ACTE II - SCENE XIV



GABRIELLE
ETIENNE.

GABRIELLE
(qui, seule, n'a pas bougé. )
Etienne !

ETIENNE
Ma bonne amie !

GABRIELLE
Reste !
(GABRIELLE remonte un peu pour ne redescendre que quand tout le monde aura quitté la scène.)

ETIENNE
(à part. )
J'aurais pourtant bien voulu aller retirer la bague.

GABRIELLE
Qu'est-ce que vous faisiez là, tous les deux, tout à l'heure ?

ETIENNE
Qui?

GABRIELLE
Qui ?… Toi et Phèdre, naturellement, pas Fallières.

ETIENNE
Quand ?… Ah ! là, tout à l'heure, on causait.

GABRIELLE
Ah !

ETIENNE
Oui, au sujet de la course de demain; ainsi, tu vois !… Elle s'informait, elle me demandait si le purgeur de la pompe à engrenages expulsait avec facilité sans l'aide du tamis…

GABRIELLE
Le purgeur de la pompe ?…

ETIENNE
Oui, le purgeur de la pompe, et si, pour éviter tout échauffement, la bande de cuir qui recouvre le cône…

GABRIELLE
C'est pas vrai !

ETIENNE
Quoi ?

GABRIELLE
Le purgeur !… le cône ! elle ne sait même pas ce que c'est. Tu mens!

ETIENNE
Moi ?

GABRIELLE
Oui, toi ! quand tu me regarderas, les bras croisés… dans le dos!…

ETIENNE
(écartant les bras. )
Moi, j'ai les… oh !
(Il remet -vivement les bras derrière son dos.)

GABRIELLE
Qu'est-ce qu'il y a?

ETIENNE
Rien ! (A part)
Sacrée bague, va !

GABRIELLE
Si tu crois que je n'ai pas vu à ta tête, immédiatement !… Tu étais tout rouge.

ETIENNE
J'étais rouge, moi ?

GABRIELLE
Oui, tu étais rouge.

ETIENNE
Si j'avais été pâle, ça t'aurait embêtée aussi ?

GABRIELLE
Je te connais, tu sais ! Si tu crois que je ne lis pas sur ton visage, tout de suite.
Et tu avais un air bête !

ETIENNE
Oh !

GABRIELLE
Au moins, Phèdre, elle est plus maligne ! c'est une femme! elle n'a eu l'air de rien. Mais toi, personne ne te demandait l'heure qu'il était, et tu t'es cru obligé de me dire : "Voilà! on causait!… on causait! " Ah! oui, on causait!… Et de quoi? Voilà ce que je voudrais savoir.

ETIENNE
Oh ! ben, je t'ai dit, de choses…

GABRIELLE
Des cochonneries, oui !

ETIENNE
Oh !

GABRIELLE
Eh bien ! prends garde, mon petit ! tant que j'ai pu croire qu'il n'y avait pas de danger, Phèdre pouvait te reluquer avec des yeux de merlan frit et essayer de te faire du plat, je ne disais rien; mais du moment que tu rends et que tu marches au boniment, ah! non! halte-là ! fini de rire !

ETIENNE
Allons, voyons, tu es folle. (A part.)
Oh! la bague.

GABRIELLE
Je suis folie, mais j'y vois clair.

ETIENNE
(à part. )
Nom. d'un chien, elle glisse !

GABRIELLE
C'est si dégoûtant, les hommes ! Il suffit qu'une femme cherche à leur plaire, elle a beau avoir, comme Phèdre, une poitrine de poulet, des bras d'araignée, un teint qui s'enlève avec une serviette !… du moment qu'elle a des bijoux, des cheveux teints, des toilettes!…

ETIENNE
(à part. )
Nom d'un chien! je l'ai dans les reins!
(Pour empêcher la bague d'aller plus loin, il cambre les reins et fait sortir le torse.)

GABRIELLE
Qu'est-ce que tu as?… tu es malade?

ETIENNE
Mais non, pourquoi ?

