ACTE III - SCÈNE VIII



LES MEMES, GEROME , PUIS PONTAGNAC

GEROME (paraissant au fond.)
Madame, il y a là un jeune homme qui demande Mme Vatelin !

LUCIENNE
Qui me demande !… un jeune homme !… qui ça ?…

GEROME
M. Pontagnac !

MME PONTAGNAC (qui est remontée à la cheminée à l'entrée de Gérôme.)
Mon mari !

LUCIENNE
C'est ça que vous appelez un jeune homme ?

GEROME
Il est jeune pour moi !… Songez, madame, que je devais être déjà majeur quand il était encore à la mamelle.

MME PONTAGNAC
Mais qu'est-ce qu'il veut, mon mari ?

LUCIENNE
Je l'ignore ! C'est après moi qu'il demande… Au fait !… il arrive bien ! J'avais besoin d'un vengeur !

MME PONTAGNAC
Hein ! Quoi, vous voudriez ?

LUCIENNE
Oh ! ne craignez rien ! Comme ça n'est que pour donner le change à mon mari !

MME PONTAGNAC
Oh ! Alors !

LUCIENNE
Me livrez-vous M. Pontagnac ?

MME PONTAGNAC
Soit ! Aussi bien, cela me donnera un grief de plus contre lui !

LUCIENNE
C'est bien !(Prenant le vêtement de Clotilde sur le divan et le lui donnant.)
Tenez, madame, entrez là !(Elle la fait sortir à gauche, 2e plan ; à Gérôme.)
Et vous, faites entrer M. Pontagnac !

GEROME
Oui, madame.(À part.)
Je n'y comprends rien du tout !
(Il introduit Pontagnac et disparaît. )

PONTAGNAC (entrant, très ému.)
Seule !

LUCIENNE
C'est vous qui me demandez ?

PONTAGNAC
C'est moi ! Il y a longtemps que vous êtes là ?

LUCIENNE
J'arrive !

PONTAGNAC
Et… Rédillon ?

LUCIENNE
Je l'attends !

PONTAGNAC
Dieu soit loué, j'arrive à temps.
(Il pose son chapeau sur la table. )

LUCIENNE
Mais que signifie cette façon de venir me relancer jusqu'ici ? Que voulez-vous ?

PONTAGNAC
Ce que je veux ? je veux vous empêcher de faire une folie !… Je veux me mettre entre Rédillon et vous, vous disputer, vous arracher à lui !

LUCIENNE
Vous ! Mais de quel droit ?

PONTAGNAC
De quel droit ?… Mais du droit que me donnent tous les embêtements qui pleuvent sur moi depuis hier !… Comment, par amour pour vous, je me suis fourré dans le plus abominable des pétrins. J'ai deux flagrants délits sur le dos !… flagrants délits où je ne suis pour rien !… Pincé par un mari que je ne connais pas… pour une femme que je ne connais pas ! Pincé par ma femme, pour cette même femme que je ne connais pas !… Un divorce chez moi en perspective !… Un autre divorce de la dame que je ne connais pas d'avec le monsieur que je ne connais pas où je vais être impliqué comme complice !… Brouillé avec Mme Pontagnac ! La femme que je ne connais pas, venue ce matin pour me dire en accent anglais que je lui dois "le réparation" ! une altercation, compliquée de voies de fait, avec le monsieur que je ne connais pas ! Enfin, les ennuis, les procès, le scandale, tout !… tout !… tout !… j'aurais tout encouru ! et tout cela pour vous jeter dans les bras d'un autre !… C'est lui qui récolterait et moi qui serais le dindon !… Ah ! non ! non ! Vous ne le voudriez pas !

LUCIENNE (à part.)
Attends un peu, toi !… (Haut.)
Oui-dà !… comme ça se trouve !… Figurez-vous qu'en vous voyant arriver tout à l'heure je me suis dit, dans mes idées de vengeance : "Mais, au fait, pourquoi Rédillon ? Somme toute, c'est M. Pontagnac qui m'a éclairée sur l'infidélité de mon mari !"

PONTAGNAC
Absolument !

LUCIENNE
Si quelqu'un doit me venger, c'est lui !

PONTAGNAC
Non ! Est-il possible ?…

LUCIENNE
Alors, si je vous demandais…

PONTAGNAC
Si vous me demandiez !… vous savez bien que je serais le plus heureux des hommes !…

LUCIENNE
Oui ? Eh bien ! soyez le plus heureux des hommes ! C'est vous, monsieur Pontagnac, qui serez mon vengeur !

PONTAGNAC
Non ?

LUCIENNE
Oui !

PONTAGNAC
Est-il possible ! Et cela chez Durillon… chez Rédillon ! quel raffinement !
(Il va fermer la porte du fond et baisser les stores. )

LUCIENNE (allant à la table.)
Allons !(Elle enlève un vêtement qui dissimule son corsage de dessous et paraît en corsage de velours noir complètement décolleté, sans manches, simplement rattaché aux épaules par une épaulette en diamants ; en même temps elle déroule ses cheveux en secouant la tête.)
C'est quand j'étais ainsi que mon mari me trouvait la plus belle ! suis-je vraiment belle ainsi ?

PONTAGNAC (retirant ses gants.)
Oh ! oui, belle ! belle comme la princesse de Bagdad !

LUCIENNE
Justement, je l'ai relue ce matin.

