ACTE I - SCENE IV
RUDEBEUF
GABRIELLE.
RUDEBEUF
Vous ne me reconnaissez pas, mademoiselle ?
GABRIELLE
Si. N'est-ce pas vous qui êtes venu hier et qui m'avez acheté des lunettes ?
RUDEBEUF
Mon Dieu ! Il me semble…
GABRIELLE
Vous en êtes content ?
RUDEBEUF
Je suis furieux.
GABRIELLE
Voulez-vous une autre paire ?
RUDEBEUF
Ne vous payez pas ma tête. Je me moque des lunettes. Vous savez, très bien pourquoi je suis furieux.
GABRIELLE
Non.
RUDEBEUF
J'ai voulu vous glisser un billet, vous avez eu l'air de ne rien voir.
GABRIELLE
Non, et puis, quoi ! Vous débarquez. Je vous vois hier pour la première fois !…
RUDEBEUF
Il y a huit jours que je passe devant votre magasin, et qu'à travers la vitrine, je vous regarde.
GABRIELLE
Ça vous amuse ?
RUDEBEUF
C'est vous que ça amuse. Oh ! Je sais bien. Je dois avoir une dégaine, comme ça, en panne, à vous contempler derrière votre étalage de phares et de châssis. Et vous vous fichez de moi, hein ?… Dieu ! que vous êtes jolie !
GABRIELLE
Ne m'approchez pas tant que ça !
RUDEBEUF
Un Greuze ! Avec ce petit tablier et ce ruban, vous avez l'air d'un Greuze.
(Entre JOURDAIN.)
GABRIELLE
Prenez garde ! Faites semblant de m'acheter quelque chose.
RUDEBEUF
Des lunettes ?
GABRIELLE
Non, un manteau de tussor.
JOURDAIN
Mme Grosbois est occupée dans l'atelier. Elle vous demande quelques minutes.
RUDEBEUF
Merci !… (A GABRIELLE.)
Je voudrais avoir un manteau de tussor, mademoiselle.
GABRIELLE
Je vais vous prendre mesure, monsieur. C'est quatre-vingts francs.
(Sort JOURDAIN.)
RUDEBEUF
Vous êtes exquise et ça n'est pas cher.
GABRIELLE
Quatre-vingt-quinze francs ! Levez le bras ! (Elle prend mesure. RUDEBEUF l'enlace avec le bras resté libre.)
Ne me touchez pas la taille.
RUDEBEUF
Il y a huit jours que je veux entrer chez vous et que je me retiens.
(Même jeu.)
GABRIELLE
Levez les deux bras !… De quoi disiez-vous que j'avais l'air ?
RUDEBEUF
D'un Greuze. Je me disais : si j'entre…
GABRIELLE
Greuze ! Qui est-ce ?
RUDEBEUF
Greuze, peintre français, né en 1725.
GABRIELLE
Eh ! ben, vrai !
RUDEBEUF
Si j'entre…
GABRIELLE
Très long le manteau, et des boutons de nacre ?
RUDEBEUF
…Oui ! Si je lui parle, si elle me sourit, je vais pincer un béguin fou pour cette petite.
GABRIELLE
Des boutons de nacre et très long, c'est vingt francs de plus.
RUDEBEUF
Et je l'ai pris, le béguin. Ça y est? Vous êtes adorable.
GABRIELLE
Laissez les deux bras levés.
RUDEBEUF
J'en ai eu des femmes à Paris ! les plus célèbres, celles qui sont consacrées, dont la beauté est inattaquable, et que nos pères admiraient déjà. Eh bien ! il n'y en a pas une qui vous arrive à la cheville !
GABRIELLE
Vous pouvez laisser tomber les bras, c'est fait. Où faudra-l-il vous envoyer le manteau ?
RUDEBEUF
Aussi, je n'irai pas par quatre chemins…
GABRIELLE
Où faut-il vous envoyer le manteau ?
RUDEBEUF
Où vous voudrez. Ça m'est égal. Je n'irai pas par quatre chemins…
GABRIELLE
Vous payez d'avance. C'est l'habitude de la maison.
RUDEBEUF
Je suis très riche, et je vous aime. Combien vous dois-je ?
GABRIELLE
C'est cent soixante-quinze francs.
RUDEBEUF
Je vous aime, voilà deux cents francs. Et vous n'avez qu'un mot à dire, qu'un signe à faire…
GABRIELLE
Et voici vingt-cinq francs que je vous dois. (Avec une légère révérence.)
C'est pour avoir l'honneur de vous remercier. (MADAME GROBOIS entre.)
RUDEBEUF
(interloqué. )
Hein ?…
GABRIELLE
Voici ma tante.
MADAME GROBOIS
Je vous demande pardon, mais les clients affluent; c'est le mot, ils affluent. Mademoiselle Gabrielle, trois casquettes d'auto pour la princesse de Romorantin et un cache-poussière pour M. Pikins, le richissime Américain.
GABRIELLE
C'est vrai ?
MADAME GROBOIS
Ah ! là, là !
GABRIELLE
Trois casquettes et un cache-poussière. Bien.
(Elle sort.)