GABRIELLE
Pourquoi est-ce que tu te contorsionnes comme ça?…

ETIENNE
Moi? mais non… (A part.)
Oh!… elle glisse!…

GABRIELLE
Mais tu es ridicule, voyons! rentre ça!…

ETIENNE
Hein!… oui, non, attends, je reviens, je reviens!…

GABRIELLE
Où vas-tu ?

ETIENNE
Quelque chose que j'ai oublié de dire à Jourdain !

GABRIELLE
Veux-tu rester là ! tu iras parler à Jourdain quand j'aurai fini.

ETIENNE
(à part. )
Oh ! si je pouvais la pincer.

GABRIELLE
Oui, des toilettes, voilà avec quoi on vous prend ! Eh bien ! moi aussi, je pouvais en avoir, si j'avais voulu, des toilettes !

GABRIELLE
C'est pas malin ! on me l'offrait, tout ce luxe ! Je n'avais qu'à dire un mot. Et, sans me vanter, tu sais, entre Phèdre et moi, à toilettes égales, on aurait vu laquelle aurait bouffé l'autre.

ETIENNE
Tiens, parbleu!… (A part.)
Oh! garce de bague!

GABRIELLE
Si j'ai refusé tout ce luxe, c'est parce que je t'aime; alors, si tu devais me tromper à cause de ça, ah ! vois-tu, à cause de ça !… ce serait abominable !

ETIENNE
Je ne te tromperai jamais à cause de ça.

GABRIELLE
Oh ! tu sais, à cause de ça ou à cause d'autre chose !

ETIENNE
Mais non, voyons, à cause de rien, à cause de rien !

GABRIELLE
Ah çà ! quoi, tu es souffrant ?

ETIENNE
Mais non!

GABRIELLE
Eh bien alors, cesse de te tortiller.

ETIENNE
Ah !

GABRIELLE
Quoi ?

ETIENNE
(repliant vivement la jambe gauche, à part. )
Ça y est, je l'ai dans le jarret.

GABRIELLE
Mais qu'est-ce que tu as encore ?

ETIENNE
Rien, une crampe, le coup de fouet !

GABRIELLE
Eh! bien, étends la jambe au lieu de la replier, étends la jambe.

ETIENNE
Non, non ! ça va bien comme ça.

GABRIELLE
Mais non, voyons ! quand tu resteras là, sur une patte, comme une grue! Etends la jambe, je te dis.
(Elle tire ETIENNE par un bras; ce qui lui fait perdre l'équilibre, la bague tombe de la jambe de son pantalon.)

GABRIELLE
Ah ! (Elle ramasse la bague.)

ETIENNE
Zut ! ça devait arriver.

GABRIELLE
Qu'est-ce que c'est que ça ?

ETIENNE
(voulant reprendre la bague. )
Ce n'est rien !

GABRIELLE
Comment, rien !… c'est une bague !

ETIENNE
Eh! bien, oui, là, c'est une bague! Après? je n'aurais pas la conscience tranquille quand je nierais… Eh! bien, moi, je te dis: "C'est une bague! "

GABRIELLE
Oui, je le vois !… une bague à Phèdre, naturellement.

ETIENNE
Une bague à Phèdre! Qu'est-ce que ça veut dire encore, ça ? une bague à Phèdre !… Comment aurais-je eu une bague à Phèdre dans mon pantalon.

GABRIELLE
Ah! c'est ce que je me demande! Je me demande même par où elle est entrée.

ETIENNE
C'est ça! alors, il n'y a que des bagues à Phèdre dans le monde. L'univers regorge de bijoutiers, mais ils ne vendent que des bagues à Phèdre !… Tu n'admets pas que je puisse avoir une bague dans mon pantalon qui ait filé par un trou qu'il peut y avoir dans ma poche !… Non, c'est une bague à Phèdre !

GABRIELLE
Alors, à qui est-ce, si ce n'est pas à Phèdre!