PONTAGNAC
Pourquoi faire ?

LUCIENNE
Parce que !… Parce ce je n'ai pas l'habitude de ce genre de vengeance. J'ai voulu être dans la note !(Changeant de ton)
Et vous m'aimez ?

PONTAGNAC (la tenant dans ses bras.)
Profondément !

LUCIENNE (à part.)
Tiens, on dirait qu'il sait le texte !(Haut)
Et toute votre vie sera à moi ?

PONTAGNAC
Toute ma vie !

LUCIENNE (le quittant et passant 2.)
C'est bien, allez vous asseoir !

PONTAGNAC (étonné.)
Comment, que j'aille m'asseoir…

LUCIENNE
Eh bien ! oui !

PONTAGNAC
Mais je croyais…

LUCIENNE
Ai-je dit le contraire ?… Mais s'il ne me plaît pas, comme ça, tout de suite ; s'il me convient de choisir mon moment, de me faire désirer. J'entends que l'homme qui m'aimera soit l'esclave docile de mes caprices. J'ai dit : "Asseyez-vous". Asseyez-vous !

PONTAGNAC
Oui !
(Il s'assied près de la table. )

LUCIENNE (remontant un peu.)
Bien !

PONTAGNAC
Je vous ai obéi !

LUCIENNE (venant à lui.)
C'est très bien ! Enlevez votre jaquette.

PONTAGNAC
Plaît-il ?

LUCIENNE (gagnant la droite.)
Enlevez votre jaquette ! je ne peux pas vous voir avec. Vous me rappelez mon mari.

PONTAGNAC
Ah ! alors. Seulement, je vous préviens qu'en dessous, je suis en bras de chemise.

LUCIENNE (s'asseyant sur le divan.)
Ca ne fait rien.

PONTAGNAC
Bien.(Il enlève sa jaquette)
Et maintenant ?…

LUCIENNE
Asseyez-vous là, près de moi.

PONTAGNAC (s'asseyant.)
Voilà.

LUCIENNE
Bon !
(Moment de silence. )

PONTAGNAC (après un temps.)
Mais enfin, qu'est-ce qu'on attend ?

LUCIENNE
Mon bon vouloir !

PONTAGNAC
Ah !

LUCIENNE
Tenez, enlevez votre gilet, vous avez l'air du déménageur comme cela.

PONTAGNAC
Quoi ! vous voulez ?…

LUCIENNE
Je vous en prie, et asseyez-vous !

PONTAGNAC (enlève son gilet qu'il pose également au fond.)
C'est bien parce que vous me l'ordonnez.(S'asseyant.)
Vous ne me trouvez pas bien ridicule comme ça ?

LUCIENNE
Ne vous en inquiétez pas !(Lui déboutonnant une bretelle.)
C'est laid, ça !… C'est comme ces cheveux !… Qui est-ce qui vous coiffe comme ça ?… Une coiffure de maître d'hôtel.

PONTAGNAC (qui a déboutonné la seconde bretelle.)
Oh !

LUCIENNE
Tournez-vous donc !(Lui hérissant les cheveux derrière la tête)
Là ! au moins, vous avez l'air d'un artiste.

PONTAGNAC
Vous trouvez ?(Oubliant ses promesses sous les caresses de Lucienne)
Ah ! Lucienne, ma Lucienne !

LUCIENNE
Eh ! bien ! qu'est-ce que c'est ?

PONTAGNAC
Oh ! pardon !

LUCIENNE
Je vous prie de vous tenir, n'est-ce pas, quand il n'y a personne.

PONTAGNAC
Ah ! qu'est-ce que vous voulez, je ne suis pas de bois, moi !

LUCIENNE
C'est bien, ça suffit !

PONTAGNAC
Oui !
(Lucienne s'est levée et est allée chercher un journal sur la table, puis revient s'asseoir et se met à parcourir le journal. )

PONTAGNAC (qui l'a regardée faire, après un temps.)
Quelle drôle de façon de comprendre l'amour.(Lisant le titre du journal)
"La Petite République".

LUCIENNE (après un temps.)
Ah ! ah ! il y a une première à Déjazet ce soir.

PONTAGNAC
Ah ! ah !

LUCIENNE
Vous y allez ?

PONTAGNAC
Non !

LUCIENNE
Ah !…
(Elle se met à lire.Pontagnac, ne sachant que faire, se met à sifflotter en dedans, tout en regardant autour de lui ; il finit par se lever et, les deux mains derrière le dos, inspecte les bibelots. )

LUCIENNE (sans lever la tête de son journal.)
Restez donc assis !

PONTAGNAC
Ah ! bon !(Il va se rasseoir docilement.Après un temps)
Mais enfin, qu'est-ce qu'on attend ?… Etre obligé de faire le beau pour avoir du sucre !
(On entend un bruit de voix au fond. )

LUCIENNE
Chut !

PONTAGNAC (qui s'est redressé au bruit.)
Qu'est-ce que c'est ?
(Lucienne s'est relevée en même temps et fait une boulette de son journal qu'elle jette au loin. )

LUCIENNE (à part.)
Enfin !…(Haut)
Et que nous importe ! des gens !… mon mari, peut-être !

PONTAGNAC
Votre mari !

LUCIENNE
Tant mieux ! ma vengeance n'en sera que plus complète.
(À ce moment on voit les stores du fond s'écarter et des têtes paraissent aux vitres. )

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