ACTE I - SCENE VI



MADAME GROBOIS
GABRIELLE
(puis ETIENNE.)

GABRIELLE
La facture!… On était déjà venu trois fois. J'ai payé!

MADAME GROBOIS
Ah! mon enfant! Embrasse-moi.

GABRIELLE
Qu'est-ce que tu as?

MADAME GROBOIS
J'ai à te parler. (Entre Etienne, à gauche.)
A vous aussi, j'ai à vous parler. Ah! mes enfants!

ETIENNE
Qu'est-ce que vous avez?

MADAME GROBOIS
Savez-vous qui sort d'ici?

GABRIELLE
Oui! C'est une poire!

MADAME GROBOIS
Une poire? C'est vrai, d'ailleurs. Mais c'est Geoffroy Rudebeuf !

ETIENNE
Rudebeuf?

GABRIELLE
C'est Rudebeuf, ce monsieur-là?

MADAME GROBOIS
Oui. Et savez-vous ce qu'il est venu faire ici? La panne était un prétexte.

GABRIELLE
Prends garde! Tu sais comme il est jaloux.

MADAME GROBOIS
Laisse faire ta tante. Il est venu me déclarer ceci: "Dites à M. Etienne que s'il veut qu'on lui établisse une Rudebeuf pour courir…

ETIENNE
Quoi?

MADAME GROBOIS
…pour courir dans un mois le circuit de Bretagne, il ne tient qu'à lui !…"

ETIENNE
Nom de Dieu ! Ça n'est pas vrai ?

MADAME GROBOIS
Ce sont ses propres paroles.

ETIENNE
Ah! Nom de Dieu! Jourdain! Jourdain!

MADAME GROBOIS
Qu'est-ce que vous faites?

ETIENNE
J'appelle Jourdain, lui qui se payait ma tête! Jourdain !

MADAME GROBOIS
Attendez! Ce n'est pas tout!

ETIENNE
Pas tout ! Mais c'est donc le bon Dieu que cet homme-là ?

MADAME GROBOIS
Ce qu'il vous offre n'est rien, à côté de ce qu'il offre à Gabrielle!…

ETIENNE
A toi !… Il te connaît donc aussi ?

GABRIELLE
Le bon Dieu, tu sais, connaît tout le monde. (Bas, à Mme Grosbois.)
Tu fais une gaffe !

ETIENNE
Et qu'est-ce qu'il offre à Gabrielle? Tu t'en doutes, toi?

GABRIELLE
Non.

MADAME GROBOIS
Je vais vous le dire.

GABRIELLE
Pas la peine, je refuse.

MADAME GROBOIS
Tu es folle, mon enfant !

GABRIELLE
Non. Je m'en bats l'œil. Maintenant, si tu tiens absolument à user ta salive.

MADAME GROBOIS
Ah! Mais non! Je t'ai élevée et je suis ta tante! Regarde Etienne comme il est raisonnable.

GABRIELLE
Naturellement. Il ne se doute de rien.

ETIENNE
Non, mais je commence. Si c'est ce que je crois, je me trouve honoré.

MADAME GROBOIS
Ah! taisez-vous tous les deux. Je n'ai en vue que votre bonheur. Je vous défends d'en douter. Je vous aime, vous le savez, n'est-ce pas?

GABRIELLE
Tu 'nous aimes à ta façon. Nous avons la nôtre.

MADAME GROBOIS
Je ne vous ai jamais donné que de bons conseils. La preuve c'est que, lorsqu'il y a six mois, vous êtes venus me trouver en me disant: "Tante Grosbois, on se plaît, on veut se mettre ensemble", moi, je vous ai approuvés. Pourquoi? Parce que si je vous avais désapprouvés, vous vous seriez mis ensemble tout de même. Mais je vous ai prévenus. Je m'entends encore: "Mes petits, vous êtes ambitieux, roublards, et vous n'osez le dire ni l'un ni l'autre; si vous restez ensemble, vous êtes fichus. Au contraire, chacun de votre côté, vous pourriez arriver très loin, vous Etienne, parce que vous êtes dans l'automobile et que vous êtes une ficelle…"

GABRIELLE
Ça, c'est vrai !

