(Ier Tableau Un paysage désert avec rochers. A droite, un amas de rochers plus grands masque une grotte invisible pour le public.)
(LES BRIGANDS, PUIS CARTOUCHE, PUIS FOLLENTIN ) (Au lever du rideau, éclairs, tonnerre, rafales.)CHOEUR DES BRIGANDSQuel chien de temps, Ah ! mes enfants ! Ça traverse, Voire transperce. C'est à dégoûter, vraiment, Du beau métier de brigand.
1ER BRIGANDAd libitum Ce voyageur qu'on détrousse, Certes ! se la coule douce ! Soumis à son bon plaisir, On n'a pas idée, Nous attendions sous l'ondée Que Monsieur daigne venir. Ce voyageur qu'on détrousse Vraiment se la coule douce !
REPRISE DU CHOEURQuel chien de temps ! Etc., etc., etc.
(Entrée de Cartouche enveloppé d'un grand manteau, suivi d'un détachement de brigands. )TOUSVoilà le chef ! Voilà Cartouche !
CARTOUCHEC'est bien, mes enfants ! Vous êtes prêts ?…
TOUSOui, chef, oui !
(On entend au loin des claquements de fouet et des grelots de chevaux,)CARTOUCHEChut ! Ecoutez !… des claquements de fouet ! des grelots de chevaux. C'est la chaise !
TOUSC'est la chaise !
CARTOUCHEAllez ! Tous ! Dans les plis de terrain. derrière les rochers !… Dissimulez-vous ! Et à mon signal, en avant !
TOUSEn avant !
(Tous les brigands et Cartouche disparaissent. Les grelots se rapprochent puis s'arrêtent. On entend des jurons lointains.)FOLLENTIN(entrant, un mouchoir sur son chapeau haut de forme.) Eh bien ! Ça y est ! C'est la panne ! La panne au beau milieu de la campagne ! Avec des seaux d'eau sur la tête ! C'est un rêve !
BIENENCOURT(en postillon.) Excusez-moi, Monsieur le voyageur. Je suis désolé de l'accident. Mais les routes sont si mauvaises ! Et la nuit est si noire !
FOLLENTINBah ! Laissez donc, mon brave. Quoi ! Nous avons versé ! Eh ! bien, après ? Cela jette un peu d'imprévu dans le voyage ! Et comme c'est romanesque ! Voyager en chaise de poste, la nuit, avec un bel orage ! un orage Louis XV ! Ah ! Voilà une époque au moins ! J'avoue que j'en avais soupé, moi, de Charles IX ! Allez, mon ami, allez relever votre voiture et quand ce sera fait, vous viendrez me prévenir.
BIENENCOURT(sortant,) Oui, va toujours ! Va toujours !
FOLLENTINAh ! je crois que cette fois je le tiens ; mon âge d'or ! Ce que ma femme va être contente !… Ah ! nom d'un chien !… Ma femme ! Ma fille !… Mon Dieu ! j'ai oublié ma femme sous Charles IX !
( On entend de nouveau des claquements de fouet et les grelots qui s'éloignent.)FOLLENTINHein ? Qu'est ce que c'est ? Les grelots de la voiture !…
(Il remonte au fond.) Mon Dieu ! Mais il a l'air de s'en aller ! Eh bien ! postillon ! postillon !…
VOIX DE BIENENCOURTOui, mon vieux, cours après !…
FOLLENTINCette voix ! Bienencourt ! Bienencourt !
(On entend un signal semblable à un hullulement.)FOLLENTINHein ? Qu'est-ce que c'est que ça ?…
(Un autre hullulement répond.) Mais c'est un signal ! Où m'a-t-il mené, mon Dieu ! Où m'a-t-il mené !
(Les brigands paraissent et le cernent.) Ciel !
CARTOUCHEEmparez-vous de cet homme !
FOLLENTINAu secours ! Au secours !
CARTOUCHEFicelez-le ! Bâillonnez-le !…
(Les brigands le ficellent et le bâillonnent. Lutte. Pendant ce tumulte on entend une musique souterraine qui s'échappe de la grotte.) Et maintenant, rentrons !… Finies les affaires !… A mes devoirs de maître de maison ! Justement, c'est le jour de Madame Cartouche…
(Il appuie sur un des rochers de droite qui s'ouvre et laisse voir une grotte meublée comme un salon très élégant. Meubles rares. Le tout très brillamment éclairé.)(Madame Cartouche est au clavecin en train d'accompagner Madame Mandrin qui chante. D'autres dames en grande toilette et quelques brigands en grand costume sont assis çà et là et écoutent. Les dames s'éventent comme dans une soirée. Au moment où Cartouche entre, tout le monde est en train d'applaudir.)TOUTES LES DAMESAh ! Monsieur Cartouche !
CARTOUCHEMoi-même, Mesdames !
(Embrassant Madame Cartouche.) Bonsoir, ma chérie !
(Apercevant Madame Mandrin.) Ah ! Madame Mandrin ! Quelle charmante surprise ! Votre mari n'est pas venu ?
