ACTE PREMIER - SCÈNE VII



LES MEMES, LUCIENNE

LUCIENNE
Je suis désolée d'interrompre votre conversation(Les deux hommes referment l'un son journal, l'autre son livre et se lèvent)
mais mon mari vous demande, monsieur Pontagnac, il tient à vous montrer son Corot.

PONTAGNAC
Ah ! il tient !…

LUCIENNE
Tenez, c'est par là, tout droit.

PONTAGNAC (se dirigeant sans enthousiasme.)
Par là ?

LUCIENNE
Oui ! Eh bien ! allez !

PONTAGNAC (reprenant son chapeau et sa canne qu'il avait posés sur la table.)
Oui, oui… (Après un temps.)
Monsieur ne désire pas venir aussi ?

REDILLON
Moi ?

LUCIENNE
Non, il n'est pas amateur de tableaux !

PONTAGNAC
Ah ! ah !… Alors !(Au moment de sortir.)
Ca m'embête de les laisser tous les deux.
(Il sort à droite, deuxième plan. )

LUCIENNE (à Rédillon qui arpente nerveusement la scène.)
Asseyez-vous, cher ami.

REDILLON (qui a gagné la droite.)
Merci, je suis venu en voiture, j'ai besoin de marcher.

LUCIENNE (allant à la cheminée.)
Qu'est-ce que vous avez ?

REDILLON
Rien ! Est-ce que j'ai l'air d'avoir quelque chose ?

LUCIENNE (à la cheminée.)
Vous ressemblez à un ours en cage ! C'est la présence de ce monsieur qui vous chiffonne ?

REDILLON
Moi ? Ah ! bien, c'est ça qui m'est égal ! Si vous croyez que je m'occupe de ce monsieur !

LUCIENNE
Ah ! je croyais…

REDILLON
Ah !… là, là, si je m'en occupe…(Après un temps)
Qu'est-ce que c'est que cet homme ?

LUCIENNE
Puisque vous ne vous occupez pas de lui !

REDILLON
Oh ! pardon si je suis indiscret.

LUCIENNE
Je vous pardonne.

REDILLON
Vous êtes bien bonne.(Après un temps)
Il vous fait la cour ?

LUCIENNE
Oui.

REDILLON
C'est du propre !

LUCIENNE
Vous avez donc un privilège exclusif ?

REDILLON
Oh ! moi, ce n'est pas la même chose ! Je vous aime, moi !

LUCIENNE
Il en dit peut-être autant !

REDILLON
Allons donc ! un monsieur que vous connaissez depuis dix minutes.

LUCIENNE
Vingt !

REDILLON
Oh ! dix, vingt, je ne suis pas à une minute près.

LUCIENNE
Et puis il m'a été… présenté il y a vingt minutes ; mais de vue, je le connais depuis bien plus longtemps ! Il y a huit jours qu'il me suit dans la rue.

REDILLON
Non !

LUCIENNE
Si !

REDILLON
Voyou !

LUCIENNE (devant la cheminée.)
Merci, pour lui !

REDILLON
Et c'est votre mari qui a trouvé spirituel de vous le présenter !(Lucienne sourit en écartant les bras en manière de confirmation.)
C'est charmant ! Non, ces maris ! On dirait qu'ils le font exprès, de se créer des dangers à eux-mêmes.

LUCIENNE
Mais dites donc, Rédillon !…

REDILLON
Oh ! je dis ce que je pense ! et alors, quand il leur arrive… ce qui peut leur arriver, ils viennent se plaindre ! Mais enfin, quel besoin a-t-il, Vatelin, d'introduire des hommes dans son ménage ?… Est-ce que nous en avons besoin, voyons ? Est-ce que son tête-à-tête à nous trois ne devrait pas lui suffire ?(Voyant Lucienne qui rit.)
C'est vrai, ça. Moi je ne peux pas voir un home tourner autour de vous, ça me rend fou furieux.(Un genou sur le pouf.)
Je ne peux pourtant pas aller dire ça à votre mari !

LUCIENNE (allant à lui.)
Allons, allons, calmez-vous !

REDILLON (pleurant.)
Oh ! d'ailleurs, je savais bien qu'il m'arriverait malheur aujourd'hui.(Ils descendent en scène.)
J'avais rêvé que toutes mes dents tombaient,… que j'en avais déjà perdu quarante-cinq et quand je rêve que mes dents tombent, ça ne manque jamais ! La dernière fois on me volait une petite chienne à laquelle je tenais beaucoup. Aujourd'hui on cherche à me voler ma maîtresse.

LUCIENNE
Votre maîtresse ! Mais je ne suis pas votre maîtresse.

REDILLON
Vous êtes la maîtresse de mon cœur,… et cela, personne, pas même vous, ne peut l'empêcher.

LUCIENNE
Du moment que vous dégagez ma responsabilité !

REDILLON
Ah ! jurez-moi que vous n'aimerez jamais cet homme.

LUCIENNE
Cet homme ? mais vous êtes fou, mon ami !… Mais est-ce que je le connais seulement ? Est-ce que vous croyez que je fais même attention à lui ?

REDILLON
Ah ! merci. D'abord vous avez remarqué comme il est déplaisant. Vous avez vu son nez ?… Avec un nez comme ça, on est incapable d'aimer.

LUCIENNE
Ah !

REDILLON
Tandis que moi, j'ai le nez qu'il faut ! j'ai le nez d'amour, le nez qui aime !…

LUCIENNE
Comment le savez-vous ?

