ACTE II - SCENE III



LES MEMES, puis LE BRISON, puis MADAME GROBOIS, puis UN VALET, puis CHATEL-TARRAUT.

LE BRISON
Eh! bien, est-ce qu'on part?

GABRIELLE
Voilà!…

LE BRISON
(à ETIENNE. )
Et vous!… Vous allez au garage?

ETIENNE
Oui, patron! Quelque chose à revoir au moteur et après, on reboulotte la piste! Je veux arriver à la brûler en vingt minutes. Vous verrez ça demain.

LE BRISON
Bravo!

GABRIELLE
Eh! bien, non, tu es fou. C'est beaucoup trop vite.

ETIENNE
Hein?

GABRIELLE
Dites-lui, monsieur Le Brison, qu'il n'a pas besoin d'aller aussi vite. Il peut bien arriver premier plus lentement.

LE BRISON
Ma chère petite… pour arriver premier…

ETIENNE
(à JOURDAIN. )
T'entends ça?…

GABRIELLE
Je n'en dors plus!… Tous ces virages!… La fourche de Kergor surtout!… On devrait interdire des virages comme ça!

ETIENNE
Si c'est pas malheureux!… Mais c'est là-dessus qu'on table!

JOURDAIN
On prend la fourche les yeux fermés.

ETIENNE
Une trombe dans un angle aigu.

JOURDAIN
Comme ça!… V'là le bolide qui vient à droite… z z z…

ETIENNE
V'là le bolide qui repart à gauche… z z z…

GABRIELLE
Et patapoum!… poum!… pang!… vous flanquez tout en l'air!…

ETIENNE
Ah! ne dis pas ça!… Ça fiche la cerise!…

LE BRISON
Mais oui, voyons, ça ira très bien.

GABRIELLE
Enfin, je me suis occupée de toi… (Elle cherche dans son porte-monnaie.)
Une croix de Saint-André que je t'ai fait bénir par le cure. (La lui remettant.)
Tu l'attacheras demain autour du cou.

ETIENNE
Jamais!… Pas de ces blagues-là.

GABRIELLE
Oh ! le gosse !

ETIENNE
Autour du cou !… Comme un séminariste !…

GABRIELLE
Je suis sûre que ça te portera bonheur. N'est-ce pas, monsieur Le Brison?

LE BRISON
Si ça ne peut pas faire de bien, ça ne peut pas faire de mal.

ETIENNE
Oui, enfin… c'est bien pour toi.

GABRIELLE
Merci. (A JOURDAIN.)
Oui… ça vous fait rire !

JOURDAIN
Ah !… oui, alors !… Je suis franc-maçon.

ETIENNE
T'es franc-maçon ?

JOURDAIN
Depuis dix ans. Tout de même, si des fois d'ici demain, puisque vous dites que ça porte bonheur… vous pouviez m'en faire bénir une pareille par le curé… eh ben !… mon Dieu, je ne serais pas opposé, histoire de voir.

GABRIELLE
Eh bien ! pour un franc-maçon !…

JOURDAIN
Je suis franc-maçon, mais je me réserve le droit d'être libre-penseur. Allons frangin, viens turbiner.

GABRIELLE
Ah ! non !… pas comme ça, change de chemise avant, celle-ci est en eau.

ETIENNE
Quel petit tyran.

JOURDAIN
A bientôt, patron.
(Ils sortent.)

LE BRISON
Oui. Quant à nous !… Eh ! bien, et votre tante ?… Il lui en faut un temps pour passer un cache-poussière !… C'est admirable ! c'est votre tante qui nous fait attendre.

GABRIELLE
(qui est allée à la porte par où est sortie Mme Grosbois )
Ma tante !

MADAME GROBOIS
(qui descend justement. )
Eh bien ! est-ce qu'on part?

LE BRISON
Comment, "est-ce qu'on part ! " Mais nous n'attendons que vous !

