ACTE PREMIER - SCÈNE VI



LVOV, IVANOV en manteau et en chapeau, CHABELSKI et ANNE-PETROVNA

CHABELSKI (sortant de la maison avec Ivanov et Anna Petrovna.)
Enfin, Nicolas, c'est inhumain… ! Tous les soirs tu nous laisses seuls. Nous en sommes réduits à nous mettre au lit à huit heures. Ce n'est pas une vie, c'est dégoûtant. Pourquoi astu le droit de sortir, et pas nous, dis, pourquoi ?

ANNA PETROVNA
Comte, laissez-le. Qu'il s'en aille…

IVANOV (à sa femme)
Tu voudrais sortir, malade comme tu es ? Il ne faut pas que tu quittes la maison après le coucher du soleil… Tiens, demande au docteur. Tu n'es pourtant plus un enfant. Allons, Aniouta, sois raisonnable… (Au comte :)
Et toi, qu'est-ce que tu veux ?

CHABELSKI
Je suis prêt à aller au diable, à me jeter dans la gueule d'un crocodile pourvu que je ne reste pas ici. Je m'ennuie ! Je suis abruti par l'ennui et j'abrutis tout le monde. Tu me laisses à la maison pour la distraire, et moi, je l'assomme, je l'exaspère.

ANNA PETROVNA
Laissez-le, comte, laissez-le ! Qu'il y aille puisqu'il s'y amuse.

IVANOV
En voilà des réflexions ! Tu sais très bien, Aniouta, que ce n'est pas pour m'amuser que j'y vais. Il faut que je discute cette affaire de traite.

ANNA PETROVNA
Je ne comprends pas pourquoi tu cherches à te justifier ? Vas-y, qui t'en empêche ?

IVANOV
Ah ! je vous en prie, assez de jérémiades ! Je trouve cette scène parfaitement déplacée.

CHABELSKI (d'une voix lamentable)
Nicolaï, mon ami, je t'en supplie, emmène-moi là-bas ! J'y verrai des filous et des imbéciles, cela me distraira peut-être. Depuis Pâques je ne suis pas sorti.

IVANOV (irrité)
Bon, viens ! Ah ! ce que j'en ai assez de vous tous !

CHABELSKI
Oui ? Merci, merci !… (Il prend Ivanov gaiement par le bras et l'entraîne à l'écart.)
Tu permets que je mette ton chapeau de paille ?

IVANOV
Oui, mais je t'en prie, dépêche-toi !
(Le comte entre en courant dans la maison.)

IVANOV
Ne plus les voir, ne plus les voir ! Mon Dieu, qu'est-ce que je raconte, moi ? Pardonne-moi, Aniouta, je te parle sur on ton impossible. Jamais cela ne m'est arrivé. Enfin… adieu, je rentrerai vers une heure.

ANNA PETROVNA
Kolia, mon chéri, reste à la maison !

IVANOV (avec agitation)
Ma chérie, mon amie, ma pauvre petite, je t'en supplie, ne m'empêche pas de sortir le soir. C'est cruel, c'est injuste de ma part, mais permets-moi de commettre cette injustice. La maison me pèse tellement ! Dès que le soleil se couche, mon âme est à la torture, je suis pris d'angoisse ; ne me demande pas pourquoi, je n'en sais rien. La maison m'est insupportable, je cours chez les Lébédev, et, une fois là-bas, c'est encore pire ; je rentre, et, de nouveau, l'angoisse me saisit, et ainsi toute la nuit… C'est à désespérer.

ANNA PETROVNA
Kolia… si tu essayais de rester quand même !… Nous causerons comme jadis… nous dînerons ensemble, puis nous ferons la lecture… Le vieux grognon et moi, nous avons étudié pour toi des tas de duos, tu verras… (Elle l'entoure de ses bras.)
… Reste !… (Pause.)
Je ne te comprends pas. Comme tu as changé depuis un an. Pourquoi ?

IVANOV
Je ne sais pas, je ne sais pas…

ANNA PETROVNA
Et pourquoi ne veux-tu pas que je sorte avec toi le soir ?

IVANOV
Tu tiens à le savoir ? Eh bien, je vais te le dire. C'est plutôt cruel, mais je préfère m'expliquer… Lorsque je suis tourmenté, je… je cesse de t'aimer. Je ne peux plus te supporter. Bref, il faut que je m'éloigne de la maison.

ANNA PETROVNA
Tu es tourmenté ? Je comprends, je comprends… Sais-tu, Kolia ? essaie donc de chanter, de rire, de te fâcher comme autrefois… Reste, nous allons bien rire, nous boirons des liqueurs et en un instant ton angoisse s'envolera. Veux-tu que je chante ? Ou bien, allons nous asseoir dans ton bureau, dans le noir, comme avant, et tu m'ouvriras ton cœur… Tu as des yeux si douloureux ! Je plongerai mon regard dans tes yeux et je pleurerai, et tous les deux nous serons soulagés… (Elle pleure et rit en même temps.)
À moins que… comment est-ce déjà, Kolia ? "Les fleurs renaissent chaque printemps, mais pas les joies." C'est bien ça ?… oui ?… Eh bien, pars, pars…

IVANOV
Prie le bon Dieu pour moi, Aniouta ! (Il fait quelques pas, s'arrête, hésite.)
Non, je ne peux pas !
(Il sort.)

ANNA PETROVNA
Pars…
(Elle s'assied devant la table.)

LVOV (arpentant la scène)
Anna Petrovna, faites-vous une règle : à six heures, vous devez rentrer et ne plus sortir jusqu'au matin. L'air du soir est humide, c'est très mauvais pour vous.

ANNA PETROVNA
À vos ordres.

LVOV
Je ne plaisante pas, vous savez. C'est très sérieux !

ANNA PETROVNA
Et moi, je ne veux pas être sérieuse.
(Elle tousse.)

LVOV
Ça y est, vous voyez bien, vous toussez déjà.

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