Acte I - Scène première


(Ier Tableau La Place Saint-Germain l'Auxerrois à Paris sous Charles IX Au fond la Seine avec, au loin, la vue de la rive gauche. A gauche, au fond, en deça de la Seine, l'église Saint-Germain l'Auxerrois - du même côté et séparée de l'Église par une ruelle, l'Hôtel1erie de La Hurière et l'enseigne A LA BELLE ETOILE, avec chambres praticables au rez- de-chaussée et au premier étage. Sur la gauche un escalier en colimaçon relie le rez-de-chaussée au premier. A droite, au fond, le Louvre avec les fenêtres éclairées. Au premier plan, même côté, séparée du Louvre par une rue, une maison. Il est dix heures du soir, le rez-de-chaussée de l'hôtellerie est éclairé. Au dehors, la Place Saint-Germain l'Auxerrois est éclairée par la lune.)


(Au lever du rideau LA HURIÈRE, sur le pas de sa porte, discute mystérieusement avec UN HOMME enveloppé d'un manteau sombre.)

LES QUATRE FILLES(dans l'hôtellerie, très en sourdine.)
Quelque chose se mijote Qui ne nous paraît pas clair ! On murmure, l'on chuchote, Ça sent la fièvre dans l'air !

LA HURIÈRE(qui a pris congé de l'individu, à ses filles : )
Allons, mes enfants, c'est l'heure Où toute fille mineure Dort depuis longtemps déjà.

LES QUATRE FILLES
Oui, papa ! oui, papa ! (Elles allument leurs flambeaux.)

LA HURIÈRE
Vous avez de la lumière, Baisez votre petit père, Et oust ! plus vite que ça !

LES QUATRE FILLES
Oui, papa ! Oui, papa ! (Elles vont embrasser leur père.)

LES QUATRE FILLES(parlé sur la musique.)
Bonsoir, papa ! Bonsoir, papa !

LA HURIÈRE(id. les embrassant.)
Bonsoir, bonsoir, mes enfants !… Allez ! Allez !

LES QUATRE FILLES(chanté au moment de partir)
Quelque chose se mijote.Qui ne nous paraît pas clair, On murmure, l'on chochotte, Ça sent la fièvre dans l'air ! (Elles sortent, La Hurière, à son comptoir, prend un casque qu'il fourbit, pendant ce qui suit. La musique continue en sourdine.)

FOLLENTIN(débouchant dans la rue, suivi de Madame Follentin et de Marthe, dans leurs costumes du premier acte, Follentin en chapeau haut de forme et redingote, sa femme et sa fille en tenue de ville)
Venez par ici, mes enfants !

MADAME FOLLENTIN
C'est pas pour dire, mais les rues sont bien mal éclairées.

FOLLENTIN
Qu'est-ce que tu veux ? C'est l'époque qui veut ça !

MARTHE
Voyons, Maman, tu ne t'attendais pas à trouver l'électricité sous Charles IX !

MADAME FOLLENTIN(pincée)
. Evidemment, petite ! Pas d'électricité !… Mais le gaz !

MARTHE
Oh ! papa ! Qu'est-ce que c'est que ces ombres qui viennent de ce côté !

FOLLENTIN
Hein ? Quoi ? Où ?

MARTHE
Là ! Là !

FOLLENTIN
Mais je ne sais pas ! Quoi ! C'est des gens de l'époque, il n'y avait pas que nous sous Charles IX.

MADAME FOLLENTIN
Viens, viens ! Je ne suis pas rassurée !

FOLLENTIN
Ah ! là ! Mon Dieu ! (Ils se dissimulent comme ils peuvent contre les maisons de droite. Paraissent de divers côté des Conjurés, enveloppés de leurs manteaux ; s'apercevant mutuellement ils reculent instinctivement.)

PREMIERS CONJURÉS
Ah !

DEUXIÈMES CONJURÉS
Ah !

LES FOLLENTIN(parlé)
. Qu'est-ce que c'est que ça ?