MADAME GROBOIS
"Toi, petite, parce que tu es jolie. Et que, lorsqu'une femme qui est jolie ne tient pas à se marier, elle a le droit de tout attendre de l'existence". Et j'ai ajouté…

ETIENNE
Ah! ah!

GABRIELLE
(s'asseyant sur les genoux d'ETIENNE. )
Donne tes genoux, le gosse. Ne te fâche pas. Elle va dire des bêtises.

MADAME GROBOIS
Maintenant, pour ce que j'ai à vous dire, il vaudrait mieux que vous ne fussiez pas assis sur la même chaise.

GABRIELLE
Au contraire. Tu n'y connais rien!
(Elle embrasse ETIENNE.)

MADAME GROBOIS
GABRIELLE lève-toi ! (GABRIELLE se lève.)
Prends une chaise et ne bouge plus.
(Mme Grosbois s'assied entre GABRIELLE et ETIENNE.)

ETIENNE
Et vous avez ajouté?

MADAME GROBOIS
"Donc, rien d'irréparable entre vous, mais ne faites pas d'enfants. Ne faites pas de sentiment. A part ça, faites tout ce que vous voudrez. Le jour viendra où vous serez heureux d'avoir écouté la tante Grosbois et de reprendre votre liberté. " Eh bien ! ce jour est arrivé. Vous vous êtes aimés pendant six mois, et vous n'en aviez pas les moyens. C'est énorme !
C'est énorme ! Mais c'est fini. Voilà, mes chers petits ! (Elle leur prend les mains.)
Je vous aime bien.

ETIENNE
Patronne, vous n'êtes pas claire? Qu'est-ce que tout cela veut dire?

GABRIELLE
Ça veut dire, mon gosse, que M. Rudebeuf… si tu veux bien… te propose de courir…

MADAME GROBOIS
Tais-toi. Tu vas le dire très mal. Etienne, vous courrez dans un mois sur une Rudebeuf, c'est entendu. C'est irrévocable, c'est fait.

ETIENNE
Mais…

MADAME GROBOIS
Il n'y a pas de "mais"… C'est entendu ! Mais à Gabrielle… il offre dix mille francs par mois.

GABRIELLE
Comment?

MADAME GROBOIS
Oui, ma petite. Cent vingt mille francs par an, plus un hôtel.

ETIENNE
Elle est pommée!

MADAME GROBOIS
Un hôtel qu'il m'a supplié d'habiter avec toi. J'ai fini par accepter.

ETIENNE
Alors, quoi! Tu le connaissais? Il t'a fait la cour?

GABRIELLE
Je ne le connais que depuis avant-hier.

ETIENNE
Et on a pensé que je mangerais de ce pain-la ?

MADAME GROBOIS
Ah! Etienne, refusez de courir, si vous voulez, mais n'influencez pas
Gabrielle.

ETIENNE
Madame Grobois, regardez-moi. La prochaine fois que vous répéterez des propositions comme ça à Gabrielle, bien que vous soyez sa tante et que vous soyez une femme, parole d'honneur, je vous fous sur le caisson.

MADAME GROBOIS
Qu'est-ce que vous dites?

ETIENNE
Ce n'est pas que j'ai perdu la confiance en la môme. Mais dans tout ménage, il y a des discussions, des propositions comme ça; un jour d'orage, la petite peut perdre la tête.

GABRIELLE
Oh ! ce gosse !

ETIENNE
Sufficit, j'ai dit.

MADAME GROBOIS
Ah ! Taisez-vous à la fin. Pour qui nous prenez-vous ? Gabrielle est ma nièce, elle n'est pas votre femme. Vous n'êtes rien l'un pour l'autre, vous vous aimez, voilà tout.

ETIENNE
Eh bien ! c'est ce qui vous trompe; c'est ma femme !

MADAME GROBOIS
Quoi ?

GABRIELLE
Etienne !

ETIENNE
Ah ! tant pis !… il faut lui dire. Ça recommencerait tous les jours, cette histoire-là !

MADAME GROBOIS
Qu'est-ce… qu'est-ce que vous avez dit ?

GABRIELLE
Ma tante, on ne voulait pas te l'avouer pour ne pas te faire de la peine; mais on s'aimait, alors…

ETIENNE
Il y a deux mois qu'on est mariés, Valentine. (Il se met à genoux.)
Je suis votre neveu, donnez-moi votre bénédiction.

