ACTE II - SCÈNE V



LES MEMES, LE GERANT , PUIS PINCHARD, MME PINCHARD , PUIS VICTOR

LE GERANT (entrant par le fond gauche.)
Je demande pardon à monsieur et à madame de les déranger, mais les voyageurs qui ont loué cette chambre sont là,… et alors…

ARMANDINE (mettant son chapeau.)
Vous voudriez que nous caltassions.

LE GERANT
Oh ! je ne me permettrais pas !

ARMANDINE
Je finis de mettre mon chapeau et je cède la place ! Priez ce monsieur, comment donc déjà…

LE GERANT
Vatelin !

REDILLON
Vatelin ?

ARMANDINE
Oui, de m'accorder une minute.

REDILLON
Comment, Vatelin, ici ! Ah ! çà ! par quel hasard ! mais faites-le entrer, je serai enchanté de lui serrer la main.

ARMANDINE
Comment, tu le connais ?

REDILLON
Mais je ne connais que lui !

LE GERANT (à Pinchard qu'on ne voit pas.)
Si monsieur veut entrer.

REDILLON (remontant.)
Ah ! ce cher ami !(Voyant entrer Pinchard, tenue de médecin major, suivi de sa femme.)
Oh ! pardon !(À part)
Tiens, ce n'est pas le même.

PINCHARD (pendant que sa femme fait des courbettes à Armandine et à Rédillon.)
Désolé, monsieur, madame, de venir ainsi vous déloger…(À part)
Pristi, la belle femme !(Il donne son sac à sa femme qui va le poser sur la table et revient à son mari. Haut.)
Mais j'avais retenu télégraphiquement une chambre pour ce soir à cet hôtel et, comme vous le voyez par cette dépêche : "Retenu pour vous chambre 39." C'est celle-ci qui m'a été désignée.

ARMANDINE (mettant ses gants.)
Mais c'est moi, monsieur, qui m'excuse de l'occuper encore. Nous nous préparions justement à la quitter.

PINCHARD
Je vous en prie, madame, prenez votre temps ! Je serais désespéré de déranger le moins du monde. D'autant plus que quand il y en a pour deux, il y en a pour quatre.

ARMANDINE
Oh ! monsieur, vous êtres trop galant !

PINCHARD
Mais du tout, madame.(À Rédillon)
Je vous fais mes compliments, monsieur, vous avez une bien jolie femme.(Rédillon s'incline, flatté)
Je changerais bien avec la mienne.

REDILLON ET ARMANDINE (étonnés, regardent Mme Pinchard qui sourit toujours avec de petites courbettes.)
Hein ! Comment !

PINCHARD
Oh ! carrément, et je ne crains pas de le dire devant ma femme.

REDILLON
Comment, ça lui est égal ?

PINCHARD
C'est pas que ça lui soit égal, mais elle est sourde comme un pot !
(Il remonte un peu. )

REDILLON ET ARMANDINE
Ah ! ah !
(Ils étouffent un rire. )

MME PINCHARD
Je vous en prie, madame, ne vous dérangez pas pour nous !

ARMANDINE (remerciant.)
C'est précisément ce que monsieur votre mari a eu l'amabilité de nous dire.

MME PINCHARD (qui n'a pas compris.)
Oh ! mais nullement, madame, nullement.

PINCHARD
Vous avez compris ?

REDILLON
Non !

PINCHARD
Moi non plus ! C'est un peu incohérent ce qu'elle vous répond, mais ça vient de ce qu'elle n'a pas entendu un mot.

MME PINCHARD (très aimable.)
Et mon mari aussi.

PINCHARD
Voilà ! il faut s'y faire ! Moi, depuis vingt-cinq ans, vous comprenez ! Car il y a aujourd'hui vingt-cinq ans que nous sommes mariés, c'est même pour fêter cet anniversaire que nous sommes venus à Paris. Je la conduis à l'Opéra.