PREMIERS CONJURÉS(chanté)
. Qui va là ?

DEUXIÈMES CONJURÉS
Qui va, vous autres ?

PREMIERS CONJURÉS
Bidecart !

DEUXIÈMES CONJURÉS
Vadeguin !

PREMIERS CONJURÉS
Vadeguin !

DEUXIÈMES CONJURÉS
Bidecart !

FOLLENTIN(parlé)
. J'ai déjà entendu ces noms-là quelque part.

LES CONJURÉS(chanté)
. Parfait ! Ils sont des nôtres.(S'interrogeant entre eux)
Eh bien ! Eh bien !

UN CONJURÉ
Chut ! Rien ! Motus ! Silence ! Je vous dirai Mais par prudence, On pourrait nous entendre.

FOLLENTIN
Je te crois qu'on pourrait les entendre.

UN CONJURÉ
Parlons le langage chiffré.

MADAME FOLLENTIN
Ça doit être des francs-maçons. (Les conjurés redescendent.)

PREMIER CONJURÉ
Sept, neuf, trois cent quarante. Cent vingt neuf, huit, vingt deux mille, onze, un, cinq, neuf dix.

TOUS
Oh ! Oh !

PREMIERS CONJURÉS
Vingt-neuf, neuf, trente. Un, huit, deux, douze, un, sept… comme je vous l'dis.

TOUS
Cent-vingt-cinq, trois-cent-vingt.

PREMIERS CONJURÉS
Trois-cent-vingt-cinq, huit, trois.

TOUS
Cent-vingt-sept, huit, huit, huit ?

PREMIERS CONJURÉS
Huit, huit, huit, dix-neuf, trois.

TOUS
Cent-vingt, dix, onze, un.

PREMIERS CONJURÉS
Vingt-six, un, huit, cinq, treize. Dix-neuf, cent-quatre-vingt, Saint-Germain l'Auxerrois.

TOUS
Saint-Germain, Saint-Germain, Saint-Germain l'Auxerrois !

PREMIERS CONJURÉS
Cinq-cent-huit, quarante-huit, Saint-Germain l'Auxerrois ! (Ils remontent en sourdine explorer les ruelles adjacentes.)

FOLLENTIN(parlé)
. Cinq-cent-huit, zéro, trois, Saint-Germain l'Auxerrois.
@MADAME FOLLENTIN (ID.)
.
C'est le numéro du téléphone !

MARTHE
Mais non, maman, pas encore !

LES CONJURÉS (redescendant vivement )(chanté)
Ah ! la patrouille, voici la patrouille ! Les conjurés. Que chaque bouche se verrouille, Pas d'impair, N'ayons pas l'air. (Ils ont tiré chacun leur bilboquet de leur poche et se disposent à en jouer.)

FOLLENTIN
Oh ! j'y suis, c'est le club des Bilboquets.

MADAME FOLLENTIN(qui a mal entendu.)
Des pick-poquets ?

FOLLENTIN
Bil ! Bilboquets !

MARTHE
Mais oui, mère, c'est le jeu qu'on vient d'inventer pour Henri III… plus tard.

MADAME FOLLENTIN
Ah ! j'ai eu une émotion ! (Les Conjurés voyant entrer la patrouille se mettent à jouer au bilboquet tout en sifflotant entre leurs dents l'air du langage chiffré. Passe la patrouille, torches en mains.)

FOLLENTIN(pendant que les autres sifflotent. )
Eh ! bien, tiens ! tu es servie à souhait.

MARTHE
Toi qui te plaignais qu'on ne voyait pas clair dans les rues.

FOLLENTIN
Patrouille du temps, ma chère ! Crois-tu que ça en a, un caractère ! (Sortie de la patrouille.)

MADAME FOLLENTIN
Oui, mais on ne peut pas dire qu'elle éclaire longtemps.

FOLLENTIN
Ah ! Tu n'es jamais contente ! (Les conjurés qui, tout en sifflotant, sont remontés pour s'assurer que la patrouille est bien partie, redescendent.)

