ACTE I - SCENE III



LES MEMES, moins GABRIELLE.

JOURDAIN
Il y a une demi-heure que je suis là-dessous, moi ! L'allumage se fait bien, l'essence arrive. Ça se met en marche. Et il paraît que c'est une panne. J'comprends rien à cette panne, moi ! (A Mme Grosbois.)
Faudra que vous le disiez au client.

MADAME GROBOIS
C'est très ennuyeux ! : Un nouveau client ! Ça va le décourager.

ETIENNE
Tu es une gourde, mon petit Jourdain. Et vous, patronne, vous seriez louffe d'aller lui dire ça. Votre garage marche déjà assez mal. Pas la peine de rater une occasion.

JOURDAIN
Mais puisqu'on te dit que j' trouve pas la panne. J'sais y faire, peut-être.

ETIENNE
Un bon mécanicien doit toujours donner la raison d'une panne, surtout lorsqu'il ne la sait pas.

JOURDAIN
Mais…

ETIENNE
Ta clef anglaise !… Patronne, quand le client arrivera, vous lui direz avec le sourire : Monsieur, nous avons trouvé. C'est le cône d'embrayage.

MADAME GROBOIS
Qu'est-ce qu'il a, le cône d'embrayage ?

JOURDAIN
Il n'a rien !

ETIENNE
Il n'a rien. Raison de plus. Vous lui direz donc : c'est le cône d'embrayage qui patine. Dans quarante-huit heures, vous aurez votre voiture. Et vous ajouterez ce détail technique : c'est une réparation de 250 francs.

MADAME GROBOIS
Ah !

ETIENNE
D'ici demain soir, Jourdain, aura le temps de trouver ce qu'il y a.

MADAME GROBOIS
Etienne, vous êtes un garçon d'avenir.

ETIENNE
Je connais la partie, voilà tout.

MADAME GROBOIS
Si ça réussit, vous aurez dix pour cent.

GABRIELLE
(au fond. )
Ma tante, on te demande dans la remise. C'est pour la Charron.

MADAME GROBOIS
J'y vais.
(Elle sort.)

ETIENNE
Dix pour cent : 25 francs. J'offrirai une montre en argent à la gosse.

JOURDAIN
Tiens ! c'est les gens comme toi qui font dire : les mécaniciens sont des arrangeurs.

ETIENNE
Parle pas de notre partie. Tu n'y connais rien.

JOURDAIN
Je n'y connais rien ?… J'suis aussi bon mécanicien que toi !

ETIENNE
Meilleur ! Mais tu n'y connais rien. Toute ta vie, tu la passeras à découvrir des moteurs qui tapent, ou à retaper des chignolles loupées. Le mieux qui puisse t'arriver, c'est d'être un jour contremaître dans une usine ou bien chef de fabrication. Cinq cents francs par mois.

JOURDAIN
Je m'en contenterais.

ETIENNE
(avec mépris. )
Mécano, va !

JOURDAIN
Mais, nom d'une brique, c'est notre métier, à nous.

ETIENNE
Ton métier à toi, pas le mien.

JOURDAIN
Qu'est-ce que tu es de plus ?

ETIENNE
Rien encore. Mais attends que je sois dans une boîte qui marche, et tu verras ça.

JOURDAIN
A quoi ça te mènera ? T'es pas ingénieur !

ETIENNE
Ingénieur ? Tu connais un ingénieur qui ait fait fortune dans l'auto, toi?

JOURDAIN
Oui !…

ETIENNE
Dis voir.

JOURDAIN
En tout cas, c'est plus facile.

ETIENNE
Crois donc pas ça. Faudrait faire une invention et il n'y a plus d'invention à faire. Il n'y a que des perfectionnements. Pour ça, pas la peine d'avoir ses diplômes. Tiens ! sais-tu pourquoi je me suis mis dans l'auto, moi qui ai horreur de démonter un châssis ?

JOURDAIN
Tu n'aimes pas ça ?

ETIENNE
J'ai ça en horreur. C'est compliqué et ça pue la graisse. Je me suis mis là-dedans parce que je me suis dit : "Mon petit, tu es intelligent, tu n'as pas le sou et tu veux faire fortune. "(A Gabrielle qui est entrée.)
Tu n'es pas de trop, la gosse. "Eh! bien, il y a un métier d'autant plus épatant que, quand on est un peu verni, et qu'on sait y faire, il a tous les avantages d'une carrière libérale, c'est l'auto. "

JOURDAIN
Une carrière libérale ?

GABRIELLE
Une carrière libérale et un sport.

ETIENNE
Mais, mon vieux, l'auto, c'est pas un métier comme un autre, c'est encore trop neuf. En tous cas, ça n'est un métier manuel que pour les poires comme toi. Pour les autres, c'est une vocation, comme qui dirait une ambassade. A preuve tous les petits blancs-becs de famille qui font de l'intermédiaire, qui sont, dans les grandes baraques, troisième secrétaire de la direction, qui sont sous-chef du service commercial, c'est-à-dire chef des boniments, qui font leur persil au Bois sur des châssis afin d'épater leurs amis et connaissances. Mais c'est pour les empiler au profit des usines, Et comme l'auto, c'est aussi un sport, ça ne dégrade pas les vicomtes et ça ennoblit les bourgeois. C'est aussi chic que de faire du Champagne. Un monsieur qui a réussi dans l'auto, c'est pas un parvenu.

