ACTE III - SCENE III



UN CAPORAL, LES SOLDATS, COCOTTES ET GIGOLOS, puis LE LIEUTENANT, L'AUBERGISTE, CHATEL-TARRAUT.

LE CAPORAL
(entrant avec des hommes en tenue de campagne. )
Halte, front !… Sur le numéro quatre, à trois pas, ouvrez !… repos !

PREMIERE COCOTTE
C'est idiot de nous faire lever à l'heure où l'on se couche.

DEUXIEME COCOTTE
Et dire qu'on ne verra même pas le départ.

PREMIER GIGOLO
Ce qui est intéressant, c'est le virage ! Le départ, ça ne compte pas !

DEUXIEME GIGOLO
Tandis qu'ici, ça va barder.

L'AUBERGISTE
Si ces messieurs et dames veulent des chaises ?…

DEUXIEME COCOTTE
Et dire qu'on verra bien mieux le circuit, ce soir, au cinématographe du Jardin de Paris.

PREMIERE COCOTTE
En attendant, si on se faisait servir du café au lait. Ça serait autant de pris; pas, soldat ?

LE CAPORAL
Ah ! vous avez de la chance. Nous, avec ce sacré turbin, on ne sait pas quand on croûtera.

PREMIERE COCOTTE
Vous n'avez pas croûté ?

DEUXIEME COCOTTE
Vous n'avez pas croûté ?…

LE CAPORAL
On n'a pas croûté !

DEUXIEME COCOTTE
Ils n'ont pas croûté.

PREMIER GIGOLO
Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse.

PREMIERE COCOTTE
Aubergiste ! A boire et à manger pour tous ces hommes.

DEUXIEME COCOTTE
C'est monsieur qui paie.

PREMIER GIGOLO
Charmant !

L'AUBERGISTE
Bien, madame.

LE CAPORAL
Camarades, un ban pour ces messieurs et dames.

LES SOLDATS
Pan, pan, pan, pan, pan (ter)
. Hip, hip, hip, hurrah !

CHATEL-TARRAUT
(arrivant suivi de l'adjoint et du garde champêtre. )
Ah! soldats, vraiment!… (Au garde champêtre et à l'adjoint.)
Saluez, messieurs, on nous acclame ! (Aux soldats.)
Croyez que le Conseil Municipal de Ker-Kerzoec, dont nous sommes l'émanation la plus haute…

LE CAPORAL
Qu'est-ce qu'il a, celui-là ?

CHATEL-TARRAUT
Une pareille ovation !…

PREMIER GIGOLO
Non, monsieur. C'est pour ces dames !

CHATEL-TARRAUT
Ah ! pardon ! (A part.)
Ça m'étonnait aussi. (A ses deux suivants.)
Recoiffez-vous, messieurs ! Ça n'est pas pour nous !

LE GARDE CHAMPETRE
Alors, on s'en retourne ?

CHATEL-TARRAUT
Non, garde champêtre! Nous représentons la commune de Ker-Kerzoec dans cette fête républicaine; quelque répugnance qu'y puisse trouver notre âme légitimiste. C'est encore servir notre Roi que le faire avec dignité et condescendance.

LE GARDE CHAMPETRE
C'est qu'il y a ma vache qui est en train de vêler.

CHATEL-TARRAUT
Eh bien ! elle vêlera sans vous ! Vous n'êtes pas sage-femme! la nature a fait les choses de telle sorte qu'une vache, pour vêler, peut se passer de garde champêtre! Notre devoir est ici.

LE GARDE CHAMPETRE
Oui, monsieur le Maire !

CHATEL-TARRAUT
Voyez, j'ai ceint l'écharpe tricolore. Croyez qu'il m'en coûte.
(Il montre son écharpe qui est complètement passée de couleur.)

LE GARDE CHAMPETRE
Tricolore? elle est plutôt blanche!

CHATEL-TARRAUT
Tais-toi ! Je l'ai tellement fait déteindre… qu'aujourd'hui, elle me donne des illusions!… (A l'adjoint.)
Venez, l'adjoint! (L'adjoint le regarde.)
Ah ! c'est juste !
(Il lui fait des signes en alphabet muet. L'adjoint répond en signes.)