FOLLENTIN(parlé sur la musique.)
Je vous demande pardon, si nous sommes là en badauds ; je vous écoutais tout à l'heure.

PREMIERS CONJURÉS(terribles.)
Vous nous écoutiez ?

LES FOLLENTIN
Hein !

DEUXIÈMES CONJURÉS
Vous nous épiez !

FOLLENTIN
Moi ?

MARTHE ET SA MÈRE
Nous ?

PREMIERS CONJURÉS(marchant sur eux.)
Cinq, vingt-huit, neuf, douze.
@DEUXIÈMES CONJURÉS (ID.)
.
Un, trois, deux, zéro, trente.

MADAME ET MADEMOISELLE FOLLENTIN(enserrées entre eux)
. Papa, Adolphe, ne nous quitte pas.

TOUS LES CONJURÉS
Trois-cent-sept, neuf, huit, sept, un, deux trois, zéro, vingt.

FOLLENTIN
Je vous assure, Messieurs.

TOUS LES CONJURÉS
Six, huit, sept, un, deux, trois, dix-neuf, cent-huit, quarante quat' quat' quat' un, sept, huit, dix- neuf, cent, trente et un.

PREMIERS CONJURÉS
Couic !

DEUXIÈMES CONJURÉS
Couic !

PREMIERS CONJURÉS
Et si vous répétez un seul mot de ce que vous avez entendu, vous êtes morts.

FOLLENTIN
Morts ?

TOUS
Morts !

MADAME FOLLENTIN ET MARTHE
Dieu !
(Comme précédemment, ils reprennent leur air siffloté et rentrent ainsi dans l'Hôtellerie où les accueille La Hurière qui les fait descendre dans une cave et disparaît avec eux.)

MADAME FOLLENTIN
Tu vois ! Tu vois ce que tu nous occasionnes.

FOLLENTIN
Laisse donc ! Quoi ! C'est ce qu'il y a d'amusant !

MARTHE
Mais oui, maman ! Ça nous change de la banalité du vingtième siècle.

FOLLENTIN
Regarde comme tout ça a du caractère autour de nous ! Ce que tu vois, là, c'est l'Église Saint- Germain-l'Auxerrois.

MARTHE
Et là, c'est le Louvre.

MADAME FOLLENTIN
Eh ! bien, je les connais !

FOLLENTIN
Evidemment, tu les connais, mais pas à cette époque-là !

MARTHE
Tu connais le Louvre avec des tableaux, comme quand nous y allons le dimanche.

FOLLENTIN
Mais songe qu'au lieu de tableaux, en ce moment-ci, il y a Charles IX, Catherine de Médicis, Henri de Navarre…

MARTHE
Qui sera Henri IV plus tard.

FOLLENTIN
Parfaitement, il n'en sait rien, mais il sera Henri IV plus tard. Marguerite de Navarre, tcétéra, tcétéra, tcétéra.

MADAME FOLLENTIN
Faut-il qu'il y ait du logement là-dedans.

MARTHE
Plutôt !

MADAME FOLLENTIN
C'est égal, je me sens très dépaysée, il n'y a pas à dire, Adolphe, quand on se trouve comme ça dans une autre époque, on ne connaît personne.

FOLLENTIN
Ah, bien ! c'est comme quand on voyage.

MARTHE
On fait des connaissances !

MADAME FOLLENTIN
Enfin, tu es content. C'est le principal.

FOLLENTIN
Si je suis content ! Je nage dans la joie ! A la bonne heure ! Voilà une époque ! Personne ne nous embête !… On est libre !

MADAME FOLLENTIN
Et la vie pour rien !

FOLLENTIN
Un poulet ; un écu ! Une sole…

MARTHE
Six sols.

FOLLENTIN
C'est étonnant.

MADAME FOLLENTIN
Mais, dis donc, nous n'allons pas coucher ici ?