REDILLON
On me l'a toujours dit.

LUCIENNE
Ah ! alors !

REDILLON
Ah ! Lucienne, n'oubliez pas que vous m'avez promis que vous ne serez jamais qu'à moi !…

LUCIENNE (corrigeant.)
Permettez !… Si jamais je dois être à quelqu'un ! Mais comme pour cela, mon pauvre ami, il faudrait des circonstances particulières !…
(Elle s'assied à droite de la table. )

REDILLON (avec un soupir.)
Ah ! oui, que votre mari vous trompât ! Oh ! alors !(À part.)
Mais qu'est-ce qu'il attend donc cet homme- là ! Il n'a donc pas de tempérament, quelle moule !(Haut)
Mais vous ne sentez donc pas la cruauté du supplice que vous m'imposez ? Celui d'un homme à qui l'on servirait tout le temps l'apéritif et qui ne dînerait jamais !

LUCIENNE
Eh bien ! mon pauvre ami,… allez dîner dehors !

REDILLON
Faut bien ! Qu'est-ce que vous voulez, moi, je suis fait de chair et d'os ! Eh bien ! J'ai faim, là, j'ai faim !…

LUCIENNE
Oh ! que vous êtes laid quand vous criez famine.

REDILLON
Vous riez, sans cœur !
(Il va s'asseoir sur le pouf. )

LUCIENNE
Voulez-vous que je pleure ? Surtout maintenant que je sais que vous vous offrez des extras.
(Elle se lève. )

REDILLON
Ah ! ils sont jolis, mes extras ! Je vous les donne, mes extras ! Ah ! si vous vouliez, mais est-ce que j'en aurais des extras ? Seulement vous ne voulez pas ; alors, qu'est-ce que vous voulez, tant pis pour vous, c'est les autres qui en bénéficient.

LUCIENNE (adossée à la table.)
Allons ! grand bien leur fasse !

REDILLON (avec fatuité.)
Je vous en réponds !

LUCIENNE (en remontant.)
Et voilà l'homme qui vient me parler de son amour !

REDILLON
Mais absolument ! Est-ce que ça empêche, ça ? C'est pas ma faute si, à côté de l'amour, il y a… il y a… l'animal !

LUCIENNE
Ah, oui ! tiens, c'est vrai ! ça m'étonnait aussi que l'on n'en parlât pas, de celui-là ! Eh bien ! vous ne pouvez donc pas prendre sur vous de le tuer… l'animal ?

REDILLON
J'ai jamais pu faire de mal aux bêtes.

LUCIENNE
Pauvre chat ! Eh bien ! alors, tenez-le en laisse.

REDILLON
Mais je ne fais que ça. Seulement, comme c'est la bête qui est la plus forte, c'est elle qui traîne et c'est moi qui suis. Alors, qu'est-ce que vous voulez, quand je ne peux pas faire autrement, eh bien ! je me résigne,(se levant.)
je promène l'animal.
(Il gagne la droite. )

LUCIENNE
Ah ! les hommes ! Pauvre Ernest ! Et comment s'appelle-t-elle ?
(Elle s'assied sur le canapé. )

REDILLON
Qui ça ?

LUCIENNE
Votre promenade ?

REDILLON
Pluplu,… abréviatif de Pluchette.

LUCIENNE
Délicieux !

REDILLON (allant à elle.)
Oh ! mais le cœur n'y est pour rien, vous savez ! Est-ce qu'elle compte, Pluplu, pour moi ! Il n'y a qu'une femme à mes yeux, il n'y en a qu'une, c'est vous ! Qu'importe l'autel sur lequel je sacrifie, si c'est à vous que va l'holocauste !

LUCIENNE
Comment donc ! Vous êtes bien aimable.

REDILLON
Mon corps, mon moi est auprès de Pluplu, mais c'est à vous que se rapporte ma pensée ! Je suis près d'elle et je cherche à m'imaginer que c'est vous !… C'est elle que mes bras enserrent et c'est vous que je crois tenir embrassée ! Je lui dis : "Tais-toi ! que je n'entende pas ta voix." Je ferme les yeux et je l'appelle Lucienne.

LUCIENNE
Mais c'est de l'usurpation ! Mais je ne veux pas ! Et elle accepte ça ?

REDILLON
Pluplu ? Très bien ! Elle se croit même obligée de faire comme moi ; elle ferme les yeux et elle m'appelle Clément.

LUCIENNE (se levant et passant au deuxième plan.)
Oh ! c'est exquis ! On dirait une pièce jouée par les doublures.

REDILLON (dans un élan de passion.)
Oh ! Lucienne,

LUCIENNE
quand mettrez-vous fin au supplice que j'endure ? Quand me direz-vous : "Rédillon, je suis à toi ! Fais de moi ce que tu voudras." ?

LUCIENNE
Hein ! Mais voulez-vous !…

REDILLON (s'agenouillant devant elle.)
Ah ! Lucienne ! Lucienne, je t'aime…

LUCIENNE
Voulez-vous bien vous lever !… Mon mari peut entrer ; deux fois déjà il vous a surpris à mes genoux, comme ça !

REDILLON
Et ça m'est égal ! Qu'il entre ! Qu'il me voie !

LUCIENNE
Mais pas du tout ! Mais, moi, je ne veux pas ! En voilà des idées !
(Elle le repousse pour se lever, l'impulsion fait tomber Rédillon assis par terre. Lucienne se dégage et va s'asseoir à la table. )

REDILLON
Je vous disais donc, chère madame ?…

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