MADAME MANDRINNon, il dîne ce soir chez le lieutenant de police : Il doit venir me chercher tout à l'heure
CARTOUCHEAh ! Je le verrai avec plaisir !
MADAME CARTOUCHEMais comme tu viens tard, mon ami !
CARTOUCHEPardonne-moi, ma chère femme aimée, mais nous avons été retenus par une opération importante, et même je vous amène un invité.
LES DAMESAh ! vraiment !
CARTOUCHE(à la porte de la grotte.) Introduisez le voyageur !… Vous l'excuserez, mesdames, d'être en costume de voyage, mais il ne s'attendait pas à passer la soirée ici.
LES DAMESComment donc !… Comment donc !…
(deux brigands apportent Follentin à bras.)CARTOUCHEEntrez donc, mon cher hôte !
(Toutes les dames lui présentent des fauteuils.)MADAME MANDRINMais si vous gardez ce foulard, vous attraperez froid en sortant.
CARTOUCHEC'est juste ! Enlevez donc le foulard de Monsieur !
(Les brigands enlèvent le mouchoir qui lui bande les yeux et la bouche.)FOLLENTINOù suis-je ?
CARTOUCHEMais chez nous !… Vous êtes notre hôte, l'hôte de Cartouche.
FOLLENTINCartouche !
CARTOUCHE(présentant sa femme. ) Madame Cartouche, ma femme !
FOLLENTINMadame !… Enchanté !…
(A part.) Qu'est-ce qu'ils vont me faire ?
CARTOUCHEJe ne vous fais pas enlever ces cordes tout de suite, parce que ce serait imprudent d'enlever tout à la fois. Vous pourriez vous enrhumer.
FOLLENTINVous êtes bien aimable !
CARTOUCHE(à Madame Mandrin.) Mais, chère Madame, vous étiez en train de chanter quand nous sommes entrés. J'espère que ce n'est qu'un plaisir interrompu et que nous aurons la bonne fortune…
TOUTES LES DAMESOh ! oui ! Oh ! oui ! chère Madame !
MADAME MANDRINC'est que ce soir, je suis un peu enrouée.
MADAME CARTOUCHEOh ! vous êtes trop modeste.
UNE DAMEVous n'avez jamais été plus en voix.
TOUTES LES DAMESOh ! oui ! Certes ! Jamais plus !
CARTOUCHEAllons ! un fauteuil !
FOLLENTINVous me comblez.
UNE DAMEUn programme, Monsieur !
(Madame Cartouche se remet au clavecin et accompagne Madame Mandrin qui chante une romance du temps.)TOUS (applaudissant.)Bravo ! Charmant !
CARTOUCHE(à Follentin.) Eh ! bien, vous n'applaudissez pas ?
FOLLENTIN(ficelé et ne pouvant bouger les bras.) Si ! Si ! Bravo ! Bravo !
CARTOUCHEDe qui est donc cet air charmant ?
MADAME MANDRINMais de Lulli !
CARTOUCHEAh ! ce Lulli !… plein de talent…
(A Follentin.) Vous le connaissez ?
FOLLENTINLulli !… Oui !… Comment donc ! Mounet-Lully !
CARTOUCHEC'est possible !… Je ne sais pas son petit nom ! Un valet de pied entrant du fond.
LE VALETLe souper est servi !
MADAME CARTOUCHEMesdames, choisissez vos cavaliers !… Si vous voulez passer dans la salle à manger, le souper est servi !
(A Follentin.) Voulez-vous m'offrir votre bras, monsieur ?…
FOLLENTINComment donc !…
(Il offre son coude.) Seulement, Madame, ne marchons pas trop vite, parce que j'ai un peu de peine à avancer.
CARTOUCHE(très aimable.) Un peu d'ankylose, peut-être ?
FOLLENTINUn peu d'ankylose !
(Pendant ce qui précède, à l'extérieur, un brigand est venu apporter une carte et parler à un autre brigand qui est resté depuis l'entrée de la bande à monter la garde ;)LE BRIGAND(qui monte la garde. ) C'est bien. Attendez ! Je vais porter la carte au chef !
( Il entre dans la grotte.)CARTOUCHEQu'est ce que c'est ?
LE BRIGANDC'est un gentilhomme qui vous demande audience.
CARTOUCHEQuel gentilhomme ?
LE BRIGANDVoici sa carte !
CARTOUCHE (LISANT.)"Le Prince Gabriel de Morteval de Villemar, lieutenant de brigands du XXe siècle ! " Un confrère ! … Faites entrer !
(Le Brigand fait un signe à celui qui est resté à gauche, qui lui-même fait signe à la cantonade au fond. Gabriel paraît au fond à droite sur les rochers qui dominent la grotte, il descend en scène. Costume de gommeux, XXe siècle. Très chic, chapeau huit-reflets, gardénia, habit monocle ; les yeux bandés comme un parlementaire.)LE BRIGAND(faisant le factionnaire.) Par ici !…
(Il introduit Gabriel dans la grotte.)