ACTE III - SCÈNE X



VATELIN, REDILLON. LES AUTRES PERSONNAGES DANS LA PIECE DU FOND. LE SECRETAIRE DU COMMISSAIRE, QUI EST UN DES DEUX AGENTS, EST ASSIS A LA TABLE QU'ON VOIT DANS LE FOND; LE COMMISSAIRE, DEBOUT PRES DE LUI, LUI DICTE LE PROCES-VERBAL. GEROME A DISPARU. LUCIENNE ET PONTAGNAC SONT DEBOUT, DE CHAQUE COTE DE LA TABLE.

REDILLON
Eh bien ! en voilà un gâchis !(Voyant Vatelin qui, à bout de force, s'est laissé tomber sur le fauteuil, la tête dans ses mains, aussitôt la sortie de Lucienne, et sanglote à fendre l'âme.)
Allons, voyons, Vatelin ! (Vatelin, en tombant sur le fauteuil, a posé son chapeau sur la table.)

VATELIN
Ah ! mon ami, c'est effrayant ce que je souffre ! C'est là… pan, pan, pan…
(Il indique ses tempes. )

REDILLON (lui frappant sur l'épaule.)
Allons ! ça ne sera rien ! ça ne sera rien !

VATELIN
Ce ne sera rien… pour vous ! mais pour moi… Parbleu ! il s'agirait de l'épouse d'un autre, ça me serait bien égal, mais penser qu'on a une femme légitime et que c'est précisément celle-là qui vous trompe !… C'est dur, allez !

REDILLON
Vatelin, voulez-vous me permettre de vous parler en toute amitié ?

VATELIN
Je vous en prie, mon ami.

REDILLON
Eh bien ! Vatelin, mon ami, vous êtes un serin !

VATELIN
Vous croyez ?

REDILLON
Absolument !

VATELIN
Un serin trompé, alors !

REDILLON
Mais non, pas trompé ! C'est justement en croyant cela que vous êtes un serin. Mais voyons ! est-ce que le seul fait de vous avoir écrit : "Venez chez Rédillon. Vous m'y trouverez dans les bras de mon amant" n'aurait pas dû suffire à vous éclairer ?… Une femme qui trompe son mari n'a pas pour habitude de lui envoyer des cartes d'invitation.

VATELIN
C'est vrai !… mais alors ?…

REDILLON
Eh bien ! alors, si elle le fait, c'est qu'elle a une raison ! celle d'exaspérer la jalousie de son mari ; mais je vous dirai comme le commissaire tout à l'heure : Ne voyez-vous pas là la comédie d'une femme outragée qui se venge !… mais tout l'indique, cette affectation à s'accuser…

VATELIN
Oui…

REDILLON
Cette mise en scène…

VATELIN
Oui…

REDILLON
Ce costume "flagrant délit".

VATELIN
Oui !

REDILLON
Ce choix de Pontagnac qu'elle ne connaissait que depuis hier.

VATELIN
Oui !

REDILLON
Enfin, j'en sais quelque chose, puisque c'est à moi qu'elle est venue proposer le rôle… que j'ai refusé,(À part.)
et pour cause !…

VATELIN (lui tendant les mains.)
Ah ! mon ami ! mon ami !

REDILLON (lui prenant les mains.)
Et vous avez donné dans le panneau… Ah ! vous n'êtes guère tacticien !

VATELIN
Je suis avoué.

REDILLON
Voilà !

VATELIN
Ah ! que je suis content !…(Sanglotant)
que je suis con… on… tent ! Ah ! là ! là !… Ah ! là ! là !
(Il pleure dans ses mains. )

REDILLON (le montrant.)
La joie fait peur !
(À ce moment, la porte du fond s'ouvre et Lucienne descend en scène, du même air arrogant ; elle s'arrête, étonnée, et regarde interrogativement Rédillon qui, mettant un doigt sur sa bouche, lui fait signe de se taire et d'écouter. )

VATELIN
Que je suis content !…

REDILLON
Allons ! Allons ! calmez votre joie !

VATELIN
Ah ! mon ami, soyez bon ! Allez trouver ma femme, dites-lui que je n'aime qu'elle, et faites-lui comprendre ce qui est la vérité
qu'elle a en moi le plus fidèle des maris.

REDILLON
Après votre équipée d'hier soir ?…

VATELIN
Ah ! bien, si vous croyez que ça été pour mon plaisir, mon équipée d'hier soir ! J'aurais voulu que vous y assistassiez, à mon équipée d'hier soir !…

REDILLON
J'aurais craint d'être indiscret !