REDILLON (à Armandine.)
Il conduit la sourde à l'Opéra !… Pour lui faire ouïr la "Muette" probablement.(À Pinchard.)
À l'Opéra, ce soir ?
(Il regarde sa montre. )

PINCHARD
Oui, il est un peu tard, mais comme l'on joue la "Favorite" et, "Coppélia", nous ne tenons à arriver que pour le ballet ; parce que, moi, la musique, ça m'embête, et ma femme, elle, ne peut voir que les ballets ! Elle regarde danser, ça l'amuse, elle dit seulement que ça gagnerait à avoir de la musique !(Lui donnant une tape sur le bras.)
N'est-ce pas, Coco !

MME PINCHARD
Quoi ?

PINCHARD (le pouce de chaque main dans les pochettes de son dolman et, tout en parlant, se tapote l'estomac avec les autres doigts libres.)
Que tu trouves que ça manque de musique, les ballets ?

MME PINCHARD (qui a suivi le mouvement de ses mains.)
Oh ! beaucoup mieux ! C'est calmé à présent ! C'était dans le train que ça n'allait pas !
(Rédillon et Armandine se regardent. )

PINCHARD
Ah ! oui !… Non, ça, c'est autre chose ! Telle que vous la voyez, elle vous parle de son ventre… Elle est sujette à de petites crises hépatiques, et ça va mieux maintenant. Allons, tant mieux, tant mieux ! C'est un peu décousu !… Faut s'y faire, faut s'y faire !

ARMANDINE
Allons, monsieur, je ne veux pas vous retarder plus longtemps ! Tu es prêt, Ernest ?
(À Pinchard.)
Monsieur !
(Elle salue et remonte à la cheminée. )

PINCHARD
Madame, ravi ! Monsieur, enchanté !

REDILLON
Ah ! monsieur, pas plus que moi, certes ! Je n'ai même qu'une chose à vous dire…

PINCHARD
Quoi donc, monsieur ?

REDILLON
Figurez-vous, monsieur, que mon meilleur ami s'appelle Vatelin.

PINCHARD (interloqué.)
Ah !

REDILLON
Oui.

PINCHARD
Oui !… Mon Dieu, monsieur, une confidence en vaut une autre, mon meilleur ami, à moi, monsieur, s'appelle Piedlouche.

REDILLON (interloqué à son tour.)
Ah !

PINCHARD
Oui.

REDILLON
Oui !(À part.)
Qu'est-ce qu'il veut que ça me fasse ?
(Armandine redescend. )

PINCHARD
Enchanté, monsieur ! Je ne vous en remercie pas moins, monsieur.

REDILLON
Monsieur !

REDILLON ET ARMANDINE (à Mme Pinchard.)
Madame !
(Mme Pinchard ne bouge pas. )

PINCHARD (donnant une tape sur le bras de sa femme.)
Coco !(Mme Pinchard se retourne vers son mari)
Monsieur et madame te disent au revoir !

MME PINCHARD
Quoi ?

PINCHARD (hurlant.)
Monsieur et madame te disent au revoir.

MME PINCHARD
Je n'entends pas !

PINCHARD
C'est juste ! Attends !(Articulant simplement par le mécanisme des lèvres sans qu'on entende le son de sa voix.)
Monsieur et madame te disent au revoir.

MME PINCHARD
Oh ! pardon ! Au revoir, madame ; au revoir, monsieur !

REDILLON (à Armandine.)
Ah ! ça ! c'est curieux !… Elle n'entend que quand nous n'entendons plus, nous !…

PINCHARD
Voilà !

ARMANDINE
Tu viens, Ernest !

REDILLON
Voilà !
(Ils remontent un peu. On frappe à la porte. )

TOUS (sauf Mme Pinchard.)
Entrez !

VICTOR (à Armandine.)
Madame n'a plus rien à faire porter ?

ARMANDINE
Non merci, mon petit ! Ah ! tu diras en bas que si un monsieur vient me demander on lui réponde que je n'ai pu l'attendre parce que j'ai été appelée auprès de ma mère qui est malade ; tu as compris ?

VICTOR (avec un soupir.)
Oui, madame !

ARMANDINE
Allons, va, petit ! et guéris-toi !

VICTOR
Merci, madame.

