ACTE I - SCENE VII



LES MEMES, plus un VALET DE PIED, puis AMAURY DE CHATEL-TARRAUT.

LE VALET
Garage Grosbois, s'il vous plaît ?…

MADAME GROBOIS
Oui, c'est ici.

LE VALET
Mon maître voudrait parler à M. Grosbois.

MADAME GROBOIS
M. Grosbois, c'est moi !

LE VALET
(interloqué. )
Ah !… bon. Je vais prévenir mon maître.
(Il sort.)

GABRIELLE
Tu vois, un équipage. La chance revient. C'est peut-être pour acheter la limousine.

MADAME GROBOIS
Va-t'en ! On nous offrait un hôtel… et tu as brisé ma dernière jeunesse. Qu'est-ce que je vais dire à M. Rudebeuf ?

ETIENNE
Rudebeuf, je m'en charge.

MADAME GROBOIS
Ah ! vous…

ETIENNE
Je m'en charge !… Viens, ma femme.
(Ils sortent.)

LE VALET
Il n'y a que Mme Grosbois, monsieur le Comte.

AMAURY
Ça va bien. Ah ! mon monocle !… Sacrée bique de bois de biche, je l'ai perdu.

LE VALET
Monsieur le Comte a dû le laisser dans la voiture.

AMAURY
Cherche et reviens… (Rappelant LE VALET.)
Psst ! C'est cette dame-là ?…

LE VALET
Oui, monsieur le Comte.

MADAME GROBOIS
Attention ! il y a un bidon.

AMAURY
Merci. Je suis une taupe quand j'ai perdu mon monocle. Je devrais me décider à porter un pince-nez. Qu'est-ce que vous voulez ? ça, et un parapluie… Je ne peux pas !… Je ne me trompe point, c'est bien une chaise ?

MADAME GROBOIS
Excusez-moi. J'aunais dû vous l'offrir.

AMAURY
Non, c'est pour installer cette jeune Carnivore.

MADAME GROBOIS
Oh ! un chien chinois. J'ai tout le pareil.

AMAURY
Oui, Rip. Je sais.

MADAME GROBOIS
Vous savez que j'ai un chien qui s'appelle Rip ?

AMAURY
Je ne suis même venu que pour ça.

MADAME GROBOIS
Comment, pour ça ? Vous ne venez pas pour m'acheter une voiture ?

AMAURY
Du tout. J'ai horreur de ces engins-là. Cela jette des vents et sue la malemort.

MADAME GROBOIS
Ah ! pardon !… Une belle limousine…

AMAURY
Madame, n'insistez pas. L'automobile est, avec le ministère actuel, le seul sujet qui excite mon indignation.

MADAME GROBOIS
Eh bien ! c'est ma veine !

LE VALET
Voici le monocle, monsieur le Comte !

AMAURY
Merci (Il l'ajuste.)
Ah ! madame, mes compliments. Je n'y voyais pas tout à l'heure. Je ne savais pas ce que je perdais.

MADAME GROBOIS
(minaudant. )
Oh ! monsieur.

AMAURY
Il me semble même que je vous ai vue quelque part. Vous ne m'avez jamais rencontré ?

MADAME GROBOIS
Je ne pense pas.

AMAURY
N'en parlons plus !… J'en viens à l'objet de ma visite. Cette jeune chienne, qui a trois ans, est arrivée à l'âge de reproduire. Rip, si je suis bien renseigné…

MADAME GROBOIS
Je suis désolée, monsieur, mais j'aime autant vous le dire tout de suite, mon chien n'est pas à vendre.

AMAURY
J'y mettrai n'importe quel prix ! Je ferai une folie !

MADAME GROBOIS
Non. Il a tous ses papiers. Je sais qu'il vaut très cher. Mais Rip est un souvenir et, plutôt que de m'en séparer, je laverais ma dernière breloque.

AMAURY
Alors, madame, prêtez-le moi.

MADAME GROBOIS
Comment ?

AMAURY
Une demi-heure : le temps que ces enfants se connaissent, comme dit la Bible… et je vous rapporte moi-même votre cavalier.

MADAME GROBOIS
Mais…

AMAURY
Je vous en supplie…

MADAME GROBOIS
Soit!

AMAURY
Ah ! Madame, je ne l'oublierai jamais ! (Il lui baise la main.)
Sapristi !

MADAME GROBOIS
Comment ?

AMAURY
Là, sous ce sein gauche…

MADAME GROBOIS
Eh bien ?

AMAURY
Vous n'avez pas sous le sein gauche un grain de beauté ?

MADAME GROBOIS
Hum ! Comment le savez-vous ?

AMAURY
Parbleu !… C'est là que je vous ai rencontrée !

MADAME GROBOIS
Quoi ?

AMAURY
Je me rappelle tout !… Vous en avez un autre à la jambe droite.

MADAME GROBOIS
Mais c'est très désagréable !…

AMAURY
Et vous n'êtes pas madame Grobois, vous êtes Irène de Lysieux.

MADAME GROBOIS
Ah !

AMAURY
La belle Irène !… celle qui m'a aimé pendant six mois !… qui m'appelait son petit
Hercule !…

MADAME GROBOIS
Je vous ai appelé Hercule!… vous?

AMAURY
En mil huit cent soixante-dix-sept, il y a vingt ans !

MADAME GROBOIS
Vingt ans?… c'était ma mère!

AMAURY
Rappelez-vous, le rez-de-chaussée de la rue de Miromesnil! Amaury…

MADAME GROBOIS
Hein ?

AMAURY
Amaury de Châtel-Tarraut.

MADAME GROBOIS
Qu'est-ce que vous dites ?

AMAURY
Le beau capitaine de Saumur.

MADAME GROBOIS
Pas possible!

AMAURY
Oui.

MADAME GROBOIS
C'est vous le capitaine si fringant, si… si !… c'est vous ?

AMAURY
Oui, Irène, c'est moi !

MADAME GROBOIS
Ah ! Mon pauvre Hercule, tu as bien changé.

AMAURY
Et toi donc !…

MADAME GROBOIS
Ah ! pardon !

AMAURY
C'est égal, si je m'attendais!… Toi, madame Grobois… Et dans un garage !… Ça t'amuse donc de vendre des autos ?

MADAME GROBOIS
Ça m'amuserait, si j'en vendais.

AMAURY
Tu sais, si je peux te rendre un service?

MADAME GROBOIS
Tais-toi !

AMAURY
Ah ! bien !
(Entre Gabrielle qui prend un phare, salue légèrement le comte et sort.)

MADAME GROBOIS
C'est ma nièce… Vingt ans!

AMAURY
Charmante ! Dire que tu étais comme ça, toi !

MADAME GROBOIS
Non, j'étais mieux. Je vais te chercher ton chien.

AMAURY
Je te remercie

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