ACTE III - SCÈNE VI



LUCIENNE, REDILLON , PUIS GEROME

REDILLON
Asseyez-vous !
(Il va fermer la porte du fond. )

LUCIENNE (s'asseyant.)
Hein ! Non ! Mais croyez-vous, le misérable !

REDILLON
Qui ?

LUCIENNE
Comment qui ? Mais mon mari, évidemment !

REDILLON (venant s'asseoir à côté d'elle.)
Ah ! oui, oui ! Je suis bête ! Je n'y étais plus !

LUCIENNE
Non, non ! Et moi qui étais une femme fidèle, moi qui repoussais les avances de ce pauvre Rédillon !

REDILLON
Oui, ce pauvre Rédillon.

LUCIENNE
Eh bien ! Maintenant, plus souvent que je les repousserai, ses avances !… Il m'aime !… Eh bien ! Je serai à lui, c'est ma vengeance.

REDILLON
Oui ! Ah ! Lucienne ! Lucienne !

GEROME (passant la tête au fond.)
Dis donc ! Je descends, je vais chercher deux côtelettes !

REDILLON (bourru.)
Hein ! mais oui ! mais oui !… Venir nous parler de côtelettes… Ah ! Lucienne !(Vivement, courant au fond.)
Ah ! Et puis des haricots verts ! Eh !… Des haricots verts !…

VOIX DE GEROME
Oui !

REDILLON (redescendant.)
C'est qu'il a la manie de me faire tous les jours des pommes de terre, je commence à en être saturé !…(S'asseyant.)
Je vous demande pardon, c'est un vieux domestique de la famille, il est un peu terre à terre, il ne nage pas comme nous dans l'idéal !

LUCIENNE (se levant et gagnant la gauche.)
Si vous croyez que je suis en train d'y nager, moi, dans l'idéal !
(Elle remonte entre la table et la cheminée. )

REDILLON
Qu'est-ce que je vous disais donc ?

LUCIENNE
Vous disiez qu'il a la manie de vous faire manger des pommes de terre !

REDILLON (se levant.)
Non, avant ?

LUCIENNE
Vous disiez. "Ah ! Lucienne, Lucienne !"

REDILLON (avec lyrisme, tout en cherchant ce qu'il avait bien pu avoir à dire.)
Ah ! Lucienne ! Lucienne !… Ah ! Oui !…(Reprenant)
Ah ! Lucienne ! Lucienne !…(La ramenant sur le divan)
Dites-moi que je ne suis pas le jouet d'un rêve ! Vous êtes bien à moi ? Rien qu'à moi ?…
@LUCIENNE (assise)
.
Oui, bien à vous ! Rien qu'à vous !

REDILLON
Ah ! que je suis heureux !

LUCIENNE
Tant mieux, mon ami, c'est une compensation que le malheur des uns fasse un peu le bonheur des autres.

REDILLON
Ah ! oui, oui ! Tenez, appuyez votre tête contre ma poitrine…

LUCIENNE
Attendez, mon chapeau me gêne.
(Elle le retire. )

REDILLON (le prenant.)
Donnez-le moi !(Il le tient sur le poing, de la main droite, pendant que, du bras gauche, il entoure la taille de Lucienne)
… Que je m'enivre de l'odeur de vos cheveux… Ah ! vous sentir ainsi près de moi,… et tout à moi !…
(Il ferme les yeux, délicieusement. )

LUCIENNE
Est-ce que vous allez garder mon chapeau tout le temps comme ça ?…

REDILLON (se levant.)
Non, attendez !(Il va le poser sur la table et revient à Lucienne qui a changé de place. L'embrassant)
Ah ! c'est la première fois qu'il m'est permis d'effleurer votre peau de mes lèvres !

LUCIENNE
C'est ça !… Vengez-nous ! Vengez-moi !

REDILLON
Oh ! oui !

LUCIENNE
À partir d'aujourd'hui, je ne suis plus la femme de M Vatelin, je suis votre femme… et vous m'épouserez !…

REDILLON
Oh ! oui ! oui !

LUCIENNE (parlant dans la direction du fond.)
Un homme que j'aimais, à qui j'avais tout donné,… ma tendresse, ma fidélité,… ma candeur de jeune fille.

REDILLON
Oh ! non ! non ! Ecoutez ! Ne me parlez pas de votre mari… surtout en ce moment. Que son image ne soit pas là, entre nous ! Ah ! ma Lucienne adorée !…
(Il se met à genoux face à elle. )

GEROME (passant la tête au fond.)
Je suis rentré !

REDILLON
On n'entre pas !

GEROME
Eh bien ! Qu'est-ce que tu fais là ?

