ACTE II - SCENE. XVII



CHATEL-TARRAUT, MADAME GROBOIS, GABRIELLE

MADAME GROBOIS
(soutenant Châtel-Tarraut. )
Appuie-toi sur moi.

CHATEL-TARRAUT
(poussant un petit cri. )
Oh !… tiens !… c'est surtout quand je fais ça… que… oh !

MADAME GROBOIS
Eh ! bien, ne le fais pas.

CHATEL-TARRAUT
Ne le fais pas ! ne le fais pas ! tu es bonne, toi !

MADAME GROBOIS
Tiens, assois-toi là.

GABRIELLE
(arrivant de droite. )
A la bonne heure ! Vous voilà d'aplomb.

CHATEL-TARRAUT
Oh ! d'aplomb, ça dépend; si je fais seulement ça !… oh !

MADAME GROBOIS
Mais, nom d'une pipe! puisque tu sais que ça te fait mal, ne le fais pas !

CHATEL-TARRAUT
Mais, nom d'une pipe aussi ! tu ne comprends pas que quand on a mal quelque part, on éprouve le besoin de constater tout le temps.

MADAME GROBOIS
Ah ! mais, si c'est par plaisir !… vas-y mon ami, vas-y !

CHATEL-TARRAUT
(haussant les épaules. )
Par plaisir, oh !

GABRIELLE
Où est Etienne ? Tu n'as pas vu mon Etienne ?

MADAME GROBOIS
Ton Etienne, non, à son garage, sans doute.

GABRIELLE
Ah ! peut-être, oui.

MADAME GROBOIS
(à Châtel-Tarraut. )
Qu'est-ce que tu as ?

CHATEL-TARRAUT
Il fait froid, j'ai la fièvre.

MADAME GROBOIS
Tu n'as rien du tout. Si tu as froid, c'est à cause de la citerne.

CHATEL-TARRAUT
La citerne !… Je t'ai déjà expliqué que c'était une chambre ardente.
Une chambre ardente, ça ne peut pas vous donner froid. (Frissonnant.)
Ah ! j'ai la fièvre.

MADAME GROBOIS
Qu'est-ce qui se passait là-dedans ?

CHATEL-TARRAUT
C'est une invention de mon aïeul, Hugues, le philosophe. Comme il était trop vieux pour profiter de son droit de jambage, il dispensa de ce devoir ses vassales, à condition… (Il rit.)
Ouf ! que j'ai mal quand je ris.

MADAME GROBOIS
Eh ! bien, ne ris pas !

CHATEL-TARRAUT
A condition qu'elles vinssent consommer dans cette chambre leur nuit de noces. Il inventa, à cet effet, un système de glaces… Ah ! qu'elle est bonne !… Ouh ! que j'ai mal !

MADAME GROBOIS
Un système de glaces !… Dans quel but ?

CHATEL-TARRAUT
Dans le but de tout voir sans être vu.

GABRIELLE
Oh ! c'est dégoûtant !

MADAME GROBOIS
J'ai déjà entendu parler de ça !

CHATEL-TARRAUT
Oui, l'invention est tombée dans le domaine public. Et si tu savais ce qu'il faisait quand il n'avait pas de vassales !

MADAME GROBOIS
Qu'est-ce qu'il faisait ?

CHATEL-TARRAUT
Il invitait dans la chambre nuptiale un ami dont la femme lui plaisait.

GABRIELLE
Oh !

CHATEL-TARRAUT
Ça doit marcher encore. Il suffisait d'appuyer sur la corne de cette licorne.

MADAME GROBOIS
(indiquant une des deux licornes. )
Celle-ci ?

CHATEL-TARRAUT
Oui. Aussitôt tandis qu'ici, automatiquement, tous les orifices se bouchaient, que la nuit se faisait cette fresque-là, qui n'a l'air de rien, devenait transparente. Alors, ce qu'on pouvait voir !… non ! mais ce qu'on pouvait voir !

MADAME GROBOIS
Vrai ? Je veux voir ça.

CHATEL-TARRAUT
Il n'y a plus rien, maintenant. Que verrait-on ici? Les volets se fermer, l'obscurité se répandre, et après? Là, tout est éteint; éteinte la chambre, éteints les ancêtres. Ce n'est plus qu'un mur derrière lequel il s'est passé quelque chose.

MADAME GROBOIS
Eh bien ! tous les monuments historiques en sont là et pourtant on les visite. Tu n'as jamais eu la curiosité ?

CHATEL-TARRAUT
Si, c'est même pour avoir, il y a vingt ans, eu cette curiosité que j'ai dû me séparer de Madame de Châtel-Tarraut.

MADAME GROBOIS
Ah ! comment ça ?

CHATEL-TARRAUT
Elle s'était mise au lit avec son notaire.

GABRIELLE
Ah ! elle est bonne, cette fois, elle est bonne !

CHATEL-TARRAUT
Merci, ma chère enfant.

MADAME GROBOIS
Le notaire! Tu m'avais dit le sous-préfet.

CHATEL-TARRAUT
Non. Le Sous-Préfet, c'était la première fois.
(Cependant, Mme Grosbois va presser sur la corne de la licorne. Immédiatement, les volets de la terrasse se ferment, la chambre devient noire, puis aussitôt, dans l'épaisseur de la muraille, une partie pleine s'enfonce et l'on aperçoit la chambre ardente éclairée et sur un lit de face, PHEDRE et ETIENNE amoureusement enlacés.)