CHATEL-TARRAUT
Voilà! (Au garde champêtre.)
Pourquoi faut-il que la plus belle intelligence du pays soit précisément sourde et muette ?… Je suis obligé de lui parler muet, et en patois breton! on ne s'imagine pas ce que c'est difficile à parler le muet breton. (L'adjoint lui dit quelques mots par gestes.)
Oui, mon vieux ! (Regardant les soldats.)
Regardez-les nos petits soldats de France. Toujours les mêmes, esprits légers et cœurs contents. (Allant à eux.)
Soldats!
C'est au nom de la commune de Ker-Kerzoec que je vous souhaite la bienvenue ! Si vous êtes les soldats de. la République, vous êtes aussi des soldats de la France! Et c'est par là que vous nous êtes chers !

LE CAPORAL
Qu'est-ce qu'il a, ce pékin-là?

CHATEL-TARRAUT
Nous saluons en vous notre espoir de demain ! La force vive de la
Patrie, nos héros de toujours ! Vous que nous avons vus à Rocroy, à Fribourg à Nordlingen…

PREMIER SOLDAT
Moi?

CHATEL-TARRAUT
…voler de victoires en victoires.

LE CAPORAL
Dites donc, là, n'avez pas fini de faire le loustic ?

CHATEL-TARRAUT
Je ne vous parle pas, monsieur !… Je parle à ces hommes.

LE CAPORAL
Oui. Eh bien ! moi, c'est moi que je vous parle; allez, rompez !

CHATEL-TARRAUT
Vous dites? Je suis le maire de Ker-Kerzoec.

LE CAPORAL
M'en fous. Je vous ai dit de "romper". Rompez!

CHATEL-TARRAUT
Vous avez dit "je m'en fous" ?

LE CAPORAL
Silence !

CHATEL-TARRAUT
Je me tais, mais parce que j'ai fini.

LE GARDE CHAMPETRE
Ah! Un officier, là-bas.

CHATEL-TARRAUT
Eh bien ! il arrive bien… Nous allons un peu voir. Quel grade ? Quel grade ?

LE GARDE CHAMPETRE
C'est… c'est un officier.

CHATEL-TARRAUT
(fixant son monocle. )
Officier!… Officier! C'est pas un grade. Allons bon!… mon verre, j'ai perdu mon verre

LE GARDE CHAMPETRE
Votre verre !

CHATEL-TARRAUT
Le verre de mon monocle ! Cré nom d'un chien ! je l'avais à l'instant ! il ne doit pas être loin, cherchez, cherchez !
(Il tire sa jumelle de son étui et, après l'avoir mise à sa vue, il explore le terrain autour de lui avec sa lorgnette. LE GARDE CHAMPETRE cherche aussi et l'adjoint, ahuri, les regarde. Un lieutenant entre.)

LE LIEUTENANT
Caporal ! faites resserrer vos hommes ! nous sommes ici au virage le plus corsé ! Il y aura affluence de monde ! Ne laissez traverser personne, l'accès de cette porte est interdit à tous, sauf aux titulaires de cartes spéciales. Je vous rappelle que chacun est responsable des accidents ! (Au caporal.)
C'est compris ?

LE CAPORAL
Oui, mon lieutenant.

CHATEL-TARRAUT
C'est commode d'avoir perdu ses yeux pour essayer de les retrouver(Au garde-champêtre.)
Vous ne voyez rien ?

LE GARDE CHAMPETRE
Ah ! le voici.

CHATEL-TARRAUT
Où ça ? où ça ?

LE GARDE CHAMPETRE
Là, sous le talon de l'adjoint.

CHATEL-TARRAUT
Ah ! bougre d'idiot, va !… (Il pousse l'adjoint qui le regarde étonné.)
Vous ne voyez pas ce que vous avez fait ! Mon monocle, là !… en miettes !… On dirait du sucre en poudre. Ah ! c'est du propre !… ça me force à rentrer pour chercher mon autre monocle. Allez, venez ! Espèce d'adjoint, va !
(Il se cogne dans LE CAPORAL.)

LE CAPORAL
Faites donc attention, vous !

CHATEL-TARRAUT
Oh ! pardon. Les lorgnettes, c'est trompeur sur les distances; je ne vous croyais pas si près.

LE CAPORAL
Où allez-vous ?

CHATEL-TARRAUT
Je veux traverser. J'habite en face.

LE CAPORAL
On ne passe pas.

CHATEL-TARRAUT
Comment ?

LE CAPORAL
Défense de traverser pendant le circuit.

CHATEL-TARRAUT
Mais, puisqu'il n'est pas commencé.

LE CAPORAL
M'en fous !

CHATEL-TARRAUT
Mais, je suis le maire !… "M'en fous", il ne sait dire que ça. Ne restons pas ici, Messieurs. Allons voir plus loin, nous trouverons sûrement des gens plus courtois ! Passez, l'adjoint.

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