REDILLON
Est-ce que j'ai des comptes à vous rendre ! Allez-vous en !…

GEROME
Oui !

REDILLON
Et fermez la porte !

GEROME
Pourquoi, t'as froid ?

REDILLON
Parce que je vous le dis… et puis, n'entrez plus sans que je vous appelle.

GEROME (pousse un soupir et remonte, puis, au moment de sortir.)
Je n'ai pas trouvé de haricots verts !

REDILLON
Je m'en fiche !

GEROME
Alors, j'ai pris des pommes de terre !
(Il sort en fermant la porte. )

REDILLON
Je vous demande pardon ! C'est un vieux domestique de la famille, mais il se le tiendra pour dit, maintenant, allez !…(Toujours à ses genoux)
Ah ! Lucienne ! Laissez-moi vous presser dans mes bras !…

LUCIENNE
Vous m'aimez, vous ?

REDILLON
Si je vous aime !… Non, tenez, je ne suis pas bien comme ça… Je ne suis pas assez près de vous ! Faites-moi une petite place à côté de vous !(Il s'assied à sa droite.)
C'est ça !… Ah ! comme ça, je peux mieux vous presser contre mon cœur !

LUCIENNE
Allons, la prédiction de la somnambule avait raison !

REDILLON (les yeux mi-clos.)
Quelle prédiction ?

LUCIENNE
Que j'aurais deux aventures romanesques dans ma vie, une à vingt-cinq ans,… l'autre à cinquante-huit. Eh bien ! la première se réalise, j'ai eu 25 ans il y a huit jours.

REDILLON
Oui, et c'est moi qui en suis le héros !…(Changeant de ton)
Attendez… non, comme ça !
(Il s'étend tout de son long, dans le dos de Lucienne, la tête vers le public. )

LUCIENNE
Eh bien ! Qu'est-ce que vous faites ?

REDILLON
Là ! Comme ça, je suis mieux ! Je vous vois mieux !… Je vous ai mieux !…(Il l'embrasse.)
Ah ! Lucienne !… Lucienne !…
(Lucienne se remet sur son séant. )

LUCIENNE (poussant un soupir.)
Ah !
(La figure de Rédillon exprime une grande anxiété. Il caresse machinalement la main de Lucienne, mais on sent que sa pensée est ailleurs. Lucienne se retourne pour le regarder. Il sourit immédiatement. )

LUCIENNE
Eh bien !

REDILLON
Quoi ?

LUCIENNE
C'est tout ?

REDILLON
Comment, c'est tout ? Ah ! Lucienne ! Lucienne !(À part.)
Quelle fichue idée j'ai eue d'amener Armandine hier soir !(Lucienne le regarde à nouveau)
Ah ! Lucienne ! Lucienne !…

LUCIENNE (se levant.)
Eh bien ! Quoi ! Lucienne ! Lucienne ! Vous ne savez dire que ça !…

REDILLON (se mettant sur son séant.)
Lucienne, je ne sais pas si c'est le trouble,… l'émotion !… Je vous jure que c'est la première fois que ça m'arrive.

LUCIENNE
Oh ! Et voilà un homme qui vient me parler de son amour !

REDILLON (se levant.)
Mais si, je vous aime ; seulement comprenez donc, j'étais si loin de m'attendre… Alors le bonheur !… la joie !… trop de joie !… voilà la raison. Et joignez à ça un scrupule, un scrupule d'honnête homme… qui ne durera pas, mais bien justifié cependant. Je songe à votre mari, qui est mon ami. Lui faire, comme ça, un pied de cochon !… Laissez-moi le temps de me préparer à cette idée…

LUCIENNE (remontant à la cheminée.)
Vous avez des scrupules bien tardifs, mon ami !

REDILLON
Mais non, ça passera, je vous dis,… mais donnez-moi le loisir de réfléchir… Venez demain !… Venez ce soir.

LUCIENNE (au-dessus de la table.)
Demain !… ce soir !… Mais ce n'est pas possible ! Mais mon mari va venir tout à l'heure !

REDILLON
Hein !

LUCIENNE (descendant.)
Et je veux, quand il arrivera, que ma vengeance soit consommée.

REDILLON
Votre mari !… Votre mari, ici ?

LUCIENNE
Oui ! Je lui ai adressé un mot : "Vous m'avez trompée, je vous trompe à mon tour. Si vous en doutez, venez à midi chez votre ami Rédillon.(Petit mouvement de tête très léger en regardant Rédillon)
Vous m'y trouverez dans les bras de mon amant."

REDILLON
Mais, c'est de la folie !… Ah ! bien ! nous allions en faire une jolie boulette !… Et c'est drôle, j'en avais l'intuition… Dieu merci ! le ciel m'a donné la force d'être raisonnable.

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