JOURDAIN
Qu'est-ce que c'est ?

GABRIELLE
C'est un sportman.

ETIENNE
Ce qui faut pour la partie, c'est ce qui te manque et que j'ai, moi : le culot, la fantaisie, le brio. Quand y vient une dame acheter un clou, je ne lui parle pas comme toi, l'autre jour, de cylindres, changement de vitesses, différentiel. Elle s'en fiche de tout ça. Elle n'y connaît rien. Mais je lui fais valoir la carrosserie. Je lui dis : "Tâtez ces coussins. Asseyez-vous, madame. Voyez ce petit nécessaire pour la beauté. Il y a tout sous la main. Et la couleur du drap. Le rêve pour le teint. Madame sera ravissante dans cette voiture-là. Voilà qui fera enrager les amies. "

GABRIELLE
C'est comme ça que, à la dame allemande, la semaine dernière, il a collé la Renault. Elle en était enchantée. Elle va rentrer avec ça à Berlin.

JOURDAIN
Un châssis de 1903, complètement usé ! Le piston crie comme un enfant.

GABRIELLE
Vous ne voudriez pourtant pas que pour quatre mille francs, on lui ait donné une voiture qui marche. Quoi !… C'est ce qu'on appelle une occasion.

JOURDAIN
A Berlin ? Elle n'arrivera pas à la frontière.

ETIENNE
La plains pas ! Ils nous ont pris l'Alsace-Lorraine. Moi, là-dessus, j'ai palpé quatre cents francs. Deux cents pour la gosse. Tiens ! Pige-moi sa bague !

GABRIELLE
Et c'est joli, deux rubis, faux.

JOURDAIN
Avec tes idées, qu'est-ce que t'attends ? Achète un complet chez un tailleur de la haute à la Belle Jardinière et fais de l'intermédiaire, comme les vieilles France qui sont purées.

ETIENNE
Non. Faudrait des relations. Et puis, j'espère mieux.

JOURDAIN
Quoi ?

ETIENNE
Mieux.

JOURDAIN
Dis-y voir.

ETIENNE
Je veux courir.

JOURDAIN
Qu'est-ce qu'il a dit ? Y veut courir ?

GABRIELLE
Oui.

JOURDAIN
Non, mais qu'est-ce que t'as dit ? Tu veux courir ?

ETIENNE
Oui ! Quoi, oui !

JOURDAIN
Courir, toi ? Ah ! laisse-moi transpirer. Et qui t'établirait une voiture ? Courir ! Toi qui es ignoré et qui turbines dans un hangar, quand il y a des centaines de costauds qu'ont fait leurs preuves, que le patron connaît, et qui se disputent ça dans les usines ! Courir ? alors, sur un tacot, pour la marque "Je crève et Cie".

ETIENNE
Je ne sais pas sur quoi je courrai, mais ce jour-là !…

JOURDAIN
Ce jour-là, tu te casseras la gueule !

ETIENNE
Ah ! ne dis pas ça devant la gosse. Elle est impressionnable.

JOURDAIN
Je le dis comme je le dis. Il y a le gros Henry qu'était comme toi. Y voulait courir. On lui a permis de représenter une marque d'essai. Personne n'osait cavaler dessus. Y s'est risqué. Au milieu du circuit y faisait du cent; le châssis a fondu. Y s'est assis sur son derrière. On a ramassé de la bouillie.

GABRIELLE
Etienne ! Je ne veux plus que tu coures.

ETIENNE
Andouille ! Je te l'avais dit : elle est impressionnable. Aie pas peur. Henry avait la cerise, moi, j'ai le pot de vernis.

JOURDAIN
T'as la berlue, oui ! Qu'on coure sur une Rudebeuf ou sur une Le Brison, à la bonne heure, on a encore des chances. T'espères pas qu'on va t'offrir ça dans le creux de la main ?
Courir !

ETIENNE
Oui, courir ! tu verras, je serai premier, on me portera en triomphe !

GABRIELLE
Oui, mon gosse. Et tu seras célèbre.

ETIENNE
Et je toucherai deux cent mille balles !…

MADAME GROBOIS
(du fond. )
Etienne, j'ai besoin de vous à l'atelier.

ETIENNE
J'y vais.

JOURDAIN
Deux cent mille balles ! Et avec ça ?

ETIENNE
Ça me suffit pour commencer.
(Il sort.)

JOURDAIN
(haussant les épaules. )
Courir !… Ils sont tous comme ça, l'espoir d'arriver d'un coup sans en fiche une secousse. S'il a jamais la bosse du travail, celui-là!

GABRIELLE
En attendant, il gagne plus que vous !

JOURDAIN
En attendant, y finira mal.

RUDEBEUF
(entrant. )
Tiens ! Elle était entrée de l'autre côté. Bonjour, mademoiselle.

GABRIELLE
Ah !

JOURDAIN
C'est le client de la panne. (A RUDEBEUF.)
Vous venez pour votre voiture ? Je vais appeler madame Grobois.

RUDEBEUF
Merci !

JOURDAIN(à GABRIELLE)
.
Dites donc, y vous fait de l'œil !

GABRIELLE
Et comment !
(JOURDAIN sort.)

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