ACTE III - SCENE I


PREMIER TABLEAU
La scène représente un carrefour dans un village de Bretagne. La rue, qui traverse parallèlement à la rampe, est bordée de palissades. A droite, premier plan, l'amorce d'une maison dont on voit les fenêtres. La porte d'entrée donnant sur la rue du fond.
A gauche, une auberge.
Au lever du rideau, c'est le petit jour.
La scène est vide, on entend au loin un coq chanter. Soudain, la fenêtre du rez-de-chaussée s'ouvre brusquement. Gabrielle paraît en négligé.


GABRIELLE
RUDEBEUF, puis L'AUBERGISTE, puis MADAME GROBOIS.

GABRIELLE
(se débattant contre RUDEBEUF. )
Voulez-vous me laisser ! Voulez-vous me laisser !

RUDEBEUF
Ah ! Non ! par exemple ! Ah, non ! par exemple !

GABRIELLE
Voulez-vous me laisser !

RUDEBEUF
Je veux bien être ridicule, mais à ce point-là, non !

GABRIELLE
Au secours ! Au secours !

RUDEBEUF
Mais taisez-vous donc ! Vous allez ameuter le village !

GABRIELLE
Un pas de plus, et je me jette par la fenêtre.

RUDEBEUF
Allons ! voyons ! C'est de la folie ! Voulez-vous rentrer.

GABRIELLE
(lui envoyant une poussée. )
Ah ! C'est vous qui l'aurez voulu !
(Elle saute par la fenêtre.)

RUDEBEUF
(sautant à sa suite. )
Gabrielle ! Gabrielle ! Mais c'est de l'aberration.

GABRIELLE
Au secours ! Au secours ! au satyre !

RUDEBEUF
Elle est folle ! Elle est complètement folle !

MADAME GROBOIS
(paraissant à la fenêtre du premier. )
Ah çà! mais qu'est-ce qu'il y a ?
Qui est-ce qui crie comme ça ?

GABRIELLE
Ma tante, viens à. mon secours !

MADAME GROBOIS
Gabrielle ! Mais veux-tu bien rentrer, tu vas attraper froid.

GABRIELLE
Je me suis jetée par la fenêtre!

MADAME GROBOIS
Ah! Malheureuse enfant! Tu n'es pas blessée?

RUDEBEUF
Oh! d'un rez-de-chaussée.

GABRIELLE
C'est monsieur Rudebeuf qui veut me violenter.

MADAME GROBOIS
Hein, lui! Vous, et en pleine place publique. Mais c'est monstrueux!
C'est un attentat à la pudeur!

RUDEBEUF
Mais il n'y a pas d'attentat! C'est Madame qui s'amuse à faire tout ce scandale!

MADAME GROBOIS
Attendez un peu que je descende. Je passe un jupon et j'arrive. Vous n'avez pas honte, monsieur! Rentre, ma chérie.
(Elle referme sa fenêtre.)

RUDEBEUF
Je vous en prie, Gabrielle, écoutez votre sage femme de tante! Rentrez!

GABRIELLE
Je rentrerai si vous ne me suivez pas.

RUDEBEUF
Mais, nom d'une pipe! Vous ne pouvez pourtant pas exiger que je passe ma journée dehors dans cet accoutrement!

GABRIELLE
Je ne veux pas d'un satyre avec moi.

RUDEBEUF
C'est insensé ! Mais enfin, qu'est-ce que je vous ai fait ? Parce que j'ai voulu être aimable ?

GABRIELLE
Vous appelez ça "être aimable" ?

RUDEBEUF
Vous ne pouvez pas dire que je n'y ai pas mis du mien ! Hier au soir, vous avez voulu que nous fissions chambre à part ! C'était ridicule, mais enfin je me suis incliné, je me suis dit : "C'est une femme qui n'est pas pour les transitions brusques ! remettons à demain ! " J'ai passé une nuit blanche à penser : "Elle est là à côté de moi ! elle m'appartient et je ne l'ai pas ! "
Et ce matin, fou d'amour, estimant ne venir réclamer que ce qui était tacitement convenu entre nous, j'entre dans votre chambre… et voilà ce que vous faites !

GABRIELLE
Je vous ai promis quelque chose, moi ?

RUDEBEUF
Pourquoi m'avez-vous dit : "Enlevez-moi ? "

GABRIELLE
C'était pour moi ! Ce n'était pas pour vous !