MADAME GROBOIS
Ah !

CHATEL-TARRAUT
(sur son fauteuil. )
Qu'est-ce qu'il y a ?

GABRIELLE
Oh ! oh ! Soleilland !

MADAME GROBOIS
Parbleu ! ça devait arriver !

CHATEL-TARRAUT
(essayant de se lever. )
Ah ! mon Dieu !… oh ! oh !… oh ! ma douleur !
Ne regardez pas ! Je sais, par expérience…

GABRIELLE
Oh ! le misérable, le traître ! où est la porte ?

CHATEL-TARRAUT
Fermée, au verrou !… ne regardez pas !… appuyez sur l'autre licorne !

GABRIELLE
Arrêtez-le !… arrêtez-le !

MADAME GROBOIS
Hein ! tu le vois ! tu le vois !

CHATEL-TARRAUT
Je vous en prie, ne recardez pas !
(Elle a grimpé sur le canapé qui est contre la fresque et se trouve ainsi à la hauteur du tableau, elle frappe à coups de poings sur la glace.)

GABRIELLE
(frappant sur la glace. )
Veux-tu finir, Etienne, veux-tu finir !

CHATEL-TARRAUT
Si vous croyez qu'ils vous entendent.

GABRIELLE
(frappant plus fort. )
Veux-tu finir !

MADAME GROBOIS
(frappant avec elle. )
Voulez-vous finir !
(A ce moment, les coups de GABRIELLE ont dû être perçus de l'autre côté, car on voit le groupe anxieux prêter l'oreille. Tout ce qui suit de la part de PHEDRE et d'ETIENNE doit être exprimé par les jeux de physionomie et le mouvement des lèvres, car le public ne peut les entendre.)

ETIENNE
On a frappé par là.

PHEDRE
Où ça ?

ETIENNE
(indiquant la place où est GABRIELLE. )
Là !
(Ils restent immobiles à écouter.)

GABRIELLE
Oui, c'est moi, moi ! misérable ! Je te vois, infâme voyou !

CHATEL-TARRAUT
Allons, voyons ! oh ! oh ! oh ! mes reins !

PHEDRE
Mais non, il n'y a rien.

ETIENNE
Tu crois ?

GABRIELLE
Si !… si !… il y a moi !… je suis là !

PHEDRE
(l'attirant à elle. )
Ah ! mon chéri.

GABRIELLE
Encore ! (Frappant de plus belle.)
ah ! non, assez ! assez !

CHATEL-TARRAUT
Madame Chapelain, je vous en prie ! Ça n'est pas un spectacle… oh ! mes reins !

ETIENNE
(se redressant. )
Tiens ! tiens ! on frappe encore !
(Il saute hors du lit.)

PHEDRE
Mais où ! où !

ETIENNE
(qui est arrivé contre le mur, nez à nez avec sa femme qu'il ne voit pas. )
Mais là, tiens ! c'est ici.

PHEDRE
(qui est allée le rejoindre. )
Mais tu es fou ! comment veux-tu ?
(Ils écoutent.)

GABRIELLE
(frappant. )
Oui, c'est moi ! c'est moi ! Je vais t'arracher les yeux !

MADAME GROBOIS
(frappant. )
Hein ! ton Etienne ! Tu le vois, ton Etienne ?

CHATEL-TARRAUT
Madame Chapelain, je vous en supplie… ah ! mon Dieu, j'avais bien besoin…

GABRIELLE
(frappant. )
Etienne ! Etienne !

ETIENNE
Là, tu entends !

PHEDRE
Mais non, regarde ! Il n'y a rien, personne ne peut nous voir… Allons, viens !
(Elle l'entraîne vers le lit.)

GABRIELLE
Ah ! non, non, je ne veux pas ! Arrêtez-les, arrêtez-les, monsieur Châtel-Tarraut.

CHATEL-TARRAUT
(qui est arrivé à se lever. )
Oh ! oh !… ah ! nom d'un chien ! en voilà assez !…

GABRIELLE et MADAME GROBOIS
(frappant. )
Etienne ! Etienne !

CHATEL-TARRAUT
(qui est allé péniblement jusqu'à l'autre licorne. )
Allons ! Allons ! assez comme ça ! fini !
(Il presse sur la corne de l'autre licorne, la transparence disparaît. Après quoi, les volets se rouvrent et le jour revient.)

MADAME GROBOIS et GABRIELLE
Oh !

GABRIELLE
Non ! non ! ne fermez pas ! Je veux les voir, je ne veux les laisser comme ça !

CHATEL-TARRAUT
Non ! ça suffit.

GABRIELLE
Ah ! les misérables ! les misérables !

MADAME GROBOIS
Hein ! ta tante ! hein ! ta tante ! Est-ce qu'elle y voyait clair quand elle te disait : Rudebeuf, pas Etienne !

GABRIELLE
Oh ! mais il me le paiera ! il me le paiera !

CHATEL-TARRAUT
Allons, calmez-vous ! vous vous exagérez peut-être les choses. Ainsi moi, quand le sous-préfet…

GABRIELLE
Ah ! vous ! fichez-nous la paix !

CHATEL-TARRAUT
(interloqué. )
Hein !… Comment ?

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