ACTE I - SCENE X



LES MEMES, RUDEBEUF.

RUDEBEUF
Mademoiselle Phèdre, mes hommages… Mon vieux… Madame, ces quelques fleurs… Ces quelques fleurs en attendant mieux.

ETIENNE
Tenez, les v'là vos fleurs !
(Il prend le bouquet et le lance derrière le comptoir.)

RUDEBEUF
Hein ?

MADAME GROBOIS
Etienne!… sortez!

ETIENNE
Car, c'est pas une raison, monsieur, parce qu'on est millionnaire pour s'imaginer qu'on peut acheter les consciences.

RUDEBEUF
Il est fou !… C'est un fou !…

ETIENNE
J'aimerais mieux être collignon… que c'est pourtant le dernier des métiers, plutôt que de conduire un de vos tacots sur le circuit.

PHEDRE
(bas à LE BRISON. )
Le circuit !… tu vois, j'en étais sûre !

ETIENNE
Car, regardez-moi, monsieur Rudebeuf, je suis le mécanicien Etienne… et je ne mange pas le pain complaisant de la débauche…

RUDEBEUF
Madame Grobois, je vous remercie, c'est charmant !… (A LE BRISON.)
Venez- vous à Armenonville, cher ami ?

MADAME GROBOIS
Je vous supplie de rester, monsieur. Vous êtes chez moi. Etienne, sortez, ou je vous chasse.

ETIENNE
Si monsieur Rudebeuf a la frousse, qu'il s'en aille. C'est pas moi qui suis allé le chercher. T'as la frousse, dis, ma fille ?

PHEDRE
Fais-le rester. C'est très rigolo !

LE BRISON
Oui. (A RUDEBEUF.)
Ne te fâche pas. Assieds-toi, et souris.

RUDEBEUF
Tu crois ?

LE BRISON
Evidemment !

RUDEBEUF
Bon.
(Il s'assied et sourit.)

ETIENNE
Alors, comme ça, monsieur Rudebeuf, la môme vous allait? Vous vous disiez : "J'ai beau avoir une sale bobine !… J'ai beau avoir l'air d'un crétin!… j'ai de la galette, je vais me payer ça! "

LE BRISON
(bas, à RUDEBEUF. )
Souris plus naturellement.

RUDEBEUF
C'est pas commode.

ETIENNE
Un mécano !… que ça peut fiche ?… Contre un circuit, il sera trop heureux, le pauvre bougre, de me vendre sa môme. Ça aurait pu vous coûter cher, ce raisonnement-là. Moi, je ne vous en veux pas. C'est pas votre faute si vous ne connaissez pas l'ouvrier. L'auto Rudebeuf !… C'est bien votre nom, vous n'y êtes pour rien; et tout le monde se fout de vous dans votre usine…

LE BRISON
(à PHEDRE. )
Je bois du lait!

PHEDRE
Tais-toi ! T'as passé l'âge. (A ETIENNE.)
C'est très bien, continuez.

ETIENNE
Ayez pas peur.

RUDEBEUF
(furieux. )
C'est très amusant ! C'est vraiment très amusant !

ETIENNE
Vous dites : c'est très amusant. Mais vous faites une grimace. Vous êtes encore plus laid.

RUDEBEUF
Ha ! ha !

ETIENNE
Et ça se comprend. Vous êtes pigé. Vous pensiez : l'ouvrier, c'est des larbins, c'est à vendre. Faut en rabattre. Exemple nous deux. Car non seulement on s'aime, nous deux, mais c'est ce qui va vous en boucher un coin, on s'est épousé !

MADAME GROSBOIS
Oui, c'est du propre!

ETIENNE
Assez ! la belle-mère. Et c'est une chance, voyez-vous, car on ne sait pas… J'aurais pu accepter de courir sur vot' voiture. Eh bien ! j'étais déshonoré, je perdais la course.

RUDEBEUF
Qu'est-ce que vous dites ?

LE BRISON
Souris !

RUDEBEUF
Ah ! tu m'embêtes !

ETIENNE
Car, y ne valent pas lourd, vos châssis, je m'y connais. Ils ne tiennent pas la route.
A preuve, l'an dernier, vot' circuit. Vous aviez le meilleur mécano. Eh bien ! c'est une machine Le
Brison qui vous a gratté !… Et comment ?

LE BRISON
Bravo !

PHEDRE
Tu l'engageras !

LE BRISON
Il est remarquable. (A RUDEBEUF.)
Souris !

RUDEBEUF
En voilà assez !

PHEDRE
(à ETIENNE. )
Continuez.

ETIENNE
D'ailleurs, regardez-la, votre chignolle. Elle est en deux, elle ne fait pas corps. Un virage en vitesse, on capoterait. Je ne tiens pas à me casser la figure. Je ne suis pas aussi moche que vous.

RUDEBEUF
J'aime mieux me retirer. (A LE BRISON.)
Toi, je t'enverrai mes témoins.

LE BRISON
Dépêche-toi. Je pars pour la Bretagne.

RUDEBEUF
Quant à vous, je ne suis pas méchant, mais renoncez à jamais à courir un circuit.
Vous vous êtes mis à dos Geoffroy Rudebeuf. Vous verrez de quel bois je me chauffe.

ETIENNE
Pardon, ma fille, tu oublies tes fleurs. (RUDEBEUF fait un geste pour les lui lancer à la figure.)
De quoi ?

RUDEBEUF
J'aime mieux me retirer.
(Il sort.)

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