ACTE PREMIER - SCÈNE IV



LUCIENNE, PONTAGNAC.

LUCIENNE
Asseyez-vous.

PONTAGNAC
Je ne vous fais plus peur.

LUCIENNE
Vous voyez !

PONTAGNAC (s'asseyant.)
J'ai dû vous paraître ridicule.

LUCIENNE (souriant.)
Croyez-vous ?

PONTAGNAC
Vous êtes moqueuse !

LUCIENNE
Enfin… voyons, qu'espériez-vous donc en me suivant avec cet acharnement ?

PONTAGNAC
Mon Dieu ! Ce que tout homme espère de la femme qu'il suit et qu'il ne connaît pas.

LUCIENNE
Vous êtes franc.

PONTAGNAC
C'est que, si je venais vous dire que je vous suivais pour vous demander ce que vous pensez de Voltaire, il est probable que vous ne me croiriez pas.

LUCIENNE
Tenez, vous m'amusez. Et cela vous réussit ce petit manège ?… Il y a donc des femmes…

PONTAGNAC
S'il y a des !… 33,33 pour cent.

LUCIENNE (s'inclinant.)
Aha ! Eh bien, aujourd'hui, vous n'avez pas eu de chance, vous êtes tombé sur une des 66,66 pour cent.
(Elle se lève. )

PONTAGNAC (pose sa canne et son chapeau et se lève.)
Oh ! madame, ne me parlez plus de cela. Si vous saviez combien je suis marri.

LUCIENNE
Avec deux r ! prononcez bien.

PONTAGNAC
Avec deux r, oui ! Oh ! je sais bien qu'avec un r…

LUCIENNE
Vous l'êtes bien peu.

PONTAGNAC
On fait ce qu'on peut. Que voulez-vous, c'est un malheur un tempérament comme ça, mais c'est plus fort que moi, j'ai la femme dans le sang !

LUCIENNE
Eh bien ! mais monsieur le Maire vous en a justement attribué une.

PONTAGNAC
Ma femme, oui ; oh ! évidemment, c'est une femme charmante. Mais elle l'est déjà depuis longtemps pour moi ! C'est un roman que j'ai souvent feuilleté.

LUCIENNE
Oui, sans compter qu'il n'est peut-être plus très commode d'en tourner les pages.

PONTAGNAC
Pourquoi cela ?

LUCIENNE
Dame ! ses rhumatismes.

PONTAGNAC
Elle ! depuis quand ?

LUCIENNE
C'est vous qui nous avez dit…

PONTAGNAC (vivement.)
Ah ! ma femme, oui, oui… à Pau, dans le Béarn… Parfaitement !… Eh bien ! hein ?

LUCIENNE
Ah ! oui…

PONTAGNAC
Et vous me direz encore que je n'ai pas une excuse ! Allons donc ! Alors, quand le ciel met sur ma route une créature exquise, divine !…

LUCIENNE (passant à gauche.)
Assez, monsieur ! assez, sur ce chapitre ! Je pensais que vous aviez fait amende honorable.

PONTAGNAC
Tenez, avouez-le franchement, vous en aimez un autre.

LUCIENNE
Oh ! mais, savez-vous bien, monsieur, que vous devenez de la dernière impertinence ! Alors, vous n'admettez pas qu'une femme puisse être une épouse fidèle ! Si elle vous résiste, c'est qu'elle en aime un autre ! Il n'y a pas d'autre mobile ! Mais quelles femmes êtes-vous donc habitué à fréquenter ?

PONTAGNAC
Ecoutez, vous me promettez de ne jamais confier à personne ce que je vais vous dire ?

LUCIENNE (s'asseyant dans le fauteuil.)
Même pas à mon mari.

PONTAGNAC (s'asseyant sur le pouf.)
Je n'en demande pas davantage. Eh bien ! j'ai de la peine à croire que vous puissiez l'aimer.

LUCIENNE
En voilà une idée ! Reculez-vous donc.
(Pontagnac rapproche encore le pouf. )

LUCIENNE
Non, reculez-vous.

PONTAGNAC (reculant le pouf.)
Oh ! pardon !… Certainement c'est un excellent garçon ! Je l'aime beaucoup.

LUCIENNE
J'ai vu ça tout de suite.

PONTAGNAC
Mais, entre nous, ce n'est pas un homme capable d'inspirer une passion.

LUCIENNE (sévèrement.)
C'est mon mari !

PONTAGNAC (se levant.)
Là, vous voyez bien que vous êtes de mon avis.

LUCIENNE
Mais pas du tout !

PONTAGNAC
Mais si ! mais si ! Si vous l'aimiez, ce qui s'appelle aimer
- je ne parle pas d'affection -, est-ce que vous auriez besoin de motiver votre amour ? La femme qui aime dit : "J'aime parce que j'aime", elle ne dit pas : "J'aime parce qu'il est mon mari". L'amour n'est pas une conséquence, c'est un principe ! Il n'existe, il ne vaut qu'à l'état d'essence ; vous, vous nous le servez à l'état d'extrait.

LUCIENNE
Vous avez des comparaisons de parfumeur.

PONTAGNAC
Qu'est-ce que ça prouve, le mari ! Tout le monde peut être mari ! Il suffit d'être agréé par la famille… et d'avoir été admis au conseil de révision ! On ne demande que des aptitudes comme pour être employé de ministère, chef de contentieux.(Se rasseyant sur le pouf.)
Tandis que pour l'amant, il faut l'au-delà. Il faut la flamme ! C'est l'artiste de l'amour. Le mari n'en est que le rond de cuir.

LUCIENNE
Et alors, c'est sans doute comme artiste de l'amour que vous venez…

PONTAGNAC
Ah ! oui !

LUCIENNE
Eh bien ! non, cher monsieur, non. Je vais peut-être vous paraître bien ridicule, mais j'ai le bonheur d'avoir pour mari un homme qui résume pour moi vos deux définitions : le rond de cuir et ce que vous appelez l'artiste de l'amour.

PONTAGNAC
C'est rare !

LUCIENNE
Je ne désire donc rien de plus, et tant qu'il n'ira pas porter ses qualités artistiques à l'extérieur…

PONTAGNAC
Ah ! vraiment, s'il allait porter…

LUCIENNE (se levant.)
À l'extérieur ! Ah ! ah ! ce serait autre chose ! Je suis de l'école de Francillon et moi, alors, j'irais jusqu'au bout.

PONTAGNAC (se levant.)
Ah ! que vous êtes bonne !

LUCIENNE
Il n'y a pas de quoi ! Jamais la première, mais la seconde… tout de suite !… comme je le disais dernièrement à…

PONTAGNAC (voyant qu'elle s'arrête.)
À ?

LUCIENNE
À une de mes cousines qui insistait beaucoup pour savoir si je ne me déciderais pas un jour.

PONTAGNAC (incrédule.)
À une cousine ?

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