ACTE I - SCENE V



RUDEBEUF
MADAME GROBOIS

MADAME GROBOIS
Vous m'avez excusée, monsieur. Mais quand on a un garage qui marche !… (RUDEBEUF se promène.)
Vous avez l'air contrarié ?

RUDEBEUF
Non, non.

MADAME GROBOIS
C'est au sujet de votre voiture ?

RUDEBEUF
Oui.

MADAME GROBOIS
Ah ! Evidemment, quand on veut se servir de sa voiture et qu'il vous arrive une panne ! Justement, aujourd'hui, qu'il fait si beau !… Vous avez là une sacrée panne, vous savez.

RUDEBEUF
Ah !

MADAME GROBOIS
Vous avez une rude veine d'être tombé sur une maison comme la mienne. Tout autre garage vous aurait gardé votre voiture huit jours, et ça vous aurait coûté cinq cents francs !…

RUDEBEUF
Tandis que vous ?

MADAME GROBOIS
En quarante-huit heures, on vous réparera votre voiture et ça ne vous coûtera que trois cent cinquante francs.

RUDEBEUF
Et quelle est la réparation ?

MADAME GROBOIS
Le cône d'embrayage.

RUDEBEUF
Madame Grobois, vous vous payez ma tête.

MADAME GROBOIS
Comment ?

RUDEBEUF
C'est dans la famille, d'ailleurs.

MADAME GROBOIS
Vous trouvez que trois cent cinquante francs ?…

RUDEBEUF
Je vous les donnerai. La question n'est pas là. Vous pourrez même, bien que ça me gêne un peu, garder la voiture quarante-huit heures.

MADAME GROBOIS
Il faut au moins ça !

RUDEBEUF
A la condition qu'on n'y touche pas.

MADAME GROBOIS
Hein ! pourquoi ?

RUDEBEUF
Parce qu'elle n'a rien du tout.

MADAME GROBOIS
Eh bien ! Et votre panne ?

RUDEBEUF
Je n'ai jamais eu de panne.

MADAME GROBOIS
Quoi ?

RUDEBEUF
C'était un prétexte, comme hier les lunettes, et comme d'ailleurs un manteau de tussor que je viens de payer cent soixante-quinze francs.

MADAME GROBOIS
C'est le prix.

RUDEBEUF
Non ! Mais ça ne fait rien. Et tenez, ce n'est plus à madame Grobois que je m'adresse, c'est à Irène de Priedieu.

MADAME GROBOIS
Lysieux.

RUDEBEUF
Lysieux, soit ! Eh ! bien, Irène, si je suis ici, c'est que vous avez une nièce d'autant plus exquise qu'elle a une façon de se moquer du monde…

MADAME GROBOIS
Pas un mot de plus.

RUDEBEUF
Gomment ?

MADAME GROBOIS
Asseyez-vous, j'ai compris.

RUDEBEUF
Je vois que ça ira tout seul.

MADAME GROBOIS
Oh ! ne croyez pas ça ! ça n'ira pas tout seul. J'adore cette enfant-là, moi. Elle n'a plus son père. D'ailleurs, elle n'a jamais su qui c'était. Sa mère jeune encore et…

RUDEBEUF
C'est vous…

MADAME GROBOIS
Euh !… Oui. Quant à son père, n'en parlons pas. Elle est fille de père inconnu.

RUDEBEUF
Ah ! elle ne sait pas que…

MADAME GROBOIS
C'était un chef de gare.

RUDEBEUF
Vous dites qu'il était inconnu !

MADAME GROBOIS
J'appelle "père inconnu" un père qui n'a pas reconnu sa fille. Cette enfant n'a donc plus que moi. Elle a dix-neuf ans et elle a déjà fait une bêtise. Ce mécanicien dont je vous parlais…

RUDEBEUF
Oui, oui.

MADAME GROBOIS
Mon Dieu ! c'est une bêtise qui a une excuse : l'amour. Si ma nièce faisait une bêtise avec vous, elle serait inexcusable !

RUDEBEUF
(s'inclinant. )
Je vous remercie.

MADAME GROBOIS
Dame ! je suis franche et je connais la vie !… J'ai eu trente-neuf ans il y a deux ans. Il faudra même qu'un jour je me décide à en avoir quarante.

RUDEBEUF
Rien ne presse.

MADAME GROBOIS
C'est mon avis. Vous pensez bien qu'une femme comme moi n'est pas arrivée à mon âge sans avoir acquis de l'expérience !… Je n'ai cessé de répéter à ma nièce ceci : "Il y a deux choses dans la vie, d'abord l'amour qu'on éprouve, et c'est ce qu'il y a de plus agréable, mais c'est un luxe. Puis l'amour qu'éprouvent les autres, et celui-là donne le luxe. Commence par avoir le luxe, ensuite tu verras. " Après tout, c'est raisonnable, n'est-ce pas ?

RUDEBEUF
C'est même raisonnable avant tout.

MADAME GROBOIS
Ah ! si on m'avait donné ces conseils-là, à moi. Je n'en aurais pas été réduite, il y a un an, à accepter ce garage… que me laissait par testament M. Hector Malaunais.