PINCHARD
Il est malade ?

ARMANDINE
Oui, il a des clous ! Soigne-toi bien !(À Rédillon.)
Allons, viens !…(Au moment de sortir, à Rédillon qui la suit.)
Ah ! mon sac !

REDILLON
Oui, oui !(À Victor.)
Le sac, là !

VICTOR
Le sac, voilà !
(Il prend le sac de Pinchard sur la table et le remet à Rédillon. )

REDILLON (emportant le sac, à part.)
C'est le sac à la dame, ça ?… Eh bien ! vrai !
(Les Pinchard causent à droite et ne voient pas le jeu de scène. Victor la suit du regard en soupirant. )

MME PINCHARD
Je m'apprête, moi, si nous devons aller à l'Opéra !
(Elle se dirige vers le cabinet de toilette où elle entre. )

PINCHARD
C'est ça.(À Victor)
Eh bien ! qu'est-ce que t'as à rester là planté comme une borne, clampin.
(Il va se rajuster devant la glace de la cheminée. )

VICTOR
Monsieur ?

PINCHARD
Alors, comme ça, t'as des clous, toi !

VICTOR
Oui, monsieur le Major, Oh ! c'est pas grand'chose !

PINCHARD
C'est bien, je connais ça ! Médecin major dans la cavalerie, j'en vois plus souvent qu'à mon tour !… Fais voir !
(Il regagne la droite. )

VICTOR (descendant.)
Oui, monsieur, j'ai attrapé ça !…

PINCHARD
Je ne te demande pas de boniments ! Déculotte-toi.
(Mme Pinchard revient du cabinet de toilette. )

VICTOR
Monsieur le Major ?

PINCHARD
Tu ne comprends pas le français ? Je te dis : déculotte-toi !

VICTOR (interloqué.)
Mais, monsieur le Major…

PINCHARD
Quoi ! C'est ma femme qui te gêne ? Fais pas attention, elle est sourde !

VICTOR
Ah ! bon !
(Il met la main sur le bouton de ceinture de son pantalon, puis hésite. )

PINCHARD
Eh bien ! qu'est-ce que t'attends ?

VICTOR
Mon Dieu, monsieur le Major, c'est que je vais vous dire, si c'est par curiosité, ça va bien, mais si c'est pour le clou, je l'ai au cou !

PINCHARD
Hein ! au cou ! Qu'est-ce que tu me chantes ! un clou au cou ! Est-ce que ça compte ça ? Est-ce que ça empêche le service, ça, un clou au cou ? Voudrait être dispensé de cheval pour un clou au cou !(Marchant sur lui et le faisant remonter.)
Mériterais que je t'y fasse descendre, toi, au clou, sacré carottier !
(Il pose son képi sur la cheminée. )

VICTOR
Mais, monsieur le Major…

PINCHARD
Allez, ouste ! rompez et plus vite que ça !

VICTOR
Oui, monsieur le Major !(À part, s'en allant en courant.)
En v'là un type !

PINCHARD (à sa femme.)
A-t-on jamais vu ça ! pour un clou au cou !

MME PINCHARD
À dix heures et demie, mon ami, ainsi tu n'as que le temps.

PINCHARD
C'est pas de ça dont je te parle ! je te parle de son clou.

MME PINCHARD
Consulte le programme, tu verras !

PINCHARD (la quittant.)
Oui, bonsoir ! je vais m'apprêter. Où est le sac ?

MME PINCHARD
Quoi ?

PINCHARD (hurlant.)
Où est le sac ?(Articulant sans donner de la voix)
Où est le sac ?

MME PINCHARD
Comment, où est le sac ! C'est toi qui le portais !

PINCHARD (hurlant.)
Moi, je le portais !(Sans voix)
Moi, je le portais ?

MME PINCHARD
Absolument ! Où l'as-tu mis ?

PINCHARD
Ah ! bien ! elle est forte, celle-là. Où ai-je bien pu le fourrer ?(On frappe ; tout en cherchant)
Entrez !
(Pinchard va regarder sous la table. Madame Pinchard sous le fauteuil. )

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