ne faut pas que Monsieur la voie.

STANISLAS
Voilà vingt-cinq louis.

ARNOLD
Merci, Monsieur.

STANISLAS
Vous les lui donnerez.

ARNOLD
(déconfit.)
Ah !

STANISLAS
Obtenez son silence à tout prix et dites-lui que je l'attendrai demain à quatre heures dans la petite garçonnière de mon frère, 17, rue de Milan.

ARNOLD
17, rue de Milan. C'est compris.

STANISLAS
Allez. Pendant que vous négocierez, moi je vais à la cuisine préparer les brocs.
Vous viendrez m'avertir dès qu'elle sera partie. Soyez prudent !
(Il sort.)

ARNOLD
Oui, oui. (Une fois STANISLAS sorti.)
Admirable ! il croit que c'est pour lui que !…
Quelle bonne idée il a eu de lui poser un lapin, il y a quatre ans. Et maintenant, expédions-la. (Il ouvre la parte. A LA DUCHESSE.)
Vite, venez !


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