MADAME GROBOIS
Ah ! les cochons !…

ETIENNE
Amen !… Je vous remercie.
(Il se relève.)

MADAME GROBOIS
C'est moi qui les ai collés ensemble et ils se marient. Ah ! les cochons !…
(Elle s'effondre sur une chaise.)

GABRIELLE
Ma tante !…

MADAME GROBOIS
Je ne te connais plus.

ETIENNE
Laisse-la, les grandes douleurs sont muettes.

MADAME GROBOIS
Mariés ! C'est irréparable. Même avec le divorce, ça nous recule de cinq ans.

GABRIELLE
Ne te mets pas dans ces états-là. On t'aime bien et…

ETIENNE
Ce n'est pas ce qu'il faut lui dire. Ecoutez, mère Grosbois, vous êtes née en 1860…

MADAME GROBOIS
C'est une infamie !

ETIENNE
Ça ne sortira pas d'entre nous. Vous aviez dix ans au siège de Paris…

MADAME GROBOIS
Monsieur !…

ETIENNE
Ce n'est pas pour vous être désagréable. Vous en êtes donc restée à des choses de l'Empire : aux viveurs qui se ruinaient pour des cocottes, aux attelages à la Daumont; vous êtes du siècle du cheval.

MADAME GROBOIS
Et je m'en vante !… on avait une autre allure qu'aujourd'hui.

ETIENNE
On avait aussi d'autres idées. Si une fille de votre temps voulait réussir, elle n'avait qu'une chose à faire : se mettre grue.

MADAME GROBOIS
…ou écuyère, monsieur.

ETIENNE
Ou danseuse, c'est entendu. Entre se déclasser avec un miché de la haute ou être honnête avec un purotin de son rang, fallait qu'elle choisisse, aucun avenir avec des types comme nous. Un ouvrier alors mourait dans la peau d'un ouvrier.

MADAME GROBOIS
Eh ! bien… et aujourd'hui ?

ETIENNE
Non ! c'est changé ! Il y a le mécanicien, aujourd'hui,… et le mécanicien, c'est comme qui dirait le soldat de fortune. Ne vous mettez pas en peine pour votre nièce, un jour elle vous fera des rentes.

MADAME GROBOIS
Quoi ?

ETIENNE
Avec mon argent, car ça s'est vu qu'un jeune mécanicien, aux mains pleines de graisse, dix ans plus tard, recevait des ministres à sa table, servi par des queues de morue.

MADAME GROBOIS
Vous êtes à enfermer !

GABRIELLE
Tu as raison.

MADAME GROBOIS
Tu es à enfermer aussi.

ETIENNE
Blaguez ! Quand je lis 1' "Auto" ou "Paris-Sport" et que j'y dégote les exploits d'anciens coureurs à bicyclette qui triomphaient dans des Paris-Berlin, rien ne me semble impossible. Ils sont arrivés par l'énergie, par le sang-froid. C'est comme les hommes du Premier Empire ! Il y en a qui ont fondé des usines, qui font aujourd'hui gagner leur vie à des milliers d'ouvriers; quelques-uns sont décorés. Et où étaient-ils en partant ?… dans la crotte, comme moi.

MADAME GROBOIS
Vous avez l'intention d'être décoré ?

ETIENNE
J'ai toutes les intentions. Je m'autorise tous les rêves. Car je suis pratique, j'ai de la vaillance… et je suis un homme libre. Et c'est chic, ces choses-là; on a l'impression d'être un
Américain.

MADAME GROBOIS
Vous ferez dix mille francs par mois à ma nièce, n'est-ce pas ? Vous nous achèterez un hôtel, peut-être ?… Non, mais dites-le !… que je meure de rire. Allez, vous êtes mariés et vous avez raté votre vie.

ETIENNE
Enfin, on a une compagne qui est économe, espérante et gaie. Il peut vous tomber le tonnerre, on n'a jamais raté sa vie.

GABRIELLE
Bravo ! le gosse.

ETIENNE
Avec ça, qu'on ait de l'aventure, de la jeunesse et un peu de veine,… alors on grimpe l'existence en quatrième vitesse, on reste honnête et on se fout de tout.

MADAME GROBOIS
C'est bien. En attendant, je vous diminue de vingt francs par mois.

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