ETIENNE
(répétant machinalement. )
A qui est-ce, si ce n'est pas à Phèdre ?

GABRIELLE
Tu n'as pas fini de faire l'idiot?

ETIENNE
Eh! bien, tant pis! je ne voulais pas te le dire, mais tant pis !

GABRIELLE
Vas-tu parler ?

ETIENNE
Voilà. Quand tu es entrée tout à l'heure, tu as remarqué que Phèdre et moi, nous nous sommes écartés, n'est-ce pas ?

GABRIELLE
Comment, vous vous êtes écartés ! mais je n'avais pas vu!

ETIENNE
Ah! Tu n'avais pas vu? Eh! bien, tu vois, je te dis même des choses que tu n'avais pas vues. Voilà comme je suis.

GABRIELLE
Oui ! et alors ?

ETIENNE
Alors, si nous nous sommes écartés, si j'avais l'air bête !… ah ! ingrate ! j'avais l'air bête ! Quand je m'occupais de toi… avec Phèdre ! Oui. pour cette bague !… et tu es arrivée là, juste au moment; ah ! j'ai eu l'air bête !

GABRIELLE
Qu'est-ce qui te prend ?

ETIENNE
Il me prend !… Il me prend que lorsqu'on veut faire une surprise à sa femme, à sa femme qu'on aime, quand on veut lui donner une bague, une belle bague…

GABRIELLE
Comment ! c'était pour moi ?…

ETIENNE
Non, si, enfin, c'était une surprise. Et tout à l'heure, je demandais à Phèdre si j'avais bien choisi !… Voilà mon air bête… tu vois !

GABRIELLE
Oh! mon chéri, c'est vrai?

ETIENNE
Et je me disais… : je la lui donnerai demain en souvenir de ma victoire! Demain, la belle bague, pas ce soir! rends-la moi.

GABRIELLE
Oh ! mon chéri, quel enfantillage !
(Elle la met à son doigt.)

ETIENNE
Oui, maintenant que tu l'as vue, tu la gardes, tu m'as enlevé un plaisir que je me promettais !… Il n'y a plus le plaisir de la surprise !… Il n'y a plus aucun plaisir !…

GABRIELLE
Voyons, au contraire!… je suis ravie!… c'est superbe! donne-moi l'écrin.

ETIENNE
Comment ?

GABRIELLE
L'écrin.

ETIENNE
Ah! l'écrin?… Certainement! quand… quand… je l'aurai… On l'a commandé… avec le chiffre.

GABRIELLE
Ah ! mon gosse ! Et comment est-il l'écrin ? en velours, en peau ? Qu'est-ce que tu as choisi ?

ETIENNE
La peau.

GABRIELLE
Oui, c'est plus distingué. Quelle merveille ! Tiens ! il faut que je t'embrasse.
(Elle l'embrasse.)

ETIENNE
(à part. )
Eh bien ! la gueule de Phèdre quand elle saura ça !

Autres textes de Georges Feydeau

Un fil à la patte

"Un fil à la patte" est une comédie en trois actes de Georges Feydeau. Elle raconte l'histoire de Fernand de Bois d'Enghien, un homme qui souhaite rompre avec sa maîtresse,...

Un bain de ménage

"Un bain de ménage" est une pièce en un acte de Georges Feydeau. Elle se déroule dans un vestibule où une baignoire est installée. La pièce commence avec Adélaïde, la...

Tailleur pour dames

(Au lever du rideau, la scène est vide.)(Il fait à peine jour. Étienne entre par la porte de droite, deuxième plan.)(Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce...

Séance de nuit

(JOSEPH PUIS RIGOLIN ET EMILIE BAMBOCHE Au lever du rideau, Joseph achève de mettre le couvert. Par la porte du fond, qui est entr'ouverte, et donne sur le hall où...

Par la fenêtre

Un salon élégant. Au fond, une porte donnant sur un vestibule : à gauche, premier plan, une fenêtre ; — à droite, second plan, une cheminée, surmontée d'une glace ; ...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024