VATELIN
Oh ! vous auriez pu venir, allez ! ah ! là ! là ! sacrée Anglaise !… avec des pieds, non, j'aurais dû vous apporter une de ses bottines… Moi qui jamais, en dehors de cette… aventure d'outre-Manche je sais bien que c'est idiot d'avouer ça n'avais jamais trompé ma femme, il a fallu qu'une fois à Londres, un mois d'absence, pas de femme, on n'est pas de bois … Je croyais au moins que c'en était fini. Ah ! bien oui, elle est venue me relancer hier, jusque chez moi. On parle des maîtres chanteurs, on ne sait pas ce que c'est qu'une maîtresse chanteuse. Elle m'a menacé d'un esclandre, j'ai eu peur de troubler le bonheur de ma femme et j'ai cédé.

REDILLON
Ah ! quel dommage que votre femme ne puisse pas vous entendre !
(Il regarde Lucienne qui commence à s'attendrir. )

VATELIN
Ah ! oui, quel dommage qu'elle ne puisse pas m'entendre. Je sens que je la convaincrais, qu'elle me croirait ; je me ferais si petit, si repentant ! elle verrait tant d'amour dans mes yeux qu'elle n'aurait pas la force de me repousser et, dans cette main que je tends vers elle, elle mettrait sa petite main et j'entendrais sa voix adorée me dire : "Mon Crépin, je te pardonne !"
(Rédillon a pris la main de Lucienne et la met dans celle de Vatelin. )

LUCIENNE
Mon Crépin, je te pardonne !…

VATELIN (se levant.)
Toi ! ah ! méchante, que tu m'as fait mal !
(Il tombe en sanglotant dans ses bras. )

LUCIENNE
Et toi, donc !…

VATELIN
Je t'adore !

LUCIENNE
Mon chéri !

REDILLON (qui tourne le dos pour cacher son émotion, ne pouvant plus résister et des larmes dans la voix.)
Je vous aime bien tous les deux !

VATELIN (lui serrant la main ainsi que Lucienne.)
Brave ami !…(Ils s'embrassent tous les trois. À Lucienne.)
Ah ! il a été bien bon, va !
(Rédillon et Lucienne gagnent la droite. )

LE COMMISSAIRE (descendant.)
Le procès-verbal est terminé, si vous voulez en prendre connaissance.

VATELIN
Le procès-verbal ! Il n'y en a plus de procès-verbal ! Il n'a plus de raison d'être, le procès-verbal !(Passant à Lucienne)
Nous le déchirons le procès-verbal !…

LE COMMISSAIRE
Hein ?

VATELIN
Allons ! Monsieur le Commissaire, allons déchirer le procès-verbal !…
(Il l'entraîne au fond. )

LE COMMISSAIRE
Mais qui est-ce qui m'a donné des girouettes pareilles ?

REDILLON (seul en scène avec Lucienne.)
Eh bien !

LUCIENNE
Eh bien ?

REDILLON
C'est remis !

LUCIENNE
C'est remis !

REDILLON (souriant.)
Et moi, alors, c'est fini ?

LUCIENNE
C'est fini… dame ! vous savez ce qu'a dit la somnambule : je dois avoir deux aventures dans ma vie, la première est passée, la seconde à cinquante-huit ans. Si ça vous tente ?

REDILLON
Hum ! à cinquante-huit ans !

LUCIENNE
Eh bien ! dites donc !

REDILLON
Oh ! ce n'est pas pour vous, vous serez toujours charmante, mais c'est pour moi, je serai bien fatigué.

LUCIENNE (gentiment moqueuse.)
Toujours, alors !

VATELIN (redescendant, suivi de Pontagnac.)
Voilà c'est réglé ! Quant à vous, Pontagnac, je devrais vous en vouloir, mais je n'ai pas de rancune, et la preuve, je donne à dîner tous les lundis, voulez-vous être de mes fidèles ?

PONTAGNAC
Moi ! Comment ?… Ah ! vraiment !

VATELIN
Nous sommes entre hommes ! c'est le jour où ma femme dîne chez sa mère !

PONTAGNAC (comprenant la leçon.)
Ah ! avec plaisir !(À part)
. Allons, je n'ai plus rien à faire ici !

REDILLON (bas à Lucienne.)
C'est égal, si quelquefois la fantaisie vous reprenait, eh ! bien, prévenez-moi la veille !

GEROME (du fond.)
On ne déjeune pas alors !

REDILLON
Si !
(Vatelin, Lucienne, Rédillon, remontent un peu. )

PONTAGNAC (redescendant, à part.)
C'était écrit, je suis le dindon !
(Il les rejoint. )
(RIDEAU)

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