MADAME GROBOIS
Ah ! je vous demande pardon ! J'ai pensé que pour être par devant, j'aurais peut-être beaucoup d'air, alors j'ai profité de ce que j'étais là-haut pour mettre une petite robe plus chaude.

LE BRISON
Enfin, vous y êtes maintenant ?

MADAME GROBOIS
J'y suis.

LE VALET DE PIED
Monsieur de Châtel-Tarraut.

CHATEL-TARRAUT
(entrant et allant à Mme Grosbois. )
Monsieur Le Brison, je suis exaspéré.

MADAME GROBOIS
Non, c'est pas là !… En face, monsieur Le Brison.

CHATEL-TARRAUT
Oh ! pardon ! (A LE BRISON et lui serrant la main.)
Je suis exaspéré !

LE BRISON
Qu'est-ce qu'il y a encore ?

CHATEL-TARRAUT
Je ne peux plus circuler !… Depuis que vos sacrées automobiles ont envahi mes parages, depuis votre circuit du diable, je ne peux plus sortir mes chevaux !… Mes chevaux sont comme moi. Ils protestent, ils se cabrent, alors ils s'emballent. J'ai dû venir ici en voiture à âne.

LE BRISON
En voiture à âne ?

MADAME GROBOIS
Cent sous que j'aurais donnés pour voir ça !
(On rit.)

CHATEL-TARRAUT
Nous vivons à une sacrée époque. Et ce n'est pas tout !… Figurez-vous qu'on veut m'installer dans ma remise et c'est pour ça que je suis venu vous voir…

LE BRISON
Ah ! dites-donc, pendant que j'y pense, c'est au propriétaire que je m'adresse, cette salle où nous nous tenons toujours est très agréable, mais, là, quand on est près de ce mur, il vient une humidité !…

CHATEL-TARRAUT
Ah !

LE BRISON
Il doit y avoir une fuite dans votre citerne.

CHATEL-TARRAUT
Ma citerne ! quelle citerne ?

LE BRISON
Toute cette construction, là, derrière ce mur, ce bloc de bâtisse, sans fenêtre ni ouverture; ce n'est pas une citerne ?

CHATEL-TARRAUT
Ah ! elle est bonne ! Ah ! mon Dieu, qu'elle est bonne !

LE BRISON
Qu'est-ce que vous avez ?

CHATEL-TARRAUT
Une citerne ! Mais il n'y a jamais eu de citerne ! Je ne vois pas une orgie dans une citerne !…

TOUS
Une orgie ?

CHATEL-TARRAUT
Oui !… ça, c'est ce que mes ancêtres avaient surnommé la "Chambre Ardente". Ah ! elle en a vu !…

MADAME GROBOIS
Des messes noires ?

CHATEL-TARRAUT
Noires et de toutes les couleurs.

TOUS
Oh !…

CHATEL-TARRAUT
On y pénétrait, mesdames et messieurs, par une porte secrète dissimulée dans la muraille. Il suffit de presser sur une des perles de la boiserie. Ah ! que je vous signale un point capital et suggestif… Au fait, non, vous n'avez qu'à consulter les archives du château, elles sont dans la bibliothèque. Maintenant, à moi ! voici donc ce qui m'amène !…

LE BRISON
Ça va être long ?

CHATEL-TARRAUT
Une seconde. Sous prétexte que j'occupe une situation officielle, que je suis maire, on veut de nouveau me caser une automobile dans ma remise. Comme vous êtes un charmant homme, bien que vous soyez automobiliste…

LE BRISON
Oui, vous voulez caser l'auto chez moi.

CHATEL-TARRAUT
C'est cela même. Ces puanteurs chez moi, ça, non !

LE BRISON
Vous êtes bien aimable. Le propriétaire de l'auto s'appelle ?

CHATEL-TARRAUT
Il m'est recommandé par le ministre… (Avec mépris.)
Un ministre !…
Qu'est-ce que j'ai fait de sa carte ?

