ACTE II - SCENE XVI



PHEDRE
ETIENNE

PHEDRE
Eh bien ! vous en avez un culot, vous !

ETIENNE
Patronne, je suis désolé, mais il y a dans la vie des circonstances qui créent des devoirs à un galant homme.
(Il tire son canif et retourne la poche de son pantalon.)

PHEDRE
Si vous croyez que c'est pour ça que je vous ai confié ma bague !

ETIENNE
Si vous me l'aviez confiée autrement que dans le cou.

PHEDRE
Eh! bien, qu'est-ce que vous faites?

ETIENNE
C'est par précaution ! Je fais un trou dans la poche de mon pantalon.

PHEDRE
Donner mes bijoux à votre femme !

ETIENNE
Je n'avais pas le choix !… Mais j'entends bien ne pas rester là-dessus. Votre bague représente une valeur, il suffit ! Combien vous dois-je ?

PHEDRE
Quoi ?

ETIENNE
Dites le prix!

PHEDRE
Eh ! qu'est-ce que tu me chantes avec ton prix ! Est-ce que je te demande de l'argent, à toi ? Tu es même de ceux à qui j'en donnerais.

ETIENNE
Ah ! pardon !…

PHEDRE
Comme si tu avais les moyens de me la rembourser, d'abord !

ETIENNE
Vous ne me connaissez pas. Ça me coûtera ce que ça me coûtera.

PHEDRE
Une bague de douze mille francs !

ETIENNE
Oh ! nom de Dieu !…

PHEDRE
Tu vois bien !

ETIENNE
Tant pis, je vous rembourserai… par mensualités.

PHEDRE
Tu es bête !… Mais reste donc ce que tu es : jeune ! beau ! sans le sou ! c'est ce qui fait ton charme, voyons.

ETIENNE
Oh ! pardon !… je ne peux pas accepter.

PHEDRE
Mais qui te parle de ça ! Est-ce que je te dis : "je t'offre la bague? " Non! je le sais bien que tu ne peux pas accepter.

ETIENNE
Eh! bien, alors…

PHEDRE
Eh! bien, alors… On ne peut arranger ça que par un échange… On fait comme les nègres. Donne-moi d'quoi que t'as, je te donnerai d'quoi qu'j'ai.

ETIENNE
Ah !

PHEDRE
Mais oui, quand un blanc fait une affaire avec un nègre, il lui demande de l'or, de l'ivoire, du café… Et qu'est-ce qu'il lui offre en échange, de la verroterie, des boîtes à musique.

ETIENNE
Oui. Il le f… dedans.

PHEDRE
Oui, s'il peut.

ETIENNE
Oui… Eh! bien, écoutez, patronne, une pierre en vaut une autre, n'est-ce pas ! J'ai une vieille topaze qui me vient de ma mère…

PHEDRE
Oui, tu peux la garder.

ETIENNE
Mais quoi, alors quoi ? Je ne vois pas, moi.

PHEDRE
Tu ne vois pas?… tu ne vois pas ce que je veux, c'est une compensation.

ETIENNE
Mais oui, voilà !… c'est pour ça que ma topaze…

PHEDRE
Eh ! ta topaze…

ETIENNE
Elle est belle, vous savez.

PHEDRE
(haussant les épaules. )
Ben, oui.

ETIENNE
Toute jaune, et grosse!

PHEDRE
Mais quand elle serait grosse comme ta tête…

ETIENNE
Non. Elle n'est pas aussi grosse.

PHEDRE
…Ça me serait égal, C'est ta tête que je veux, comme dans Salomé.

ETIENNE
Ah !…

PHEDRE
Ce que je veux, c'est un peu de l'amour de l'homme que j'aime… C'est toi, c'est ton physique, c'est ta moustache, c'est tes bras musclés. Voilà ma compensation !

ETIENNE
Il est évident que si vous trouvez que c'est une compensation !

PHEDRE
Et regarde alors comme ça s'arrange : tu n'as plus de scrupules à avoir, tu n'es plus un homme qui accepte un cadeau d'une femme !

ETIENNE
Non ?

PHEDRE
Mais non, entre deux amants, tout est commun, on n'est plus… à deux qu'un seul
(être.)

ETIENNE
Ce qui me plaît là-dedans, c'est que ça n'est plus une situation louche.

PHEDRE
La situation est devenue tout à fait nette.

ETIENNE
Oui, seulement, voilà! Il y a ma femme!

PHEDRE
Ah ! laisse-nous tranquilles avec ta femme ! elle a ma bague.

ETIENNE
Oui, ça c'est vrai. Mais elle a l'œil. Si elle apprend, si elle nous pince!…

PHEDRE
(faisant jouer le truc de la porte. )
Si elle nous pince ? Eh ! bien qu'elle vienne donc nous pincer là-dedans.

ETIENNE
Ah ! qu'est-ce que c'est que ça ?

PHEDRE
Entre ! Tu verras bien !

ETIENNE
Oh ! que c'est noir !

PHEDRE
(prenant une lampe sur le piano. )
N'aie pas peur, va, je suis là.

ETIENNE
Patronne, on peut venir, c'est dangereux.

PHEDRE
Assez ! allume une allumette.

ETIENNE
(cherchant une boîte. )
Oui, mais patronne, ça serait terrible !

PHEDRE
Quoi donc ?… Dépêche-toi !

ETIENNE
(allumant. )
Ça serait terrible !

PHEDRE
Quoi ?

ETIENNE
Ça serait terrible, si c'était une oubliette.

PHEDRE
Oh !
(Ils entrent. La porte se referme après eux.)

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024