MARTHE
Je ne sais pas, papa, si tu es comme moi, mais j'ai l'estomac dans les talons.

FOLLENTIN
Le fait est que nous avons dîné de très bonne heure. On dîne vraiment trop tôt à cette époque-ci ! Quelle heure est-il ? (Il tire sa montre)
. Quatre heures dix !

MADAME FOLLENTIN
Comment, quatre heures dix !

MARTHE
Mais, papa, tu as encore l'heure du 20e siècle.

FOLLENTIN
C'est vrai ! Je ne me suis pas réglé sur l'époque ! Je vois qu'on avance sur 1905 ! Venez, mes enfants !(Un passant passe à gauche)
.

MARTHE
Ah ! voilà quelqu'un.

FOLLENTIN
Attends ! Je vais lui parler… comme on parle aujourd'hui… (Au passant)
. Holà ! messire !… Vous n'auriez pas l'heure sur vous !

LE PASSANT (riant.)
Ma foi, non, mon gentilhomme ! Je n'ai pas l'habitude de sortir avec mon sablier !… mais voici qui vous renseignera.

LE CRIEUR (passant au fond, de droite à gauche.)
Il est dix heures !… tout est tranquille !… Parisiens, dormez !

FOLLENTIN
Il est dix heures !… merci, Messire.

LE PASSANT
Dieu vous garde ; mon gentilhomme.

FOLLENTIN
J'ai bien l'honneur de vous saluer. (Le passant sort par la droite.)

LE CRIEUR(reprenant)
. Il est dix heures !

FOLLENTIN
Dites donc ! mon ami ! Vous allez bien ?

LE CRIEUR (descendant.)
Mais pas mal, mon gentilhomme, je vous rends grâce.

FOLLENTIN
Hein ? Ah ! non ! Je vous disais - notez que je suis très content d'avoir de bonnes nouvelles de votre santé - mais je vous demandais… si vous alliez bien comme heure ?

LE CRIEUR
Toujours, mon gentilhomme ! C'est moi qui la règle.

FOLLENTIN
Ah ! bon ! bon ! A ce moment vient au fond un seigneur entre quatre valets portant des torches à la main et des mousquets sur l'épaule.

MADAME FOLLENTIN
Mon Dieu ! Quel est cet homme entre ces gens armés ?

MARTHE
C'est un prisonnier ?

LE CRIEUR
Ah ! non, ma belle demoiselle, c'est un seigneur qui rentre tranquillement chez lui. Le seigneur et les valets rentrent dans la maison de droite.

FOLLENTIN
Mais… ces hommes armés ?

LE CRIEUR
Simple précaution d'usage. A pareille heure, les rues ne sont pas sûres.

MARTHE
Les rues ne sont pas sûres ?

MADAME FOLLENTIN
Pas sûres ! Tu vois, Adolphe, ce que je te disais.

FOLLENTIN
Mais n'aie donc pas peur ! Des gens du seizième siècle ne peuvent pas assassiner des gens du vingtième.

MARTHE
Mai oui, ça ne concorderait pas.

FOLLENTIN (AU CRIEUR.)
Merci, mon ami. (Il lui donne vingt sous.)

LE CRIEUR (regardant la pièce à la lueur de l'auberge.)
Napoléon III ! Qu'est-ce que c'est que ça ? Une médaille ?

FOLLENTIN
Comment ? C'est vingt sous !

MARTHE
Vingt sols !

LE CRIEUR
Mais ça n'a pas cours ! On ne me la prendra pas ! Enfin, merci toujours, mon gentilhomme ! Et Dieu vous garde !

FOLLENTIN
Merci, mon ami !

LE CRIEUR (remontant.)
Il est dix-heures…

FOLLENTIN
Il est donc toujours dix heures ! Il y a dix minutes que nous causons et il est encore dix heures.

LE CRIEUR (disparaissant par le fond à droite.)
Tout est tranquille !… Parisiens…(La voix se perd dans l'éloignement)
.

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