RUDEBEUF
Tiens ! ce pauvre Malaunais, je l'ai très bien connu.

MADAME GROBOIS
Moi aussi !… Et pourquoi tout ça, monsieur ? Parce que je suis mal partie. J'ai tout de suite fait des dettes… On m'y a forcée. Tenez, je vais vous raconter une histoire.

RUDEBEUF
Vous croyez que c'est nécessaire ?

MADAME GROBOIS
C'est indispensable ! Un jour, une jeune lingère allait porter des chemises chez un Russe qui habitait le Grand Hôtel. Le Russe l'embrassa, lui offrit une voiture au mois, un appartement meublé et s'engagea à rester avec elle cinq ans.

RUDEBEUF
Oui. Eh bien ?

MADAME GROBOIS
Eh bien ! Au bout d'un mois, la jeune lingère était plaquée avec deux louis dans sa poche, et la voiture au mois.

RUDEBEUF
La voiture était payée ?

MADAME GROBOIS
Non. Heureusement, car le propriétaire de la voiture, un gros marchand de chevaux, qui, le lendemain, était venu lui réclamer le montant de la location, se mettait avec elle le soir même. Il la quitta comme un mufle, mais comme il lui avait appris à faire de la haute école, et qu'un jour, le Comte Amaury de Chatel-Tarraut…

RUDEBEUF
Madame Grobois, vos histoires me passionnent,. mais aujourd'hui…

MADAME GROBOIS
Je me résume… Je veux que ma nièce soit heureuse. Je me suis juré que son premier amant la mettrait à l'abri du besoin. En somme, son premier amant, c'est le mécanicien. Mais comme ce n'est que de l'amour, ça ne compte pas. Donc…

RUDEBEUF
Madame Grobois, n'insistez pas. Mes usines font chaque année pour dix millions d'affaires; et, personnellement, je gagne cinq cent mille francs par an.

MADAME GROBOIS
Vous?

RUDEBEUF
Oui. Je n'en ai pas l'air, n'est-ce pas ?… J'ai l'air d'un homme du monde.

MADAME GROSBOIS
Oh, oui.

RUDEBEUF
Je suis surtout un homme du monde. Et même pour ces affaires, j'ai un associé.

MADAME GROBOIS
Vous avez raison.

RUDEBEUF
Un petit associé, un secrétaire.

MADAME GROBOIS
L'important, c'est les cinq cent mille francs par an.

RUDEBEUF
Il n'y que ça qui compte. Eh! bien, si votre nièce consent à quitter votre garage, je lui achète un hôtel.

MADAME GROBOIS
A son nom?

RUDEBEUF
Ça va de soi. Je lui offre dix mille francs…

MADAME GROBOIS
Par semaine?

RUDEBEUF
Ah! non… par mois. Et le jour où je la quitterai, la somme rondelette de deux cent cinquante mille francs.

MADAME GROBOIS
J'habiterai avec elle ?

RUDEBEUF
Si vous voulez, mais je n'insiste pas.

MADAME GROBOIS
C'est à prendre ou à laisser.

RUDEBEUF
En ce cas, avec plaisir. Bien entendu, plus de jeune mécanicien.

MADAME GROBOIS
Hum! Ça sera dur.

RUDEBEUF
Vous ne voulez pourtant pas qu'il vienne, lui aussi, habiter avec nous?

MADAME GROBOIS
Je le voudrais que ça serait le même prix.

RUDEBEUF
Pas pour moi. Voyons, ça ne doit pas être bien difficile.

MADAME GROBOIS
Attendez, il y aurait un moyen.

RUDEBEUF
Lequel?

MADAME GROBOIS
Vous devez avoir beaucoup de relations, et dans tous les mondes?

RUDEBEUF
Dans presque tous les mondes, sans me vanter.

MADAME GROBOIS
Dans le monde de l'auto aussi?

RUDEBEUF
Ça je vous en réponds.

MADAME GROBOIS
Le rêve de ce garçon-là est de courir. Si, dans le prochain circuit…

RUDEBEUF
Vous croyez que ça lui ferait quitter la petite?

MADAME GROBOIS
Moi, je le crois.

RUDEBEUF
Alors, c'est fait.

MADAME GROBOIS
Vous auriez assez d'influence?

RUDEBEUF
Ce n'est pas pour vous épater, mais voici ma carte.

MADAME GROBOIS
"Geoffroy Rudebeuf"!… Comment, c'est vous, Geoffroy Rudebeuf?

RUDEBEUF
En personne. Et vous pouvez dire de ma part à M. Eienne que s'il veut qu'on lui établisse une Rudebeuf pour courir dans un mois le circuit de Bretagne, il ne tient qu'à lui.

MADAME GROBOIS
Geoffroy, je ne vous connais pas depuis longtemps, mais vous m'êtes extrêmement sympathique.

RUDEBEUF
Votre nièce, décidez-la!… Je reviens dans une heure.
(Il sort. GABRIELLE entre.)

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