LE BRISON
Ça n'a pas d'importance. Je préviendrai le valet de pied. Il avertira Phèdre. Ainsi, quand votre monsieur arrivera…

MADAME GROBOIS
(qui attendait sur la terrasse avec GABRIELLE. )
Eh ! bien, vous qui me reprochiez de vous faire attendre !…

LE BRISON
Vous avez raison. (A Châtel-Tarraut.)
Qu'est-ce que vous faites, maintenant ?

CHATEL-TARRAUT
Je rentre.

LE BRISON
A âne ?

CHATEL-TARRAUT
Qu'est-ce que vous voulez, à âne ! Trois kilomètres. Je risque une insolation.

LE BRISON
Nous avons l'auto, nous allons vous jeter.

CHATEL-TARRAUT
Ah ! non, par exemple !

LE BRISON
Mais si, voyons. Vous verrez que vous aimerez ça !

MADAME GROBOIS
C'est ça, oui !… en auto !… en auto !…

CHATEL-TARRAUT
Mais non !… mais non !…

LE BRISON
Allez ! allez ! ne dites pas non.

CHATEL-TARRAUT
Voulez-vous me laisser !… Voulez-vous me laisser !

LE BRISON
Mais, sacristi ! De quoi avez-vous peur ?

CHATEL-TARRAUT
Non, non ! Ces machines avec lesquelles on se casse la figure !

LE BRISON
Mais où ça ?… Quoi !… Voilà dix ans que j'en fais, et il ne m'est jamais rien arrivé.

CHATEL-TARRAUT
Non, je ne veux pas.

TOUS
Mais pourquoi ?

CHATEL-TARRAUT
Parce que ça me dégoûte ! Parce que je n'aime pas ça !

LE BRISON
Mais, sacristi ! en avez-vous goûté ?

CHATEL-TARRAUT
Jamais !

LE BRISON
Eh! bien alors, vous n'avez pas le droit de dire que vous n'aimez pas ça ! C'est comme ces gens qui déclarent détester les grenouilles, parce qu'ils n'en ont jamais mangé !… Eh ! bien, mangez-en d'abord, vous les détesterez après.

CHATEL-TARRAUT
Non, non et non !

LE BRISON
Allons, allons, il ne sera pas dit que je vous aurai là, et que je n'aurai pas essayé de vous convertir. Avant ce soir, vous serez un chauffeur enragé.

CHATEL-TARRAUT
Non, non… laissez-moi !

LE BRISON
Allez, mesdames, à mon aide !

CHATEL-TARRAUT
Non, non, voyons !… D'abord, vous n'avez pas de place.

MADAME GROBOIS
Ça ne fait rien. On se. serrera.

CHATEL-TARRAUT
Votre auto est pour quatre. Avec le mécanicien, vous êtes au complet.

LE BRISON
Ne vous inquiétez pas. Madame restera.

MADAME GROBOIS
Hein ?

LE BRISON
Vous êtes déjà sortie ce matin! Vous pouvez céder votre place.

MADAME GROBOIS
C'est dégoûtant !

LE BRISON
Vous voyez, Madame Grobois se sacrifie avec joie. Allez! venez ! venez !

GABRIELLE
Venez, monsieur de Châtel-Tarraut !

CHATEL-TARRAUT
(entraîné. )
Je vous en prie, non !

LE BRISON
Vous adorerez ça ! Et c'est vous, maintenant, qui allez épouvanter les chevaux.
Vous verrez comme le point de vue change!

CHATEL-TARRAUT
Non ! non !
(On l'entraîne.)

MADAME GROBOIS
Voilà! on me plaque. On me laisse là comme un chien écrasé! Et Gabrielle n'a même pas eu un mot! C'est bien fait. Que suis-je ici? La tante d'un conducteur. Et dire que si la petite m'avait écoutée, nous aurions sans doute un hôtel à nous, des automobiles à nous et je passerais aujourd'hui pour sa mère! (Voyant PHEDRE qui entre de droite.)
En voilà une qui a bien mené sa barque!

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