RUDEBEUF
Mais, tonnerre de nom d'un chien ! On ne se paye pas la tête des gens comme ça ! Il y a des usages. Quand on dit à un monsieur : "Enlevez-moi", ça veut dire que… que… enfin, ça veut dire ça ! J'en appelle à tous les hommes !

GABRIELLE
Ah ! bien ! c'est ça qui m'est égal !

RUDEBEUF
Oui, mais pas à moi ! Je suis volé, moi ! Je suis volé !

MADAME GROBOIS
Alors, monsieur, quoi ? Vous cherchez à compromettre ma nièce ?
Tiens, prends ça. (Elle tend à GABRIELLE un châle.)

RUDEBEUF
Ah ! celle-là, par exemple !

GABRIELLE
Dites donc le contraire ! Vous vous êtes permis, sans même frapper à la porte, de faire irruption dans ma chambre et vous avez osé me demander…

RUDEBEUF
Dame !

MADAME GROBOIS
Quelle horreur !

RUDEBEUF
Mais, nom d'un petit bonhomme, je ne comprends plus, moi !… alors, je suis devenu idiot !…

GABRIELLE
Ça, c'est votre affaire.

RUDEBEUF
Pourquoi m'avez-vous dit de vous enlever, alors?

MADAME GROBOIS
Eh ! bien, après ?

RUDEBEUF
Enfin, il me semble que…

MADAME GROBOIS
Alors quoi ! "Enlevez-moi" ça veut dire : "Allez-y. Prenez-moi ! On marche ?…"

RUDEBEUF
Ben !…

GABRIELLE
Oh !

MADAME GROBOIS
Mais quelles sont ces mœurs, Dieu bon ! Ah ! J'ai connu beaucoup de ces messieurs dans ma vie… Tous, plus ou moins ont souhaité, certes !… mais ils y mettaient des formes !… ils ne dragonnaient pas !… Avant, on jetait des bases ! on causait ! on savait sur quel pied on marchait !

RUDEBEUF
Hein !

MADAME GROBOIS
Vous trouvez ça peut-être élégant d'exploiter, au profit de vos petites satisfactions personnelles, le coup de tête… irréfléchi de cette enfant ? Mais avez-vous songé à la responsabilité que vous avez assumée en y prêtant les mains ?

RUDEBEUF
Moi !

MADAME GROBOIS
Car, enfin, ma nièce a un mari !… Avez-vous réfléchi à tout ce qui va résulter de cette folle équipée, le scandale, le divorce. C'est la femme déchue ! déclassée (Elle l'embrasse.)
Avez-vous songé à tout ça, monsieur ?…

RUDEBEUF
Ecoutez, madame, ce n'est ni le lieu, ni la tenue pour discuter une chose pareille ! La matinée est fraîche…

MADAME GROBOIS
Ma nièce a son petit châle.

RUDEBEUF
Oui, mais moi je n'en ai pas.

MADAME GROBOIS
Et vous voudriez comme ça, sans base, sans assise, sans même une conversation cordiale avec moi, que cette enfant aille de but en blanc… Ah, çà! Monsieur, nous prenez-vous pour des cocottes?

RUDEBEUF
Mais jamais je n'ai dit…

MADAME GROBOIS
Ma nièce ne rentrera avec vous dans cette chambre que lorsque nous connaîtrons vos intentions.

GABRIELLE
Mais, ma tante, la question n'est pas là.

MADAME GROBOIS
Toute la question est là, au contraire ! Il n'y en a pas d'autre ! Es-tu la femme déchue ? Oui ! Eh bien ! tais-toi, on te doit une réparation.

GABRIELLE
Oh ! ce n'est pas une situation que je cherche.

RUDEBEUF
Mais alors, quoi ?…

GABRIELLE
Je veux me venger de mon mari.

RUDEBEUF
Mais, sapristi ! C'est ce que je vous propose !

GABRIELLE
Ah ! oui, mais pas comme ça.

MADAME GROBOIS
Absolument ! Venge-toi, je le comprends, mais, du moins, pas pour des prunes.

RUDEBEUF
Eh! bien, oui! bien, oui! Nous causerons de tout cela: mais pas ici, je vous en supplie.
(On entend, lointaine encore, une sonnerie de clairon.)

RUDEBEUF
Tenez ! Voilà le clairon ! Les soldats vont venir, on les aligne pour le circuit !

GABRIELLE
Ah ! c'est ça qui m'est égal.

RUDEBEUF
Et puis, je suis gelé.

MADAME GROBOIS
Quand on est vraiment amoureux, on a chaud.

RUDEBEUF
Ah !

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